Les politiques linguistiques en histoire longue

Colloque « Géopolitique des Langues dans le Monde arabe »
Université Hassan II de Casablanca, 16 novembre 2016

Les politiques linguistiques en histoire longue
par Yves Montenay

Ce qui suit est tiré de mon intervention au colloque du 16 novembre 2016, organisé par le Groupe de Recherche en Linguistique, Communication et Médias de l’Université Hassan II de Casablanca. Ce colloque avait pour objet d’étudier la situation linguistique au Maroc à l’heure ou la darija (arabe dialectal comprenant de nombreux emprunts au français), les langues berbères et le français gagnent en importance, respectivement dans les médias, dans l’enseignement primaire et au lycée.

Précisions sur : La darija, enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère)

L’objet de ce qui suit était de faire partager aux enseignants-chercheurs présents au Colloque l’expérience d’autres pays, notamment européens, en matière de rapports entre langues différentes dans un même État, en distinguant les actions impulsées « de haut en bas » comme « de bas en haut ». Certes « Comparaison n’est pas raison », mais cela peut donner matière à réflexion.

Une première constatation est que les États ont eu à traiter deux questions distinctes : l’unification de langues voisines au bénéfice de la langue officielle et la cohabitation de langues très différentes.  Pour cela deux méthodes ont été employées : gérer les demandes du ou des peuples, par une action ascendante de « bas en haut », ou décider au sommet d’une politique et l’appliquer, au besoin par la contrainte, donc une action descendante, de « haut en bas ».

Nous commencerons par traiter du domaine francophone.

L’unification du domaine francophone : langues d’oïl et d’oc

Ce domaine francophone européen comprend la quasi-totalité de la France, le sud de la Belgique, l’ouest suisse et le Val d’Aoste en Italie. Certains processus peuvent évoquer ce qui s’est passé ou pourrait se passer au Maghreb.

Les origines

Le latin avait fait disparaître les langues celtes locales, étant à la fois la langue officielle de l’empire romain et la langue religieuse de l’église catholique, seule religion véritablement implantée.

Toutefois, la scolarisation étant très faible à l’époque, les peuples n’ont pas été en contact avec le latin écrit, mais avec la langue populaire, et notamment l’argot militaire, d’où une première divergence avec la langue classique.

Les siècles passant, les divergences se sont accentuées non seulement avec le latin, mais aussi d’une région à l’autre. L’église constatant que le peuple ne comprenait plus le latin, le concile de Tours (813) décide que les sermons seront en langue usuelle. Le serment de Strasbourg (842) est le premier texte écrit en roman, mais ce n’est que très progressivement que les écrits populaires se feront en langues locales. Ces langues romanes furent les ancêtres du français, de l’espagnol, du portugais etc. et le domaine francophone se divisa en langues d’oïl et langues d’oc (le « oui » du nord et celui du sud), les premières étant par exemple le vieux français, le picard ou le wallon, les secondes le provençal ou le gascon.

Une analogie grossière avec le Maghreb serait d’évoquer des darija et une langue religieuse toujours en vigueur ayant le quasi-monopole de l’écrit : le latin en France, l’arabe au Maghreb. Dans les deux cas l’évolution part du bas, du fait (je simplifie) de l’inexistence d’un Etat central ou du désintérêt des gouvernants pour les questions linguistiques populaires jusqu’à la Renaissance en France et jusqu’à la colonisation au Maghreb.

L’action des artistes et du pouvoir central

François Ier promulgue l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui impose le français pour les registres d’état civil et pour les actes juridiques. C’est l’unité administrative du royaume dans la langue du roi. Les termes abstraits ou techniques du latin sont transposés en français. Du Bellay publie Défense et illustration de la langue française. La Pléiade, groupe de poètes dont il est l’un des meilleurs, nous apporte ses poèmes à la fois profonds, harmonieux et magnifiquement construits. L’invention de l’imprimerie permet à ces nouveautés linguistiques, culturelles et religieuses de se diffuser et de s’implanter.

Plus tard l’époque classique voit la création de l’Académie française par Richelieu en 1634, avec pour mission de « rendre la langue française plus claire, d’en fixer l’usage, de la rendre apte à exprimer les sciences et les techniques ».

Le premier dictionnaire paraît en 1694, et les traités de grammaire et de bon langage se multiplient. L’action par le haut s’est conjuguée aux actions par le bas.

Le glissement des darija locales de langue d’oïl vers celle qui est devenue langue officielle s’est fait sans douleur, mais il a fallu plusieurs siècles.

Les difficultés

Il en va différemment pour les langues d’oc, plus éloignées du parler parisien et il faudra l’armée royale pour que le sud de la France soit rattaché au royaume, et l’évolution linguistique sera beaucoup plus lente.

Ce sera encore plus difficile pour les langues non romanes, basque, breton, alsacien, corse, qui subsistent dans une partie des populations locales, en générale âgées, mais dont les soutiens politiques sont relayés par Bruxelles, d’où les discussions actuelles sur la charte des langues locales. Ces langues ne touchent toutefois qu’une petite partie rapidement décroissante de la population.

En résumé, en France, comme dans les parties romanes de la Belgique et de la Suisse, l’évolution a commencé de « bas en haut », et s’est continuée « haut en bas » favorisée par l’école obligatoire en français, les épreuves guerrières (tous ensemble dans les tranchées pendant la première guerre mondiale) et une tradition centralisatrice bien outillée.  Il a fallu néanmoins plus de 400 ans pour que l’unité linguistique soit presque totale.

Le contre-exemple belge

Le fait que la proximité des langues compte beaucoup, déjà sensible en France, l’a été encore plus en Belgique : si l’histoire linguistique de la partie romane, la Wallonie, est analogue à celle de la France, il va tout autrement de la Flandre où les darija locales, d’origine germanique, étaient très différentes des dialectes romans. Si les classes supérieures flamandes ont adopté le français, la démocratie a donné le pouvoir aux Flamands majoritaires qui ont éliminé le français de leur territoire par des lois très discriminatoires, sauf à Bruxelles, francophone à plus de 85 % du fait de sa fonction de capitale. Mais les Flamands rappellent qu’il s’agit d’une « terre flamande » qu’ils espèrent bien récupérer.

Les Flamands ont ainsi opéré au détriment du français une action du « haut en bas » brimant leurs concitoyens utilisant pourtant une des deux langues officielles du pays, sans parvenir pour autant à sauver leurs darija, puisqu’ils ont dû se résoudre à adopter le néerlandais, langue officielle de leur voisin du nord, et l’anglais dans l‘antique et célèbre université de Louvain, dont ils ont chassé les francophones, lesquels ont fondé Louvain la Neuve en Wallonie.

Ailleurs en Europe

Je vais être beaucoup plus rapide : l’allemand actuel découle largement des écrivains, et notamment de la Bible en allemand lancée par Luther. Il a comme ancêtres les langues locales du centre et du sud et fut normalisé plus tard par un organisme non-gouvernemental commun aux pays germanophones. Rappelons que l’Allemagne n’existait politiquement pas jusqu’en 1870, ce qui explique ce processus « de bas en haut ».

Le roumain qui n’était langue ni officielle ni religieuse jusqu’à peu avant l’indépendance (1878) a été élaboré à partir des dialectes locaux par de groupes de travail s’inspirant du français et de l’italien, donc « de haut en bas ».

Le grec moderne est un exemple d’une victoire la darija, malgré le prestige de la langue classique qui est une des sources de la culture européenne.

Le maltais dérive de la darija du Maghreb oriental, héritage de l’époque où le peuplement de l’ile était arabe. Il s’est ensuite enrichi de mots italiens puis anglais. Beaucoup de ces mots, notamment techniques ou abstraits, étant proches de leurs équivalents français le maltais a gardé sa ressemblance avec la darija et ses acquis du français. Ce parler populaire quasi maghrébin est donc une langue doublement officielle, à Malte et dans l’Union Européenne

Démocratie et langues minoritaires en Espagne et Grande Bretagne

Sous la dictature de Franco, l’espagnol était la seule langue officielle. On préfère aujourd’hui l’appeler « castillan » pour bien montrer que certaines parties de l’Espagne parlent d’autres langues : le basque (langue datant d’avant l’époque celte), le catalan (proche des langues du sud de la France) ou le galicien (très voisin du portugais).  Ces langues furent interdites après une conquête sanglante par les franquistes puis la répression. Avec le retour de la démocratie, ces langues sont officielles dans leur région à côté du castillan. Il s’agit donc d’une volonté populaire « de bas en haut »

En Grande-Bretagne les envahisseurs germaniques, Angles et Saxons refoulèrent les Celtes à la périphérie de l’île, Écosse, pays de Galles et Cornouaille, et jusqu’en Bretagne française. Les langues germaniques se trouvèrent plus tard socialement coiffées par le français, langue des envahisseurs normands qui formèrent la nouvelle noblesse. Elle leur apporta une grande partie de son vocabulaire, notamment abstrait, et le mélange du français et les langues germaniques donna l’anglais. Les langues celtiques déclinèrent, et disparurent de la Cornouaille, ainsi que d’une grande partie de l’Écosse et du pays de Galles. Les progrès de la démocratie permirent au gaélique et au gallois (termes parents de « gaulois ») d’être reconnus et protégés.

Deux exemples pouvant intéresser les Marocains : la Finlande et la Suisse.

D’abord la Finlande qui a eu à gérer une langue coloniale. Ce pays avait été colonisé par la Suède puis conquis par la Russie en 1809. Après l’indépendance (1917) la langue suédoise, très minoritaire (5,5 % de la population), a gardé le statut de langue officielle à côté du finnois et est enseignée à tous les Finlandais. Réciproquement, les suèdophones apprennent le finnois. Les Finlandais veillent à ce que les suèdophones soient représentés dans le gouvernement central.

Le cas de la Suisse est intéressant d’une autre façon. Ce pays a une longue histoire, est très nationaliste et a une très forte identité nationale. Néanmoins toutes les langues officielles sont étrangères : l’allemand, l’italien et le français sont en effet les langues des pays voisins. Seul le romanche, plus « protégé » qu’officiel, est une langue locale parlée dans certaines vallées par ailleurs partiellement germanophones, et ne rassemble que 0,5 % de la population. Il est donc possible d’avoir une forte identité nationale et de grand succès économiques sans avoir de langue propre. Rajoutons que la plupart des Suisses alémaniques (ceux de la région germanophone) parlent une darija très dynamique, le schweizerdeutsch, et écrivent en allemand standard, alors qu’en Romandie, la région francophone, les dialectes romans ont maintenant presque complètement disparu face au français.

Inversement, en Belgique, comme nous l’avons vu, les Flamands sont majoritaires (probablement 55 %, les recensements linguistiques étant interdits). Leur pression au détriment du français a pratiquement détruit l’identité nationale. Pourtant, en Suisse, l’allemand est encore plus majoritaire (70 %) et respecte néanmoins totalement le français et l’italien. Remarquons que ce pays est particulièrement démocratique et profondément décentralisé : les municipalités et les cantons ont la quasi-totalité du pouvoir et le gouvernement confédéral très peu.

Le cas de l’Algérie

Sur le plan linguistique, la période antérieure à la colonisation est mal documentée. Les premiers documents coloniaux montrent que la zone des langues berbères était beaucoup plus étendue qu’aujourd’hui. Les « Pères blancs » mettent au point la transcription de ces langues en caractères latins et fixent par écrit les textes berbères jusque-là transmis oralement. La langue officielle est le français, les revendications nationalistes portent sur l’usage de l’arabe, mais les archives intérieures du FLN sont intégralement en français.

L’indépendance décrète l’arabe seule langue officielle, les langues berbères sont ignorées et le français déclaré langue étrangère : « Un francophone est un traitre et un militant berbérophone est un séparatiste ». La plupart des francophones européens, juifs et même musulmans émigrent en 1962, mais aussi les années suivantes du fait de la situation politique. En sens inverse, une coopération massive avec la France forme en français quelques millions d’Algériens dont beaucoup seront de futurs cadres qui feront fonctionner leurs services en français et permettront à cette langue d’être pratiquée par les générations suivantes issues de l’école arabisée. Une hypocrisie linguistique s’installe où le français théoriquement interdit est largement pratiqué, y compris dans les « sociétés nationales » qui sont d’importants employeurs. Nous avons là une politique typiquement de « haut en bas » contrebattue par la base.

Les mouvements de contestation se multiplient en Kabylie. D’abord réprimés, ils finissent par faire évoluer les idées et aujourd’hui les langues berbères ont été promues « nationales », tandis que se décrispe l’attitude officielle envers le français : étant à Alger en 2004 j’ai constaté que le président Bouteflika y faisait une campagne bilingue pour sa réélection.

Cette évolution des idées ne s’est qu’imparfaitement traduite sur le terrain. Théoriquement les langues berbères doivent être présentes à l’école, or non seulement c’est difficile en pratique pour un corps enseignant non préparé, mais de plus on a considérablement compliqué la question en choisissant pour la transcription l’alphabet tifinagh, très différent tant de l’alphabet arabe que de l’alphabet latin. Cela signifie que les instituteurs doivent être formés à son usage et que les élèves doivent apprendre trois alphabets : arabe, le latin et le tifinagh. Cette décision est typiquement du haut vers le bas, les Kabyles étant très attachés à la transcription en caractères latins, ce qui déplaît à beaucoup d’arabophones.

Par ailleurs la controverse monte sur l’usage de la darija au lieu de l‘arabe standard pour commenter les cours. Cet usage est en principe interdit.

 

Étant Français, je ne vais pas conclure sur l’Algérie, et passe directement à ma conclusion générale :

Le danger des politiques « de haut en bas »

Ces politiques ont l’inconvénient de diviser les populations, de nuire à l’efficacité de l’enseignement et de pousser à l’émigration une partie de la population, au détriment du développement tant individuel que national. Ces inconvénients sont d’autant plus importants que le pays s’éloigne d’une situation démocratique

C’est donc la liberté plus qu’une uniformité contrainte qui me semble la plus féconde tant pour le développement personnel que pour celui du pays concerné.

Yves Montenay

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