Nous vendons à la Chine la corde avec laquelle elle veut nous pendre

Nous vendons à la Chine la corde avec laquelle elle veut nous pendre

Vous avez reconnu cette phrase célèbre de Lénine : « Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons ». L’erreur de Lénine est d’avoir pensé que son système était viable, alors qu’il dépendait en fait du monde extérieur capitaliste jusqu’à l’échec final du communisme. Tout cela s’applique à la Chine, dans un contexte naturellement très différent.

L’idée est la même, la certitude idéologique de réussir aussi, même si c’est par des méthodes plus modernes.

« Les capitalistes » seront prêts à tout pour le profit

« C’est le profit qui les mène, même si cela nous (la Chine) renforce et nous permettra de les vaincre». Ce n’est pas faux et découle directement du principe de la libre entreprise : s’il est intéressant de faire des affaires en Chine, ou avec la Chine, allons-y !

Certes des grandes entreprises raisonnant à long terme et ayant des  actifs technologiques importants, par exemple en nucléaire ou aéronautique, s’inquiètent du pillage de leur technique. Mais ils ont été obligés de les partager pour pouvoir s’implanter. Ils ont vu ensuite se concrétiser leurs craintes : des entreprises purement chinoises, et souvent associées, produisent maintenant des produits concurrents.

Ces entreprises étrangères ont longtemps déclaré que leur puissance en recherche et développement leur permettraient de conserver leur avance technologique. Mais elles commencent à en douter en voyant se multiplier les promotions d’ingénieurs chinois.

Résultat : la puissance chinoise commerciale, puis technologique et militaire se confirme, et dérange l’ordre du monde, comme il est normal pour un pays de près d’un milliard 400 millions d’habitants. D’où un orgueil grandissant.

La certitude idéologique, un poison à long terme ?

Cet orgueil se nourrit de la certitude idéologique d’être sur le bon chemin. Et le « centralisme démocratique » est en outre bien pratique pour justifier le pouvoir du chef, et le garder à l’abri de toute élection populaire. L’URSS et l’Allemagne nazie ont un temps raisonné ainsi. On sait comment cela s’est terminé.

Mais, direz-vous, il y a des réalisations concrètes (logement, infrastructures, percée dans les technologies de pointe) … et il y a toujours une forte croissance, de 6,8 % au premier trimestre 2018. Cela me rappelle ce que disaient les admirateurs de l’URSS et de l’Allemagne nazie à certaines époques.

Dans mes précédents articles, j’ai analysé cette croissance que j’estime être pour partie naturelle (rattrapage de la dégringolade maoïste) et pour partie purement statistique (infrastructures et capacités de production surdimensionnées financées par la dette… ce qui inquiète des financiers internationaux). Malgré les proclamations en faveur de la consommation au détriment des investissements, la machine continue à rouler dans le mauvais sens. Il y a des raisons à cela.

Des mesures contre-productives

Ces raisons sont de deux ordres : des difficultés de pilotage et les mesures liberticides.

Les difficultés de pilotage sont dues à l’action des couches intermédiaires de l’administration. Les multiples manifestations populaires contre la pollution ou contre le classement de terres agricoles en terrains industriels ou résidentiels au profit des apparatchiks sont durement réprimées. Les condamnations pour corruption par le sommet ne changent pas non plus ces comportements.

Ces pouvoirs locaux doivent en effet leur carrière et leur rémunération par corruption à la multiplication des investissements au détriment de l’environnement et ce, malgré leur rentabilité décroissante. L’exportation des surplus, acier ou capteurs solaires par exemple, été a un des déclencheurs de la guerre commerciale internationale actuelle. « Les routes de la soie » sont une autre façon d’exporter ces surplus en équipant des pays tiers, ce qui laisse entier la question du financement et donc de la dette.

L’idéologie génère des mesures liberticides qui ne sont pas considérées comme contre-productives sur le plan économique. Elles me paraissent pourtant plus graves à terme. Par exemple la coupure croissante avec l’Internet du reste du monde va ralentir l’innovation, décourager l’implantation des entreprises étrangères et pousser certains cadres, notamment scientifiques, à l’émigration. En 2017 la chambre de commerce américaine en Chine estimait que 41 % des entreprises interrogées voyaient leurs opérations très fortement limitées. La chambre européenne notait que 40 % de ses répondants avaient des pertes de chiffre d’affaires allant jusqu’à 20 %.

La condamnation d’une entreprise vendant des VPN*, logiciel permettant de se connecter avec l’étranger (il y a une frontière informatique), a été très remarquée. Apple a du retirer les siens de son catalogue. La connexion internationale reste possible à condition de passer par les logiciels du pouvoir.

* VP = l’abréviation anglaise de « Virtual Private Network ». Traduit en français, on obtient donc « Réseau Privé Virtuel ».

L’empilement des mesures liberticides font maintenant de la Chine une  » contrôlocratie « . La censure est de plus en plus sévère dans les universités et les médias, le culte de la personnalité est omniprésent. La menace de la terreur est réaffirmée par quelques exemples de disparitions provisoires ou définitives et l’intervention musclée de la police.

Plus généralement, la réaffirmation brutale du rôle du parti depuis la nouvelle nomination du président Xi alourdit l’ambiance, notamment chez les investisseurs étrangers.

En Chine, c’est le parti qui dirige

Le Quotidien du peuple, organe du parti a publié en décembre 2017 un article « instructif ». Dans une coentreprise avec l’américain Cummins, la cellule du parti a refusé la nomination d’un cadre, décidée par la hiérarchie américaine. « Le directeur général américain s’est rendu au jugement du parti ».

Fin 2016, il y avait 74 000 cellules du parti communiste dans les entreprises à capitaux étrangers. On estime que la centaine de milliers en seront toutes pourvues très bientôt.

Le 2 avril 2018, les investisseurs ont reçu l’ordre de ne pas vendre pendant le discours de XI.

Le secteur privé, qui avait beaucoup progressé d’abord dans les productions courantes et la sous-traitance de l’étranger et se développe aujourd’hui dans le domaine des nouvelles technologies, est en train de se faire reprendre en main. Or c’est ce secteur privé qui est à l’origine du décollage économique (voir mon article : « Chine d’en bas contre Chine d’en haut).

Le problème est que le parti n’a pas forcément les meilleures compétences managériales, et il est même par ailleurs une des causes de la corruption.

L’ouverture du parti aux entrepreneurs, souvent de la famille d’un politique, a étendu le domaine du « capitalisme de connivence ». Les responsables du Parti contrôlent les propriétés d’État (plus de 50 % du PIB en 2016), ce qui leur permet de convertir leur pouvoir politique en gains matériels personnels.

En tout cas, le parti va avoir à relever un défi à sa mesure : la démographie. Le nombre de jeunes actifs diminue rapidement, le réservoir des populations rurales se vide. Il va falloir augmenter doublement la productivité, pour continuer à croître et pour compenser la perte de production par manque de jeunes. Il va falloir aussi relever massivement l’âge de la retraite et mettre les femmes au travail. Vous me direz qu’un régime autoritaire fera ça plus facilement qu’une démocratie…

Perseverare diabolicum

Revenons à l’analogie entre la Chine d’aujourd’hui et les bonnes années de l’URSS : une croissance rapide et la proclamation au monde des « grands succès » : barrages gigantesques, aciéries… bref l’investissement plutôt que la consommation : « nos dirigeants mangent de l’acier, disait le bon peuple, mais nous préférerions de la goulash ».

Dans les deux cas, la croissance rapide était en partie du rattrapage des catastrophes antérieures : la première guerre mondiale puis la guerre civile pour l’URSS, et, pour la Chine, la folie maoïste qui elle aussi dégénéra en guerre civile à la fin de la révolution culturelle.

Cette croissance venait aussi en partie de l’importation des techniques occidentales. En URSS par l’utilisation des usines implantées par « les capitalistes » avant la guerre : souvenez-vous des épargnants français ruinés par le non-remboursement des « emprunts russes » puis par l’espionnage industriel (le cas le plus médiatisé concerne le Concorde), parfois par des syndiqués occidentaux liés à Moscou. Plus efficacement, en Chine, on donna d’abord aux étrangers la liberté de s’installer, puis on s’appropria leur technologie en la faisant copier par les entreprises chinoises obligatoirement associées, ou par des contrats draconiens.

Bref tout cela a un joli parfum de guerre froide. Les « volontaristes » vantaient le succès de l’URSS : une dictature communiste égalitaire, opposée au chaos de la libre entreprise exploitant le peuple (ayant voyagé en pays communiste, j’ai gardé l’impression inverse) et niant cette invention capitaliste de la propriété privée, notamment intellectuelle. Les Occidentaux vantaient les mérites de la démocratie et de la libre entreprise. On sait qui a gagné le premier match. Le second est en cours…

Yves Montenay

6 commentaires sur “Nous vendons à la Chine la corde avec laquelle elle veut nous pendre”

  1. A partir du moment où nos Responsables Occidentaux diffusent dans les media (et dans les écoles) l’idéologie politique (telle une vraie religion) de la guerre économique entre les nations, il n’ y aucune raison de s’étonner que cette idée se retourne contre nous. On ne fait pas pousser la paix en semant des graines de guerre. Ce retour de bâton n’est pas le seul fait de la seule Chine, d’ailleurs, mais cette dernière n’est pas née de la dernière pluie: elle a tout compris des contradictions de l’Occident. Par exemple, le profit étant devenu notre universelle religion, des terres entières de viticulture de notre Sud national sont vendues à des capitalistes chinois très contents de devenir propriétaires d’un bout de France qu’ils sauront négocier en cas de friction politique ou commerciale avec la Chine. S’ajoutent à cela les hypocrisies et autres trahisons de la politique internationale occidentale: que fait, en effet, l’Occident face à l’occupation chinoise du Tibet ou des îles du Pacifique Sud ? Rien ! Oui, l’Occident fait en effet TOUT pour se faire pendre un jour par la Chine. Tout le monde voit pourtant que le libéralisme économique étendu à la planète entière n’a jamais mis fin aux réflexes protectionnistes et identitaires locaux( à commencer par les USA), on continue quand même à promouvoir cette quasi-religion économique et politique qui nous tuera tous (via le réchauffement planétaire, autre exemple).

    1. Certes « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres » (Churchill).
      Il est normal qu’un pays d’un milliard 400 millions d’habitants ayant un gouvernement sérieux devienne une grande puissance. C’est dangereux mais c’est ainsi.
      Une autre question est de savoir si ça profitera au peuple chinois. Il en sera fier c’est certain. Mais il souhaitera également la liberté, qui est la forme la plus immédiate du développement.

  2. Yves Montenay, vous énoncez des vérités incontestables. Avant 10 ans l’hyper-puissance étasunienne aura dû partager avec l’hyper-puissance chinoise.

    Les social-democraties suicidaires devront renoncer à la planche à billet pour financer leurs choix de société. Elles devront aussi renoncer à piller seules le continent africain.

    La fin d’une époque.

    La vraie question est bien « que peut faire l’Occident » sans se lamenter dans le vide sur les méchants-qui-ne-pensent-pas-comme-nous, et sans recourir à l’arme nucléaire.

    La première étape de la conquête chinoise est la domination technologique et commerciale. Largement aboutie aujourd’hui.

    La seconde sera le remplacement du US$ par le Yuan comme monnaie de réserve. C’est en cours. (i) le Yuan est déjà officiellement dans le panier des DTS; (ii) la BCC a des accord de swap avec un nombre croissant de pays, principalement asiatiques, plus la Russie, qui permettent d’utiliser les monnaies nationales pour échanger et se passer du US$.

    Attendez le jour où Chine et Russie, agissant conjointement :
    – declareront un peg de leur monnaie « extérieure » sur l’or, gagé sur leurs réserves croissantes en or
    – annonceront la création d’une monnaie digitale gagée sur le même or, qui aura vocation à se substituer à leur monnaie extérieure pour les échanges internationaux

    Ce jour-là, se trouvera-t-il un Colin Powell à l’assemblée des NU pour expliquer, preuves à l’appui, qu’on va aller casser la gueule aux méchants (propos empruntés au Capitaine Sylvestre, de la World Company) ?

    Hussein, Qaddafi, et El Assad n’avaient pas d’armes nucléaires. Eux et leurs peuples ont payé le prix fort.

  3. En lisant ton titre, Yves, j’ai cru que tu avais infléchi ta position traditionnelle sur le leadership mondial de la Chine… peut être aurais-tu pu rajouter : «… Mais rien n’est joué ! »

    1. J’ai mis « veut » pour ne pas être affirmatif, contrairement à Lénine (« allons »), mais je vois que c’était trop discret

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