La Syrie Poutine et l’EI : un problème mal posé

Depuis quelques semaines, il y a deux faits nouveaux importants : l’évolution en Turquie et l’offensive diplomatique de la Russie profitant de la recherche d’une solution à tout prix face à l’arrivée des réfugiés syriens en Europe. Parallèlement, la Russie renforce militairement sur le terrain le régime de Bachar al-Assad qui flanchait de plus en plus malgré l’appui de l’Iran et du Hezbollah libanais.

Rappelons que ces trois derniers, Bachar, l’Iran et le Hezbollah sont chiites. Certes Bachar est de la variante alaouite, mais il est bien obligé d’accepter l’orthodoxie chiite iranienne que ses alliés semblent lui imposer.

Cette guerre n’est pas celle que nous pensons

Cela nous rappelle que ce n’est pas tellement l’islamisme qui est en jeu lorsqu’on parle de l’EI, mais la résistance des sunnites à voir leur territoire soumis à des autorités chiites : celle de Bagdad et celle de Damas.

Or nos raisonnements n’en tiennent pas toujours compte. Pour des raisons tout à fait compréhensibles, la France et d’autres pays occidentaux mettent l’accent sur l’islamisme violent de l’EI, les attentats qu’il inspire en Occident et l’afflux des réfugiés. Mais, sur place, l’EI met plutôt l’accent sur le fait qu’il est un État sunnite libérant ses coreligionnaires de la tutelle des chiites, et un véritable État qui se soucie d’apporter, par exemple, l’eau et l’électricité à ses citoyens, contrairement à d’autres gouvernements de la région, ceux de Damas et de Bagdad pour commencer.

Je ne suis pas en train de chercher des excuses à l’EI, mais rappelle seulement des éléments fondamentaux que nous négligeons parce que ce n’est pas notre problème.

Que vient faire Poutine là-dedans ?

Poutine se pose en « superstar » (« super tsar » disent les humoristes) à l’ONU en appelant à une coalition anti EI rassemblant la Russie, Bachar, l’Iran et le Hezbollah, et un maximum d’autres États. Pourquoi ?

D’abord parce qu’il est en mauvaise posture : il subit les sanctions européennes suite à sa tentative de dépeçage de l’Ukraine (bien sûr légitime selon lui : la population locale parle russe etc. Mais c’est un autre sujet). Le prix du pétrole baisse, le rouble s’effondre, et, plus structurellement, il a mis en place un système économique de capitalisme de connivence qui enrichit ses amis, mais ne permet pas le développement réel du pays (on pourrait trouver certains points communs avec la Chine, l’Algérie etc.).

Pour tenter de sortir de ce mauvais pas, il fait un coup d’éclat en s’appuyant sur la peur du terrorisme et l’arrivée des réfugiés, et en marchandant son rôle « constructif » au Moyen-Orient contre une levée des sanctions européennes. Cela semble commencer à marcher.

Faut-il le suivre ?

Évidemment, beaucoup de gens sont gênés moralement. Poutine ne brille pas par son respect de la liberté et de la vie humaine, tant envers ses opposants qu’envers certaines minorités musulmanes de son pays. Et le fait que sa proposition commence par un soutien à Bachar, grand massacreur et un des créateurs de fait de l’EI, accroît la gêne. Il le sait parfaitement et répond que, pendant la deuxième guerre mondiale, les Alliés, Américains en tête, n’ont pas hésité à s’allier avec Staline.

Pourquoi peut-on considérer que Bachar a été, de fait, un des créateurs de l’EI ?

– parce qu’il a écrasé la tentative de « Printemps syrien » pacifique au début, et a envoyé une armée alaouite massacrer des sunnites. Certains disent même qu’il a favorisé discrètement la création de l’EI pour que ce dernier écrase les autres rebelles en les obligeant à se battre sur deux fronts, ce qui a largement réussi,

– puis en se gardant bien pendant plus de deux ans d’attaquer l’EI, d’une part pour se consacrer à la lutte contre les autres rebelles, et d’autre part pour se forger l’image d’un barrage contre les islamistes, ce qui commence à prendre.

Par ailleurs Bachar est largement à l’origine de la fuite des réfugiés par ses bombardements, notamment par les fameux barils d’explosifs et de ferraille qui tuent à l’aveuglette ; il serait d’ailleurs intéressant de voir de quelle région viennent les réfugiés, et la cause exacte de leur départ.

Bref l’alliance Poutine-Iran-Bachar n’est pas très motivante moralement. Vous pouvez objecter que les États sont des monstres froids qui n’ont pas à s’occuper de la morale. C’est une opinion.

Une autre objection à cette alliance est qu’elle donnera des arguments supplémentaires aux sunnites du reste du monde musulman de rallier l’État islamique pour se défendre contre les chiites. Poutine le sait également et c’est pour cela qu’il appelle à une alliance avec des Etats sunnites comme la Turquie et l’Arabie. Mais ces deux pays, surtout la Turquie, sont violemment anti-Bachar, qui est chiite et allié de l’Iran, respectivement leur rival et leur ennemi. Et la Turquie, qui héberge la plus grande partie des réfugiés, donne maintenant priorité à sa guerre civile contre les Kurdes. Quant à l’Arabie, son islamisme ne le cède en rien à celui de l’EI. Il est même probable qu’elle l’a soutenu au début, par solidarité islamiste et sunnite. Et maintenant elle est fort occupée au Yémen, où son armée mène des actions tout aussi massacrantes envers les civils que celles de Bachar.

Bref, même indépendamment de toute morale, il n’est pas certain que la voie choisie par Poutine soit la bonne.

La logique géographique

Revenons à la géographie humaine : en gros, Bachar règne sur la partie alaouite et sur quelques communautés chrétiennes ainsi que sur le « djebel druze », point fort de cette religion et autonome de fait semble-t-il, les Kurdes sur la partie kurde, l’État islamique sur la plus grande partie de la zone sunnite et les autres rebelles sur le reste de cette zone. Un compromis possible serait donc de laisser Bachar régner « chez lui » en contrepartie de cesser d’attaquer et bombarder les zones rebelles autres que l’EI, ce qui réduirait les départs de réfugiés. Parallèlement, la coalition actuelle devrait se battre réellement contre l’EI … sans Bachar, pour ne pas continuer à faire bénéficier l’État islamique de la solidarité sunnite face aux Chiites.

Yves Montenay
Echos du Monde Musulman n°265 – 30 septembre 2015

Egalement publié par Le Cercle Les Echos sous le titre « Syrie, reposons le problème »

4 commentaires sur “La Syrie Poutine et l’EI : un problème mal posé”

  1. Le problème peut donner lieu à des débats passionnants et … sans fin.

    J’avoue vous suivre sur votre jugement général au sujet de la Syrie et voudrait vous demander votre avis: la Syrie n’est elle pas objectivement dans le camp de l’EI, en fait?

    Si on considère un jeu à 3, Islamistes (les saoudiens, le golfe, Al Qaida, la Turquie), Chiite (Iran, Hezbollah), Baassistes (Syrie, EI), on a bien un triple combat.
    L’EI, dirigé militairement par des généraux de Saddam Hussein, sert les intérêts de la Syrie à tous les points de vue: il affaiblit ses vrais ennemis, et fait peur à ses ennemis de toujours, les islamistes arabes du sud qui financent la rébellion.

    D’autre part, l’union Syrie Irak est un projet séculaire, presque réalisé de fait. Là est le vrai projet national arabe historique, peut être, c’est ma théorie, celui qui ferait pendant à une vaste réorganisation spontanée de la région au bénéfice de la Turquie et de l’Iran.

    Les chiites ne combattent pas vraiment l’EI à ma connaissance, et l’EI sert surtout à terroriser l’Arabie Saoudite, dont l’armée, toute entière occupée à massacrer les civils chiites de son sud, pourrait avoir à s’inquiéter d’une confrontation pour le leadership sunnite.

    La vraie inconnue est la Turquie, qui est à la fois un soutien objectif de l’EI et un ennemi de la Syrie. Manifestement couverte par l’Otan d’Obama après la chute de l’avion russe, elle joue un jeu complexe, au moins autant que celui des américains…

    Pourrait elle changer de camp officiellement ? Après tout, un effondrement de l’EI signifierait la création d’un Kurdistan qu’elle ne veut pas, ça c’est sur.

    Une alliance EI Turquie explicite pourrait ainsi être catastrophique pour l’Arabie Saoudite, et nous sommes sur les terres ottomanes, et le Sultan avait reconnu l’indépendance de la Perse depuis longtemps mais jamais celle des arabes.
    On se retrouverait alors avant 14, l’Iran étant laissé en charge du golfe
    Le point de bascule est lié à l’alliance US/Seoud. Dénoncée en 2001, ce qui fut mal interprété jusqu’au départ d’Obama d’Irak, le retrait complet apparent des US pourrait aussi vouloir dire la fin de la belle dynastie qui est d’ores et déjà l’homme malade du moyen orient (20% de déficit budgétaire aujourd’hui).

    Que peut la Russie ? Ennemie historique des ottomans et des perses, elle se trouve bien seule. Tout comme le reste de l’occident, elle pourrait décider de ne rien faire, après tout, ce n’est pas nos oignons.

    Hussein Obama aurait donc changé bien des choses depuis le discours du Caire…

    1. Tout cela est évidemment possible… Et l’alliance de fait entre Turquie et l’EI moitié réalisée (voir mes autres articles). Et pour la Russie, au-delà du gain médiatique si important pour elle, peut-être une simple prise à échanger contre autre chose …
      Mais Edogan et Poutine ont un autre point faible : une mauvaise perception de l’importance des idées « occidentales » et du fonctionnement économique.

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