Au sommaire : la Tunisie résistante mais désarmée, les conquêtes musulmanes et conversions (suite) et l’État Islamique ( formule qui remplace dans la presse « le califat » ou « l’émirat ») est-il musulman ?
La Tunisie résistante mais désarmée
Après les attentats du Bardo, la résistance de la Tunisie est intellectuelle et morale :
pas de peur, la réaffirmation des principes de tolérance et de liberté. Mais concrètement le
pays est assez désarmé. Il y à cela des raisons historiques et géographiques.
L’histoire des 50 dernières années est celle d’une méfiance du pouvoir envers l’armée,
méfiance entretenue par les régimes militaires de l’Égypte et par les tentatives d’officiers
marocains de renverser Hassan II. L’armée tunisienne est donc faible, sous-équipée et n’a par ailleurs pas l’expérience de la guerre civile ou extérieure, contrairement à celle du Maroc, de l’Algérie ou de l’Égypte. L’autre bras armé du pays, la police, a été déconsidéré par l’usage qu’en a fait le régime de Ben Ali. Puis la révolution a ouvert les prisons, où croupissaient beaucoup d’islamistes, et les exilés de même tendance sont revenus au pays. Enfin pendant la période du gouvernement par les islamistes, certes modérés par rapport à d’autres, il y a eu longtemps une tolérance des salafistes qui leur a permis de s’implanter. Le slogan était alors «ils ont les mêmes idées que nous, mais nous, nous voulons les appliquer démocratiquement ».
La géographie aggrave cette faiblesse. Les deux voisins de la Tunisie sont l’Algérie et
la Libye. Côté algérien, l’armée assure coopérer avec la Tunisie, mais les djihadistes sont bien implantés sur le terrain, et les islamistes sont nombreux dans l’administration et les forces politiques gouvernementales. Côté libyen, c’est pire. Le pays n’est pas contrôlé, et les djihadistes tunisiens y trouvent une base arrière avec des armes et des camps d’entraînement.
Le nouveau président, Béji Caïd Essebsi, ne manque pas d’énergie et d’expérience dans
le domaine de l’ordre public, mais il ne pourra pas faire de miracles à court terme. Il a besoin de l’appui des pays amis et notamment la France. J’espère que cette dernière se montrera à la hauteur. Je note toutefois cette remarque du président tunisien dans une interview : « Nous avons besoin d’un enseignement pour le XXIe siècle, et c’est pour ça que nous avons envoyé en Amérique 400 de nos étudiants. Question : Pourquoi pas en France ? Nous les envoyons là où on les accepte, où on ne leur fait pas un procès d’intention. »
Il est navrant que la dérive islamophobe qui se répand en France touche les musulmans qui sont justement les plus déterminés dans la lutte contre l’islamisme. Même si on peut comprendre l’inquiétude française, il faut rester lucide et ne pas adopter une attitude contre-productive !
Par ailleurs tout cela rend encore plus nécessaire une action internationale en Libye,
action que l’Égypte réclame avec insistance, dont tout le monde reconnaît l’urgence, mais dans laquelle personne n’ose se lancer.
Conquêtes musulmanes et conversions, suite
Je reviens sur ma lettre du 16 mars, où je disais que les conversions à l’islam n’étaient
que très partiellement dues aux conquêtes, puisqu’il y a des centaines de millions de
musulmans dans les pays qui n’ont jamais été conquis, et d’importantes populations restées chrétiennes dans les zones conquises. Cela pendant quatre ou cinq siècles au Maghreb et 13 siècles au Proche-Orient, tandis que l’Europe centrale et balkanique était restée en grande majorité orthodoxe ou catholique malgré plusieurs siècles d’occupation turque.
Cette analyse très factuelle a suscité quelques protestations énergiques, certains
Occidentaux concevant mal que l’islam puisse être attractif intellectuellement, ce qui a
pourtant été le cas face à l’animisme en Afrique et à l’hindouisme dans le monde malais, et
l’est aujourd’hui très ponctuellement en Europe (des dizaines de milliers de cas, ce qui est une proportion très faible, mais une contribution non négligeable au djihadisme). Par contre je suis d’accord pour dire que les conversions du Proche-Orient et de l’Europe ex-turque ont des causes fiscales ou sociales, certes conséquences de la conquête, mais conséquences très lointaines puisqu’il a fallu un grand nombre de siècles pour qu’elles jouent.
L’arrière-plan de ces critiques est une confusion entre violence et contrainte religieuse.
Je m’explique : quand les Barbaresques razzient les villages méditerranéens, il s’agit de
violence à but commercial puisque l’on veut vendre les prisonniers, soit comme esclaves, soit à des oeuvres chrétiennes qui vont les rapatrier. Il s’agit d’autant moins d’en faire des
musulmans que la conversion à l’islam libère automatiquement l’esclave et prive donc le
prisonnier de toute valeur marchande. Même remarque en Afrique, dont certaines régions ont été très sauvagement dépeuplées, surtout au XIXe siècle en Afrique orientale, par des razzias arabes à l’issue desquelles une partie des populations était massacrée et le reste vendu comme esclaves … qu’il ne fallait surtout pas convertir.
Ces violences ont évidemment entraîné une vision très négative de l’islam et surtout
des Arabes chez les chrétiens et les populations subsahariennes de ces régions. Et il est
regrettable que l’épisode barbaresque soit souvent présenté dans les ports du sud de la
Méditerranée comme une période glorieuse, ce qui accroît encore l’incompréhension
réciproque. Mais, encore une fois, il s’agit de violences et non de conversions.
Violences, suite : l’Émirat islamique est-il musulman ?
Non, d’après la chaîne de télévision Al-Jezira. Pourquoi ? Il faut rappeler le contexte
de cette question :
– contexte politique : Al-Jezira est dans la mouvance des Frères musulmans. Or l’État
Islamique leur dispute l’étendard de l’islam et il est donc important de montrer que ce sont des imposteurs.
– contexte religieux : chacun a « son » islam, et les autres sont de « mauvais
musulmans », voire pas musulmans du tout. Les modérés insistent sur la tolérance, la non violence et l’apolitisme et pensent représenter « le véritable islam ». Les Frères estiment que cet islam modéré n’est pas le véritable, étant occidentalisé au nord, perverti au sud par le soufisme, par des rémanences de l’animisme, par le culte des marabouts et autres saints (voir notamment le film Timbuktu) ou « déviationniste » (les ibadites du Mzab et bien d’autres).
L’EI est du même avis, mais va plus loin : les chiites, et les musulmans sunnites qui ne se
rallient pas à lui (les Kurdes par exemple), ne sont pas, eux non plus, de vrais musulmans,
dont sont des apostats, donc il est licite de les tuer. C’est d’autant plus d’actualité que Kurdes et chiites viennent de reprendre environ un quart de terrain conquis par l’EI en Irak.
Al-Jezira « prouve » que l’EI n’est pas musulman en disant que ses références à l’islam
sont extrêmement sommaires, se résument à quelques slogans et « montrent une
méconnaissance totale de la religion ». La chaîne rajoute que ces slogans ont d’abord un but politique et de recrutement. On peut d’ailleurs remarquer qu’une bonne part des arguments de l’EI sont de type politique, voire nationaliste : « rendre aux sunnites leur prééminence d’antan », ce qui est compris en Occident comme une ambition mondiale se référant à une histoire mythifiée, mais qui est compris comme « ici et maintenant » en Syrie et en Irak où les sunnites sont soumis aux chiites. Bref, pour Al-Jezira, la véritable idéologie de l’EI serait un «nationalisme arabo-sunnite » dissimulé par leur « prétendu islam ».
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