La machine est… un homme comme les autres

La machine est… un homme comme les autres

La machine ? C’est tout à la fois le diable et le Bon Dieu. Pour les uns, c’est l’ennemi. L’instrument de nouvelles formes d’esclavage. Pour les autres au contraire, c’est le Bon Dieu. L’allié, le protecteur de nos fragilités physiques, l’outil de la délivrance. Elle vient même de monter en grade sous le nom « d’intelligence artificielle » !

Je pense au contraire que le robot, la machine, ne méritent pas d’aussi extrêmes appréciations. Il remarque malicieusement que nous les humains, nous sommes souvent routiniers et machinaux. En somme la machine est un homme comme les autres…

La machine, un diable impuissant ?

La machine, c’est le diable : elle détruit l’emploi des « travailleurs », elle génère un monde mécanique, machinal, qui sera sans pensée ni culture et qui fait du livre un objet dépassé (Christian Bobin « La grande vie », Gallimard 2014.

Parallèlement (incohérence !), ce serait un diable impuissant : la productivité stagne, voyez Stiglitz, ou encore Pollin qui écrit : « La croissance de la productivité est revenue à des niveaux très faibles… épuisement du progrès technique » (Les Echos du 2 avril 2014).

C’est un raisonnement bien rapide !

La productivité globale d’un pays ne dépend pas que des machines. Elle dépend à long terme de l’efficacité de l’enseignement (qui semble en baisse en Occident).

Dans l’immédiat, la productivité pâtit d’abord des réglementations foisonnantes notamment en matière de droit du travail, de fiscalité, de sécurité ou d’environnement.

Malgré cela, notre niveau de vie ne s’écroule pas.

Ce qui signifie que les innovations (au sens large) ont continué à apporter d’importants progrès, et c’est ce qui nous permet de supporter le surcoût des fantaisies dogmatiques ou clientélistes : règlementations ci-dessus, multiples impôts et cotisations, devenues « usines à gaz » au fil des compromis…

La course entre folie réglementaire et ordinateurs

Dans le seul domaine de la gestion du personnel, ce sont les comptables, avec leurs machines et leurs logiciels, qui permettent aux entreprises de faire face au délire réglementaire.

Remarquons par ailleurs que, comme Stiglitz, Pollin classe les nouveaux usages en « bons » et en « mauvais » : le premier fustige l’innovation en marketing et publicité, le second les jeux pour smartphones. Bref, ils jugent pour les autres !

Or la liberté et la créativité de notre monde s’appuient sur des individus libres qui choisissent eux-mêmes l’usage de ce que le marché leur offre.

Faut-il un guide suprême comme en URSS, en Allemagne nazie ou en Iran ?

Ayant parcouru les pays de l’Est à la belle époque du communisme, j’ai vu que le Gosplan avait jugé bon d’ignorer l’électroménager et les produits d’hygiène de base, et que les ménagères trimaient dans de multiples bricolages sordides.

URSS, 1964 : un voyage rocambolesque ! – La traversée du siècle #5

Le Bon Dieu et notre ingratitude

A l’opposé, pour d’autres, la machine, c’est le Bon Dieu !

Car il s’agit de miracles : des petits robots permettent au chirurgien d’atteindre sa « cible » avec moins de saignements, de douleurs et de risques infectieux. Ou, miracle trivial, mais important par sa fréquence : je trouve en 30 secondes un dossier très ancien dont je ne me souviens ni du nom ni de la date.

Et il y a les miracles que l’on ne remarque plus : le Bon Dieu a donné aux ménagères leurs aspirateurs et machines à laver, leur épargnant la serpillière et le lavoir. Il leur a donné l’industrie textile leur épargnant le ravaudage et le tricot.

Le Bon Dieu, toujours lui, nous a donné l’espace par la voiture, l’avion et la fusée.

Il nous a libéré des douleurs et des maladies par les médicaments de masse.

Il nous a libéré intellectuellement par l’accès quasi gratuit à l’information, littérature comprise. Nous verrons bientôt le paysan ivoirien être à égalité d’accès avec l’intellectuel parisien.

Mais nous sommes ingrats. Instruits et en bonne santé, nous pouvons critiquer « la société de consommation ».

Le Bon Dieu toutefois, ne se décourage pas : The Economist du 29 mars 2014 consacre pas moins de 16 pages enthousiastes sur les robots, ces « immigrants du futur » qui viendront travailler et jouer avec nous, et explorent déjà l’espace pour notre compte.

« La révolution cognitive » serait en marche, et cet excellent journal nous dit que la machine dépassera le cerveau humain dans les 20 prochaines années, en citant Citant Ray Kurzweil, directeur de recherche chez Google, spécialiste du « transhumanisme » qui multiplie les interventions sur ce sujet.

Nous sommes en 2020, la mode évolue, mais toujours dans le même sens. On ne parle plus de machines et de robots, mais d’algorithmes et d’intelligence artificielle.

L’intelligence artificielle

« Algorithme » c’est un joli mot, c’est très savant mais je trouve pas de différence importante avec « programme informatique ». Je comprends à la rigueur que le second est un cas particulier du premier, qui est un ensemble de règles.
Quant à « intelligence artificielle » c’est un terme qui est très efficace commercialement mais qui ne signifie pas ce qu’il sous-entend. À mon avis, c’est la capacité pour un ordinateur très puissant de traiter d’énormes bases de données en un temps négligeable. Les bases de données peuvent être n’importent où dans le monde et le résultat est fourni à l’utilisateur par Internet.

Lorsque l’on dicte à un ordinateur, ou lorsqu’on veut traduire un document anglais en français, il y a de nombreux cas d’ambiguïté. Par exemple si l’ordinateur entend « la vie » vous avez peut-être dit  « l’avis », et les termes voisins ne permettent pas toujours de trancher : « c’est la vie de… » est tout aussi correct que « c’est l’avis de ». Il faut aller plus loin, rechercher dans des milliards de mots ce qui peut ressembler au texte que l’on traite et proposer la solution la plus probable. Traduire pose le même problème.

Bref on va utiliser une puissance informatique considérable sans bien résoudre ce qu’une intelligence humaine aura instantanément compris.

C’est très utile dans certains cas s’il s’agit de dépouiller plus de textes qu’un chercheur ne pourra en lire toute sa vie. J’ai abordé cette question dans les recherches des linguistes sur l’origine de l’islam, qui vont par exemple rechercher le terme « Mahomet » (et toutes ses variantes) dans tous les textes du VIIe siècle dans toutes les langues du Moyen-Orient pour percer le mystère de la vie de ce prophète sur lequel on ne sait rien d’autre qu’une biographie visiblement légendaire. Ensuite aux linguistes d’en déduire ce qu’ils veulent (par exemple que ce prophète, comme Jésus, n’a peut-être pas existé ou au contraire que tel témoin…). C’est l’intelligence humaine qui doit conclure, et pas l’ordinateur !

« Un homme comme les autres »

Restons sur terre.

Aujourd’hui les technologies les plus folles ne sont rien sans le cerveau de la ménagère ou du chirurgien.

Le robot indépendant de l’humain imaginé par Asimov, et que l’on doit brider par « Les trois lois de la robotique » pour qu’il ne nous domine pas, n’est pas le problème d’aujourd’hui.

Pour l’instant, les progrès les plus spectaculaires dans ce qui ressemble à l’intelligence touche des jeux comme les échecs ou le jeu de go, où des ordinateurs battent maintenant les humains. Mais ces jeux ont des règles strictes qui se prêtent à la programation, tandis que le cerveau humain ne peut réfléchir aux milliards de combinaisons des coups suivants … ce que peuvent faire les ordinateurs actuels. Ce n’est donc pas encore vraiment de l’intelligence.

Et Toyota rend aux hommes ce qu’il avait confié aux robots (La Tribune du 8 avril 2020)

Bref, la machine n’existe pas sans l’homme, et comme par ailleurs beaucoup d’hommes sont routiniers voire machinaux, je conclus, peut-être provisoirement, que la machine est un homme comme les autres.

Yves Montenay, écrivain, ingénieur, géographe

 

Article également publié dans Pres@je N°23- Juin 2014

9 commentaires sur “La machine est… un homme comme les autres”

  1. Bonjour Yves.

    Merci pour cet intéressant article.
    Tu cites Asimov et quelques autres explorateurs de la machine. Je te recommande aussi la lecture du récent livre de Luc Julia « L’Intelligence Artificielle n’existe pas ». L.Julia a fait carrière chez Apple (co-développeur de SIRI) et dans d’autres entités de la Silicon Valley. Il est maintenant VP technologie monde de Samsung. Tes conclusions et les siennes se rejoignent fort.

    Cordialement,
    Jean-Paul Cossart

  2. J’ai envie de comparer « la machine » à ce que fut la théorie associationniste de John Stuart Mill qui faisait dériver les lois fondamentales de l’esprit à partir d’associations. répétées par l’expérience, décomposées, analysées et reproduites dans les machines. C’était une théorie empiriste de la connaissance dont Bergson lui reprochera de méconnaître l’intuition fondamentale de l’esprit, qui lui permet de créer des choses hors de toute copie de l’expérience. La machine est arrivée à un degré de perfectionnement qui a permis à l’homme un développement économique fantastique, mais la machine n’obéît qu’à son programmateur et si parfois elle lui échappe c’est par un défaut de fonctionnement. Peut–on imaginer qu’un jour ce défaut puisse reprogrammer la machine? C’est la force humaine que de pouvoir « imaginer », alors on peut toujours l’évoquer, mais on se heurte à un problème essentiel qui est celui de la comparaison avec la Vie, de sa souplesse, de ses facultés de transformation, d’adaptation, de survie et de reproduction, qui lui sont propres, avec, en deçà et au-delà de la Vie, cette création au mécanisme inconnu, aux forces complexes mais toujours répétées, qui nous emmène dans un Univers intellectuellement incompréhensible dans ses origines et sa finalité.

  3. Voilà un article rafraîchissant (on en a bien besoin en ces temps de canicule).
    Je ne comprends pas l’expression « la machine est un homme comme les autres », au vu de ce qui précède dans votre texte (notamment quand vous dites « C’est l’intelligence humaine qui doit conclure, et pas l’ordinateur ! »).
    Il est vrai que les hommes sont routiniers et machinaux, mais, en général, ils suivent des rites choisis (rites religieux, domestiques, personnels, professionnels, sociaux), pas des règles préétablies par la science ou la technique (ou les algorithmes).
    La machine, le robot, l’I.A., sont-ils conscients de leur mode fonctionnement, ou le seront-ils un jour ? personnellement, je ne le crois pas. La machine, le robot, l’I.A., ne sont ni des avatars divins, ni des hommes métamorphosés en algorithmes, autrement dit ils ne sont ni dieux, ni diables. Peut-être s’agit-il d’un nouvel organe qui se greffera un jour sur le corps humain, tout au plus.

    1. Nous sommes d’accord. Le titre était ironique, et destiné à attirer l’attention. Mais il n’est pas certain que j’aie fait un bon choix, et je me demande si je ne vais pas rediffuser cet article avec un autre titre. Avez-vous une suggestion ?

      1. Oui, je me doutais bien que votre texte contenait une part d’ironie ; le lire au premier degré aurait été une « insulte » à votre intelligence. Pourquoi ne pas reprendre comme titre votre conclusion, à savoir : « La machine n’existe pas sans l’homme » ? Cela permettrait de conserver votre étude en l’état (sauf, à mon avis, la deuxième proposition de votre conclusion finale).

  4. bonjour, c’est toujours avec plaisir que je lis vos articles. Oui, la machine est routinière à outrance : elle fait bien ce qu’elle doit faire, mais elle ne sait faire que ça. Elle peut être capricieuse et tomber en panne inopinément. Un danseur de salsa débutant (j’en sais quelque chose !) est comme une machine : routinier, il ne fait que les quelques rares figures qu’il vient d’apprendre ; capricieux, s’il a un trou de mémoire, il plante là sa cavalière.
    Mais l’homme dépasse la machine dans bien des domaines. Lors de mes études de maths, à l’époque où un ordinateur occupait une salle de quelques dizaines de mètre-carrés, un professeur de logique nous parlait d’essais de faire produire des théorèmes par l’ordinateur à partir des règles de construction des propositions (et, ou, implique, etc.) et de quelques propositions élémentaires ; expérience assez décevantes, la machine produisait effectivement beaucoup de propositions, la plupart, même vraies, n’étant que des truismes ou des propositions parfaitement inutiles.
    L’Homme peut inventer (= trouver) des résultats par sérendipité (vaccins, antibiotiques, etc.). Ici joue la capacité humaine de faire le lien entre des tas de connaissances et d’expériences vécues, par l’inventeur ou par son entourage. Il me semble difficile de programmer un ordinateur de façon quasi « infinie », ou peut-on rêver d’un ordinateur curieux ?
    En fait, la machine, et l’ordinateur en est une, est un outil créé par l’Homme, au fur et à mesure de ses besoins. Et même alors, elle a des lacunes, notamment dans les traductions. Un exemple très simple : j’ai demandé la traduction de cette phrase allemande : wer die Geiß angenommen hat, muss sie hüten. J’ai obtenue trois variantes : 1) celui qui a accepté la chèvre doit la garder ; 2) celui qui a accepté le violon doit le garder ; 3) celui qui a accepté le chèvrefeuille doit la garder.
    Finalement, la différence fondamentale entre l’Homme et la machine : la machine est figée, elle est dans la géosphère, tandis que l’Homme est dans la biosphère, en route vers la noosphère. Le sort réservé aux machines est bien décrit par Samuel Butler dans Erewhon.

    1. Je suis d’accord. Un spécialiste me précise : après les récents progrès, l’intelligence artificielle peut être comparée à un cheval. Elle peut faire beaucoup de choses, encore faut-il qu’elle ait un cavalier.

  5. Ne serait-il alors pas plus juste de choisir pour le titre de cet article votre phrase de conclusion : « La machine n’existe pas sans l’homme » ?

    1. Oui, c’est une bonne idée, j’y réfléchis dès que j’ai une minute de libre. Merci en tout cas.
      Consultation faite, beaucoup de gens aiment le titre « qui intrigue » et conseillent plutôt de mieux travailler l’accroche

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