La darija, enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère)

La darija : enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère)

Université Ilia à TbilissiColloque international « Langues et territoire 2 »
Université Ilia à Tbilissi, 30 août – 4 septembre 2015

« La darija, enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère) »
Communication d’Yves MONTENAY

Il s’agit d’une fresque synthétique, et non du résultat d’une recherche universitaire au sens classique, étant néanmoins précisé que chaque point a été préalablement recoupé par des discussions avec des collègues experts plus spécialisés.

Le cadre historique

Nous prendrons comme fil conducteur la permanence berbère, même si elle est menacée aujourd’hui. Nous utiliseront le mot « berbère », malgré son remplacement progressif au Maghreb par le mot « Tamazigh », parce que c’est le plus connu au nord de la méditerranée, où il a d’ailleurs une connotation positive contrairement à ce qui est parfois imaginé au Sud. L’histoire « commence » en effet par la constatation (surtout par les Romains) que les Berbères forment le fond de la population locale, les Carthaginois (de 814 à 202 avant JC) ayant des possessions plutôt côtières. Cette population sera ensuite « romanisée » pendant 6 siècles, et christianisées pendant les deux derniers, au delà d’ailleurs de la limite marocaine de l’empire, mais dans une moindre mesure que les Gaulois puisque leur langue demeurera.

Cette continuité berbère va perdurer derrière les Vandales qui arrivent en 430 après JC puis les Byzantins qui les chassent en 544.

Les rapports avec les Arabes seront plus difficiles : la conquête est longue, de 647 à 698, et sanglante. Il y aura plus tard des dynasties berbères, dont les plus connues sont les Almoravides et les Almohades qui régnèrent du Xè au XIIIè siècle. Au fil des siècles une partie de l’élite arabe se persuade que la langue berbère est une survivance destinée à disparaître.

La période française va changer la donne : d’une part la modernisation de l’économie et des transports favorise le brassage des populations et donc l’arabe dialectal (voir plus bas), mais d’autre part les politiques et les milieux culturels français attachent une grande importance aux populations berbères. Certains pour des raisons un peu mythiques (« ce sont des frères, descendants des chrétiens islamisés de force »), d’autres par sentiment anti-arabe ou afin de « diviser pour régner ». Les « Pères blancs » et bien d’autres vont recueillir la littérature orale berbère, la transcriront en caractères latins et accumuleront des données anthropologiques considérables, ce qui va bien sûr de pair avec une sympathie pour les populations étudiées. Les autorités françaises du Maroc promulgueront le « dahir berbère » en 1930, « pour diviser les musulmans » dirent des arabophones, « pour sauvegarder nos coutumes » dirent les berbérophones.

Les langues berbères et le français

Les communautés berbères du Maghreb parlent des langues différentes et sont situées dans des endroits également très variés. Leurs rapports avec la langue française ont donc été également très différents. Néanmoins habitant principalement des zones refuges, donc des montagnes à l’écart de l’activité économique des Français, ils n’ont pas eu l’occasion de pratiquer le français sur place, mais seulement par leur migration en ville ou en France. Ce n’est que lors de retours au village qu’ils y ont apporté un peu de vocabulaire français.

L’exception importante est celle de la Kabylie, à la fois proche d’Alger et d’une pauvreté telle que l’émigration vers la France, assortie d’aller-retour annuels, a été massive. À cela s’est ajouté une « curiosité historique » : l’Algérie étant administrativement française, l’obligation de scolarisation s’y appliquait, mais elle a été souvent détournée par des Pieds-noirs qui détournaient les crédits destinés à la scolarisation des musulmans. Sauf justement en Kabylie, où il n’y avait pas de Pied-noirs et qui a ainsi bénéficié d’une scolarisation notable en français (je résume ici un peu succinctement les études rassemblées par Yves Lacoste dans l’article « Enjeux politiques et géopolitiques de la langue française en Algérie », Hérodote numéro 126, 2.007). Cela en fait encore aujourd’hui la région la plus francophone d’Algérie, alors qu’ailleurs le français se distribue plutôt par strates sociales.

Cela nous mène à la situation d’aujourd’hui.

La question de la darija

Ce qui vient d’être dit pour les contacts entre langues berbères et français vaut partiellement pour ceux entre arabe officiel et dialectal, avec comme différence importante que dans les grandes zones où le français était et demeure langue de travail pour une bonne part de population musulmane (Alger, Oran, Casablanca, Rabat), cet arabe dialectal s’est imprégné d’un très important vocabulaire français, et qu’un français populaire s’est également répandu. À l’époque coloniale, le français standard a touché la minorité musulmane scolarisée, en général issue de l’élite sociale. Après les indépendances, la période de « la grande coopération », qui a duré 15 à 20 ans, a diffusé le français dans une proportion croissante de la population jusqu’à l’arabisation de l’école publique.

Cette arabisation a nui non seulement au français mais aussi à l’arabe. Précisons que je parle ici de l’arabe officiel, qui n’est pas très défini, mais est en pratique l’arabe standard, dit aussi « arabe littéraire simplifié ». Cet arabe standard est très différent de l’arabe populaire que nous avons évoqué ci-dessus, notamment Maroc ou à Alger, du fait de l’éloignement géographique et historique du berceau de la langue, et surtout de son mélange avec le berbère et le français. Donc l’enseignement se fait dans une langue qui n’est pas parlée mais seulement lue et écrite, et cela uniquement par la partie de la population qui a eu une scolarité suffisante. Par ailleurs une grande partie de l’administration et la très grande majorité des entreprises fonctionne en français. Bref il y a un fossé entre le rôle théorique de l’arabe et son rôle réel.

Ce fossé est de plus en plus comblé par l’arabe dialectal ou « darija » (« ce que je parle »). C’est la principale langue utilisée à l’oral, à côté des langues berbères dans leurs régions respectives, et du français dans le haut la pyramide sociale ou certaines situations professionnelles. C’est celle de la radio et d’une part croissante de la télévision pour les émissions autres que religieuses. Elle est en train d’investir l’écrit, transcrite en caractères latins ou arabes, tant dans les appareils électroniques, et en particulier les téléphones portables, que dans la presse populaire. Et, ce 30 décembre 2015, la femme du roi du Maroc vient de l’utiliser en public, ce qui est « une première ».

Elle est certes très loin d’être standardisée, ayant d’importantes variantes locales qui ne nuiraient pas à l’intercompréhension. Mais l’unification serait en chemin au Maroc à partir des chansons et du « parler jeune » de Casablanca. Bref, toujours au Maroc et pour certains, c’est « le marocain », c’est-à-dire la « vraie » langue du pays, destinée à être officialisée un jour ou l’autre. Pour d’autres au contraire, bien lettrés en arabe et éventuellement en français, il n’y a là qu’un arabe dégénéré ou argotique destinée à disparaître avec l’amélioration de la formation générale … amélioration, qui par ailleurs ne vient pas, ce qui pèse sur le niveau général économique et culturel du pays.

En Algérie, la question est évoquée de manière analogue, mais les questions linguistiques y restent moins librement débattues qu’au Maroc. Toutefois la ministre de l’éducation a déclenché un débat très violent lorsqu’elle a suggéré que les instituteurs utilisent la langue locale pour des explications pédagogiques, notamment à l’occasion de l’apprentissage de la lecture. En voici une illustration par le quotidien El Watan d’Alger : En plus de l’Association des oulémas, Mme Benghebrit a eu à subir les critiques acerbes des députés islamistes de l’APN et des militants professionnels de l’arabisme, qui disaient pis que pendre de la ministre et de son équipe, dont l’objectif non avoué est d’«effacer la langue arabe de l’enseignement». Bref une réaction religieuse et anti-occidentale d’autant plus vive que la personnalité de la ministre la classerait plutôt dans l’élite francophone.

elwatan2015
Dessin El Watan d’Alger

Pour nos collègues du Nord précisons que « LI KOUL », pour le journaliste, signifie « l’école » en darija algéroise. De toute façon, de nombreux témoignages informels laissent entendre que cet usage de la darija à titre explicatif serait déjà discrètement d’usage courant dans de nombreuses écoles du Maghreb.

En Tunisie cette question de l’usage plus ou moins officiel de la darija est peu présente, peut-être parce que le dialectal local est plus proche de l’arabe standard, notamment du fait de l’absence d’un substrat berbère.

À l’échelle maghrébine, on évoque parfois le « magribi », à partir de l’exemple du maltais. Cette langue, officielle à Malte et donc à Bruxelles, est également un arabe dialectal avec une forte proportion de termes italiens et anglais, souvent proches des mots français intégrés dans les darijas maghrébines (lire « L’évolution des parlers au Maroc » ainsi que « Une nouvelle langue, le marocain »). Malte étant un pays catholique et occidental, on retrouve en creux chez « les modernistes » l’idée que l’arabe officiel véhiculerait des valeurs « orientales » (du Machrek), opposées aux valeurs du Maghreb (« l’occident » en arabe), voire occidentales au sens européen du terme..

Des Maghrébins d’idées opposées parient au contraire sur l’éclatement géographique de la darija, qui deviendrait une collection d’argots locaux sans avenir.

Chaque camp trouve dans de l’histoire linguistique européenne des arguments en sa faveur.

Comparaisons historiques et internationales.

La première comparaison qui vient à l’esprit est de rappeler que le français est une ancienne « darija » locale du latin. Ce parler a été officialisé d’abord du fait de son usage populaire, ensuite par des décisions royales, et enfin par un ensemble d’œuvres littéraires et grammaticales, notamment de l’époque de la Pléiade. Cette comparaison est l’occasion d’évoquer des conditions de l’accession au statut de langue officielle, conditions qui ne sont pas toutes réalisées aujourd’hui pour les parlers maghrébins.

Le mouvement des nationalités de l’Europe du XIXe siècle donne d’autres exemples de la normalisation et de l’officialisation assez rapide de dialectes avec variantes régionales (le roumain, le norvégien, le grec moderne, et, dans un autre contexte, certains créoles)

En Suisse le Schwizerdütsch (le Schweizerdeutsch, ou suisse allemand) donne un exemple de darija résistant à la langue officielle (l’allemand standard), et gagnant même du terrain face à cette « grande » langue.

Enfin l’hébreu israélien donne l’exemple d’une langue sacrée archaïque modernisée et devenant d’usage courant, y compris à l’oral.

En sens inverse, on constate la disparition de nombreuses langues, même parlées et écrites, face à une langue officielle « parente », tels le picard, ou le provençal face au français.

 En conclusion, il faut se garder de tout dogmatisme en la matière. De toute façon, ce sont les Maghrébins qui décideront.

Yves Montenay

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