Afrique

Faut-il enseigner le français en Afrique ?

Afrique : la querelle sur l’enseignement en français rebondit !

Le président Macron a relancé les débats sur la francophonie, en insistant à juste titre sur l’importance du français en Afrique pour l’avenir de notre langue. Cela a relancé la querelle sur son enseignement à côté de celui des langues africaines, et a pimenté un colloque d’universitaires français et africains, auquel je viens de participer au Ghana. (*)

Depuis plusieurs années, il y a consensus des spécialistes sur la nécessité de l’utilisation des langues maternelles dans les systèmes éducatifs subsahariens, actuellement souvent en français seulement. En fait ce consensus n’est qu’apparent et cache de profondes divergences sur le rôle du français.

En effet certains voient dans cet usage des langues maternelles une simple mesure pédagogique permettant aux élèves de mieux comprendre les mécanismes de base de la lecture en général et du français en particulier.

A l’opposé, d’autres y voient un moyen d’éliminer peu à peu le français, pour le limiter à un rôle international, voire de confier ce rôle à l’anglais ou à l’arabe. Entre ces deux extrêmes, beaucoup estiment que cet usage est nécessaire à la sauvegarde des identités locales, le français gardant ses fonctions officielles hors de la vie quotidienne

Dans ce contexte, après avoir consulté les travaux universitaires, j’ai interrogé pendant un an de nombreux Sub-sahariens, au Sénégal, au Togo et dans des colloques internationaux, des universitaires spécialisés à « l’homme de la rue ». Cela en commençant par la question :

« Quelle serait la langue maternelle à utiliser dans votre village ou quartier (puisqu’en Afrique il y a plusieurs langues par pays, parfois plusieurs centaines) ? ».

Cette question a soulevé des débats sur le rôle du français, pour les uns langue adoptée, et, pour les autres au contraire restée « coloniale » et donc à éliminer.  Débats qui dépassaient donc de très loin la question de la pédagogie des premières années du primaire. J’ai notamment constaté une confusion, pas forcément involontaire, entre langue maternelle et langue « nationale ».

Voici des exemples concrets.

Des avis sénégalais

Le wolof est la langue de très loin la plus importante au Sénégal, comme langue maternelle ou de communication quotidienne. La réponse à ma question « quelle langue maternelle à l’école ?» a fait apparaître une opposition entre les partisans d’un statu quo (tout en français) éventuellement assoupli, et ceux de la prééminence d’un wolof « classique » dans tout le pays pour des raisons « d’identité nationale », donc non pédagogiques.

Cela, alors que la langue maternelle « réelle » est soit un wolof fortement influencé par le français, soit une autre langue sénégalaise (le sérère, le dioula …), soit même le français (pour certains Sénégalais et surtout les Africains originaires d’autres pays), ou encore le portugais.

Et comment transcrire ce wolof ? En caractères latins comme actuellement, ou arabes (le « wolofar ») dans la foulée de l’apprentissage du Coran ? Mais alors quid de la minorité chrétienne ?

Si l’on pousse la discussion, il apparaît assez rapidement des arrière-pensées religieuses, nationales ou géopolitiques. En effet l’islam traditionnel sénégalais ainsi que le gouvernement qui en est assez largement issu, se trouvent concurrencés par des « wahhabisés » ayant bénéficié de bourses de l’Arabie saoudite. « Le retour à nos racines » ainsi prôné dans les discours cache mal d’autres intentions.

Sur le plan pédagogique, il ne faut pas oublier que « la bibliothèque » (ensemble des textes littéraires, administratifs, juridiques, scientifiques) du français est plus vaste que celle du wolof en caractères latins, tandis que celle du « wolofar » est quasi inexistante, malgré les efforts de quelques militants.

La Côte d’Ivoire

Dans ce pays se posent des questions analogues, mais dans un contexte linguistique totalement différent.

Le français est la langue familiale d’une partie notable de la population, notamment à Abidjan. Aucune langue nationale n’est majoritaire, et certaines, surtout à Abidjan, sont chargées de tournures françaises.

Enfin une langue (ou un argot français, n’entrons pas dans cette discussion), le nouchi, n’est pas considéré comme une langue nationale, bien qu’elle soit d’usage courant.

Vue d’ensemble

Les Africains reconnaîtront dans ces exemples sénégalais et ivoiriens certains traits de leurs propres pays.

Ils retrouveront en particulier le clivage entre ceux qui considèrent le français comme « leur » langue par son usage familial et social, et ceux qui le considèrent comme une « langue étrangère ». Les premiers rassemblent par exemple la grande majorité des Gabonais et des minorités importantes par leur nombre et surtout par leur statut social dans de nombreuses villes.

Les autres sont eux-mêmes divisés entre les hostiles par principe (« néocolonialisme ! ») et les partisans du « français langue seconde » (un peu comme l’anglais en Inde), c’est-à-dire gardant un rôle important dans certaines fonctions sociales, comme langue commune entre les différentes ethnies et comme langue internationale.

Ce dernier rôle, oublié par certains Français centrés sur Londres ou la bureaucratie bruxelloise, est évident en Afrique :

« Certains d’entre nous disent du mal du français, mais sans lui nous ne pourrions pas nous comprendre ».

La Danse du français au Ghana
Au Ghana, on répète le cours de français en dansant et en chantant !

Précisons que cette intervention venait de Ghanéens, pays anglophone où avait lieu ce colloque (*) et qui attache un grand prix au fait d’avoir des cadres bilingues, anglophones et francophones.

Le « anti-coloniaux » d’une part voient « le bras de la France » partout et se font un épouvantail de l’OIF (Organisation internationale de la francophonie), qui n’est pourtant qu’une administration non dirigée par la France, sans pouvoir sur les États et au budget très limité.

D’autre part leurs propos sont souvent « révolutionnaires », visant l’élimination de « la minorité francophone au pouvoir », élimination dont ils seraient vraisemblablement eux aussi victimes !

Et quelles identités veulent-ils promouvoir ?  Non seulement le concept est flou, mais il est mis à mal, ainsi que la langue locale, par le passage d’un environnement agricole à celui de la vie en ville. J’ai notamment entendu : « Je respecte la culture de ma grand-mère, mais ce n’est pas la mienne ».

Et les parents d’élèves ?

J’ai été frappé par les intervenants « anti-français » disant que leur travail était « de déconstruire » les convictions des parents d’élèves qui tiennent au français notamment pour l’avenir professionnel de leurs enfants, et ne voient pas pourquoi il faudrait consacrer des moyens éducatifs déjà insuffisants « à apprendre ce que l’on sait déjà» (la langue locale).

C’est à mon avis une illustration du primat de l’idéologie « anticoloniale » sur les réalités humaines, idéologie qui a déjà fait beaucoup de mal aux économies africaines … au bénéfice final d’entreprises chinoises.

Revenons aux parents d’élèves : une attitude trop idéologique ne ferait que favoriser le rapide développement de l’enseignement privé. Si, 60 ans après les indépendances, les gouvernants ont gardé l’enseignement en français, une des raisons en est probablement qu’ils s’appuient sur le sentiment populaire.

L’autre raison est la difficulté de passer de quelques expériences à leur généralisation.

Des expériences réussies, une généralisation impossible ?

L’intérêt de scolarisation en langue maternelle ou bilingue a fait l’objet d’expériences réussies (cf notamment des travaux de l’OIF et la brochure Élan). Mais elle ne se généralise pas. Outre les raisons évoquées plus haut, Il y a toute la différence entre une expérience isolée à laquelle on apporte tout son soin et les compétences nécessaires, et sa généralisation administrative.

Imaginez par exemple la gestion de la carrière des instituteurs s’il faut que chacun soit face à un public de la même langue que lui, langue qui peut différer non seulement d’un village à l’autre, mais aussi suivant les quartiers de chaque ville.

Imaginez aussi les travaux intellectuels et matériels nécessaires pour fournir à la totalité des langues locales les matériaux livresques et pédagogiques nécessaires, alors que l’administration n’arrive pas à faire face à la multiplication démographique des enfants.

Une réaction à l’accélération de la diffusion du français ?

Il me semble aussi qu’il y a une vue assez statique de cette question, notamment en milieu urbain.

Non seulement, comme dit, les langues locales évoluent au contact du français, et les cultures locales face à l’urbanisation, mais la persistance depuis maintenant plus de 60 ans de la scolarisation en français dans certains milieux qui s’élargissent rapidement, multiplie en ville les familles pour lesquelles la langue locale n’est plus utilisée à la maison, tous les membres ayant été scolarisés.

Dans ces groupes les réflexions sur les langues locales me paraissent donc dépassées et le seront de plus en plus. Cela n’empêche pas qu’en dehors de ces milieux, la question demeure et est même ressentie comme plus aigüe que naguère, car certains ne supportent pas de voir se répandre l’usage du français.

Il faut donc souhaiter beaucoup de souplesse et de tolérance dans l’examen de cette question, trouver des solutions locales et éviter toute réaction idéologique.

L’exemple du gâchis qui a eu lieu au Maghreb devrait faire réfléchir : l’adoption d’une langue officielle « anti coloniale », mais non maternelle (l’arabe standard), la longue négation des langues maternelles berbères et donc les difficultés actuelles de leur enseignement, la négation à peine atténuée de la darija (langue populaire) et du français, ont fait fuir les élites et fait perdre 50 ans de développement.

Yves Montenay

 

A lire sur le site : Sur les traces de la francophonie du Togo au Ghana

 

(*) Education-Linguistique-Didactique & Cultures, 3e Edition du colloque international et pluridisciplinaire (Université du Ghana, Legon – 4, 5 et 6 avril 2018)

8 commentaires sur “Faut-il enseigner le français en Afrique ?”

  1. Compte tenu de la charge politique, idéologique et identitaire de toutes les langues du monde, la tension décrite sur l’enseignement du français en Afrique est quasi normale. Pour comprendre ce qui se joue là, il serait bon de savoir si les mêmes tensions existent dans les pays où l’anglais est la langue officielle de l’enseignement. et de l’administration (exemple: la région anglophone du Cameroun). Si ce n’est pas le cas, alors la francophonie devra agir avec subtilité: en effet, si l’anglais n’est plus perçue comme une ancienne langue coloniale, mais comme une langue naturellement internationale, c’est que le processus anglais de persuasion coloniale et postcoloniale aura réussi de manière totale, sinon totalitaire. Dans ce cas, imposer le français dans un monde (pas seulement l’Afrique) qui se persuade jour après jour qu’il n’y a qu’une seule langue internationale utile, serait une erreur tragique pour la francophonie. Il semble bien qu’il faille promouvoir la francophonie avec démocratie et respect des langues locales (donc avec des moyens pour la faire briller aux yeux du monde), mais aussi (et surtout) avec l’outil le plus efficace qui soit dans notre monde actuel: les entreprises et les emplois qui vont avec. Si on recrute, ou si on développe et enrichit, en langue française (en parallèle avec d’autres langues, si besoin), alors on aura fait un grand pas pour promouvoir la langue française et la rendre utile (sinon nécessaire).

    1. Je suis en gros d’accord.
      Mais il est agaçant de voir « des intellectuels » mépriser le sentiment populaire et notamment celui des parents d’élèves, et par ailleurs proclamer des contre-vérités historiques et économiques comme si une formation de linguiste donnait une compétence universelle

  2. Je crois que Yves Montenay aborde ce sujet très complexe avec beaucoup de réalisme et que VINH y apporte une compréhension et une sensibilité qui ne sont pas contradictoires. Je crois que la question de l’utilisation des langues locales pour apprendre le français ne nécessite pas d’investissements massifs, mais elle ne peut se régler qu’au niveau local et c’est évidemment plus difficile en milieu urbain que dans les villages où les classes sont par définition plus homogènes.
    Mais la question de l’usage pédagogique des langues locales, question qui existe depuis des siècles, ne traite pas celle de l’avenir de ces langues. Dans le contexte de l’entrée des sociétés africaines dans l’économie moderne, on sait que ces langues sont menacées avec des chances de survie faibles, si les locuteurs ne sont pas suffisamment nombreux, si ces langues ne sont pas convenablement équipées linguistiquement et pédagogiquement et si elle ne peuvent s’appuyer sur un corpus important et vivant (littérature, médias, etc.). Et les réponses sous forme de « langues nationales » appuyées sur des idéologies nationalistes sont évidemment inadéquates. Elles ne font qu’organiser politiquement la liquidation des langues locales.
    C’est à mon avis la grande question à laquelle ce très beau et très riche colloque DELLA 3 n’apporte pas de réponse satisfaisante. Un DELLA 4 pourra-t-il y suffire ? Existe-t-il d’ailleurs une réponse ? Parce que si nous ne trouvons pas de réponses, nous serons obligés de constater dans deux ou trois générations les dégâts irréparables. Et la question devient alors : que faisons-nous des langues qui vont disparaître ? C’est une tragédie annoncée.
    Et si le français doit être défendu, et il doit l’être, ne faut-il pas que grâce à la création africaine dans l’art et la littérature notamment, le français africanisé ne deviennent aussi, à côté des langues qui auront survécu, une marque des identités africaines dans une francophonie mondiale. On ne peut arrêter l’histoire impunément.

  3. Je suis d’accord avec vous, Monsieur Montenay: il est agaçant de voir « des intellectuels » mépriser le sentiment populaire.
    Et ce constat ne vaut pas que pour les questions linguistiques ! Si on s’en tient à la seule francophonie, les intellectuels (français, particulièrement) ne sont pas les meilleurs amis, ni les meilleurs défenseurs, de la langue française. D’ailleurs, je vais un peu élargir le débat: quand on voit ce que les Intellectuels français veulent faire du français avec leur écriture prétendue Inclusive (pour des motifs généreux respectables, certes) je suis inquiet. Avec cette usine à gaz, au lieu d’inclure, ils vont finir par exclure, c’est à dire exclure le français du lot des langues attractives. Qui va s’accrocher, dans le monde, à apprendre le français si on lui complique la vie à ce point ? Ce projet va faire fuir tous les apprenants vers les langues et les écritures plus simples (au début, au moins), dont l’anglais (avouons le…). Bref: ce sera une de ces nouvelles victoires à la Pyrrhus dont les Intellectuels français, adeptes des plus beaux projets, ont le secret le plus chevillé au corps. On l’a vu avec la réforme Peillon des rythmes scolaires, destinée à reposer les enfants (bilan: enfants plus fatigués qu’avant), ou la réforme Strauss-Kahn des 35h, destinée à créer des emplois et soulager les travailleurs (bilan: peu d’emplois au regard de la croissance de l’époque, et travailleurs sous pression). Et si on avait demandé aux gens, avant, ce qu’ils en pensaient ? Mais, les Intellectuels Français ne demandent pas: ils soignent, ou rééduquent. Une  » Maladie infantile  » française…? Si oui, alors souhaitons qu’elle ne devienne pas…francophone !

    1. Bien d’accord, notamment sur l’écriture inclusive et sur de nombreuses bêtises économiques !!!

  4. J’aime bien votre blog. J’ajoute que dans les années 60. Ce fut un débat parmi les Africanistes dont certains préconiserent l’abandon du français au profit des langues vernaculaires, par engagement anticolonial, ce qui aurait finalement joué en faveur de l’anglais. L’extrême diversité des langues africaines, le fait qu’il s’agit de langues non-écrites, les divergences de transcription, la politique affirmée de la francophonie, le bon sens africain ont peut-être sauvé le français ! Mais il existe une attirance pour l’anglais compte tenu des courants migratoires (les réseaux mourides à New York, par exemple), et de l’importance des églises pentecostistes d’origine américaine en Afrique.

    1. Je trouve votre message, ce qui annule celui que je viens de vous envoyer. Je suis tout à fait d’accord et vous remercie de ce témoignage supplémentaire

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