Il y a quelques mois, lorsque la Russie est intervenue en Syrie, j’avais écrit un peu cavalièrement que Russes et Turcs étaient « dans la panade ». Cela avait déclenché des réactions indignées des poutinophiles, mais personne n’avait pris la défense des Turcs. Depuis il s’est passé beaucoup de choses.
Essayons de faire le point.
Les Russes
Je maintiens que la Russie était et est toujours « dans la panade » : sanctions européennes, baisse du prix du pétrole, absence de réformes économiques permettant de la pallier, danger d’être prisonnier des chaos ukrainien et moyen-oriental, notamment en s’enfermant dans une alliance avec les Chiites.
Poutine vient de tenter de se dégager en annonçant son retrait partiel de Syrie. C’est bien joué !
Quel est le bilan de cette aventure, qui n’est pas terminée, puisque la Russie garde sa base navale, y a ajouté une base aérienne et garde une partie de sa force sur place ?

Côté positif pour Poutine, c’est le retour tant désiré de la Russie comme « grande puissance », dialoguant avec les États-Unis, qui sont heureux de voir « les autres » se mouiller au Moyen-Orient, Obama ayant gardé une sainte frousse des interventions sur place.
En prime, les experts militaires insistent sur le fait que l’armée russe avait grand besoin de tester ses armes modernes « en conditions réelles » et de liquider ses vieux stocks de bombes, officiellement en les lançant sur « les terroristes », mais en pratique surtout sur les rebelles turcophones et très peu sur l’État islamique.
En effet ce dernier ne menaçait pas le régime syrien aussi directement que les autres rebelles. Néanmoins la position de l’État islamique a été affaiblie, notamment par une alliance de fait americano – russo – kurde qui a grignoté ses positions et surtout compliqué son approvisionnement par la Turquie. Et Poutine pourrait faire « un geste » en reprenant Palmyre qui semble désormais à portée de main.
Enfin, Poutine a cultivé sa réputation d’homme sans pitié (version positive) ou de massacreur (version négative) en n’hésitant pas, pour restaurer le prestige de la Russie, à s’allier à un criminel à grande échelle (Bachar), à tuer environ 5000 civils par ses bombardements et à envoyer sur les routes 50 000 réfugiés de plus.
Pour Bachar, ce retrait partiel russe est aussi un avertissement : s’il continue ses rodomontades qui bloquent toute solution, on se passera peut-être de lui.
Les Turcs
Le président turc reste lui aussi dans la panade. Certes, il a gagné les élections en tirant sur les Kurdes, ce qui lui a permis d’avoir les voix des ultranationalistes. Mais (conséquence ?) il subit de plus en plus d’attentats. Il réagit en muselant la presse.
Bref, le pays est de plus en plus divisé en trois : ses partisans, les démocrates laïques et les Kurdes, et il n’y a pas d’élections en vue pour les départager, donc la violence va s’intensifier. La guerre civile fait déjà rage dans les villes kurdes, que leurs habitants quittent pour d’autres régions de la Turquie, en y important leurs problèmes … et les attentats.
Un peu comme Poutine, le président turc a réussi un joli coup diplomatique : profiter de la faiblesse et contradictions de l’Europe pour « vendre » très cher son pouvoir de retenir les réfugiés… alors qu’actuellement les Turcs laissent faire les passeurs, voire participent à cet excellent « business », dont la fabrication et la vente de faux gilets de sauvetage !
La Turquie va ainsi toucher 6 milliards de dollars en contrepartie de l’acceptation du rapatriement des réfugiés sur son sol et de la vérification que ce sont de vrais réfugiés : s’il n’est pas compliqué de distinguer un Syrien d’un Malien, il est plus difficile de distinguer un réfugié syrien de certains Maghrébins ayant acheté un « vrai-faux » passeport syrien vendu par l’État islamique.
Mais combien de réfugiés seraient rapatriés par la Turquie ? Théoriquement autant que l’Europe en accepterait (règle dite « du un pour un »), c’est-à-dire très peu par rapport aux 2,7 millions recueillis par la Turquie. Et toujours en contrepartie, l’Europe accepte de reprendre les négociations d’adhésion de la Turquie et de libéraliser les visas aux citoyens turcs.
Cet accord est mal accueilli, tant par la droite européenne, qui craint l’arrivée d’immigrants turcs en plus des réfugiés, que par une partie de sa gauche, qui dit que l’on traite les réfugiés comme une marchandise et que l’on accepte de fermer les yeux sur un régime islamiste dictatorial, alors que l’entrée dans l’Union Européenne est en principe subordonnée à une bonne conduite démocratique. Angela Merkel rappelle certes que la négociation n’est pas l’admission, mais alors ?
Par ailleurs ce bon coup diplomatique ne résout pas les problèmes internes de la Turquie dont nous avons parlé plus haut.
Enfin, pour ajouter aux déconvenues de la Turquie, on peut rajouter les progrès de la Russie et la Chine à son détriment en Asie centrale, dont la relative turcophonie avait pourtant donné de grands espoirs à Ankara. On peut rajouter également l’affaiblissement des Kurdes d’Irak – à ne surtout pas confondre avec ceux de Turquie ou de Syrie – qui, eux, sont des alliés de la Turquie et qui pâtissent du bas prix du pétrole et d’une gestion politique et économique calamiteuse.
Bref la Turquie se venge sur l’Europe de ses multiples échecs. C’est facile, cette dernière est inexistante !
Yves Montenay
Note du rédacteur au 23/03/2016
Vous avez remarqué que ce texte a été rédigé avant les événements de Bruxelles. Le décalage est toutefois moins important qu’il ne semble, car si la situation en Syrie est largement le moteur des événements en Europe.
On retrouve là le rôle des présidents russe et turc, dont l’action n’est malheureusement pas tourné vers la lutte contre l’État islamique. Il est frappant que le président Erdogan ne parle que des Kurdes, et que le président Poutine déclare « que les objectifs de son action sont atteints » alors qu’il a très peu luté contre l’État islamique. Il avoue ainsi que ce n’est pas cela qui l’intéresse, mais, comme dit plus haut, sa propre publicité. Je ne vois ainsi pas pourquoi tant de gens le considèrent comme « un rempart contre le terrorisme », alors que son armée en a côtoyé le foyer, en l’égratignant à peine.