L’Algérie une armée en quête de légitimité

L’Algérie : une armée en quête de légitimité

L’histoire et l’actualité de l’Algérie sont décrites de façons très contradictoires suivant les sources : officiels algériens, métropolitains, harkis, Pieds-noirs… Mais le fil conducteur principal est celui de gouvernements entre les mains de l’armée, dont la préoccupation permanente est de justifier son pouvoir en s’inventant une légitimité.

La masse des Français ne s’est jamais vraiment tenue au courant des questions algériennes, sauf de 1956 à 1962, période la plus chaude de la guerre, animée par les débats menés par De Gaulle ou contre lui. En France, l’intérêt est retombé ensuite, sauf dans les milieux traumatisés par les événements. Par contre en Algérie une mémoire partielle et biaisée a été sans cesse entretenue, notamment pour légitimer le pouvoir de l’armée.

Je vais commencer par rappeler quelques événements antérieurs à l’indépendance (1962) qui pèsent encore sur les perceptions d’aujourd’hui, puis je passerai à l’histoire récente et à l’actualité.

Les racines historiques

Avant la conquête française en 1830, la future Algérie était « la régence turque d’Alger », quasi indépendante d’Istanbul. Les Turcs locaux contrôlaient Alger et les environs et avaient des garnisons dans certaines villes du pays pour rappeler aux tribus environnantes qu’elles devaient payer un tribut.

Je passe sur la conquête du pays, qui fut cruelle de part et d’autre et marquée par « la légende Abdelkader », présenté comme un héros de la résistance anti-française par histoire officielle algérienne, ce qui correspond à la deuxième période de sa vie, alors qu’il fut un allié de la France dans une première période et son ami choyé par Napoléon III dans une troisième période.

Certains musulmans évoquent d’ailleurs le règne de Napoléon III (1852-1870) comme une occasion perdue.

L’Algérie française, un concept forgé en réaction à Napoléon III

Napoléon III déclara aux colons européens en Algérie : « Vous ne pourrez pas rester dans ce pays sans l’accord de la majorité musulmane ».

Parallèlement, l’armée française assura le ravitaillement des musulmans pendant les famines, alors que la population marocaine, qui avait subi la même sécheresse, était durement atteinte. De plus, l’armée voyait d’un mauvais œil l’attribution de terres à la colonisation, ce qui mécontentait la population musulmane qu’elle administrait.

Enfin, fut lancée l’idée de l’acquisition de la nationalité française par les étrangers européens d’Algérie, souvent espagnols, italiens ou maltais, mais aussi par les musulmans et les juifs, ce à quoi s’opposaient les Européens. L’antisémitisme était puissant à cette époque et donner le droit de vote aux musulmans, majoritaires, leur paraissait inconcevable.

Les Européens d’Algérie s’opposèrent donc violemment à Napoléon III, ce qui leur donna un poids politique important à Paris après le renversement de ce dernier. Ils en profitèrent pour faire adopter le projet de « l’Algérie française » en espérant que ce rattachement juridique de l’Algérie à la France les mettrait à l’abri de tout abandon de l’Algérie par Paris.

En réalité, cela compliqua considérablement l’évolution de l’Algérie par rapport à celle relativement tranquille du Maroc et de la Tunisie vers l’indépendance dans les années 1950.

Finalement, les Européens et les Juifs d’Algérie, qui avaient en Islam un statut inférieur à celui des musulmans, adoptèrent rapidement la nationalité française. Mais pas les musulmans, car leurs autorités religieuses, les oulémas, disaient que les lois françaises étaient contraires à celles de l’islam. Il est probable que les futurs Pieds-noirs soutinrent discrètement ce refus de crainte d’une majorité électorale musulmane.

L’échec des réformes et la répression

Les droits inférieurs des Français musulmans d’Algérie restaient néanmoins un problème, et, en 1936, le projet Blum-Violette en 1936 envisageait que l’élite musulmane « évoluée » (diplômes, loyalisme ..) acquière la nationalité française sans perdre son statut religieux. Néanmoins ce projet, qui intéressa beaucoup de musulmans, n’eut pas de suite du fait de l’opposition des Pieds-noirs.

En 1945, les événements puis la répression de Sétif (voir le témoignage de Paul Balta), puis, en 1947 le trucage par les Pieds-noirs des élections dans le cadre du statut plus libéral décrété par De Gaulle renvoyèrent les réformistes musulmans chez les nationalistes, alors qu’ils demandaient jusque-là l’égalité et l’intégration.

Or, comme l’avait constaté de Gaulle, la croissance rapide de la population musulmane, croissance due à la colonisation, marginalisait de plus en plus les Européens d’Algérie,  qui ne pouvaient durablement prétendre ignorer 90 % de la population.

La guerre : le choix du terrorisme par le FLN

Le parti indépendantiste soutenu par Moscou et donc le PCF, le FLN (Front de libération nationale) élimina physiquement ou intégra les autres mouvances nationalistes et devint parti unique de fait, puis de droit après l’indépendance.

On aurait pu imaginer que, comme dans d’autres colonies françaises ou anglaises, un mélange de manifestations, de victoires électorales même à l’intérieur de règles déséquilibrées, ou tout autre campagne politique aurait mené à l’indépendance comme cela s’est souvent fait dans les années 1950.

Mais le FLN choisit la voie du terrorisme.

Le terrorisme était « un outil habituel » dans les partis communistes ou apparentés. C’était le cas du FLN, qui ne pouvait être purement communiste ayant décidé de s’appuyer sur l’islam alors que les communistes sont athées. Mais il était « dans la mouvance », et bénéficiait de l’appui de l’URSS et du parti communiste français.

Le terrorisme est un système très efficace, comme les Français avaient pu le constater en Indochine.

  • On exécute des personnalités proches de la France, ou déclarées comme telles dans le cas de possibles rivaux politiques, pour ne laisser aux autres que le choix de rejoindre le camp indépendantiste,
  • on menace les familles de ceux qui « collaborent » soient militairement (et c’est pour cette raison que les harkis étaient choisis dans des villages éloignés afin de mettre leur famille à l’abri), soit le plus souvent par leur travail,
  • et on tue aveuglément quelques civils du camp opposé pour déclencher des représailles, qui elles-mêmes amèneront de nouveaux sympathisants : les meurtres de Pieds-noirs isolés furent particulièrement horribles.

Méthode efficace certes, mais qui laisse des traces pendant plusieurs générations, surtout dans une société clanique côté musulman et communautariste côté Pieds-noirs. Cela explique une partie des difficultés de la réconciliation aujourd’hui.

Des gouvernants calamiteux et l’affaire algérienne achèvent IVe République – La traversée du siècle #4

La défaite militaire de l’ALN en 1960 – 61

Cette défaite de « l’Armée de libération nationale » sur le territoire algérien, est peut-être le fait le plus important, qui a pesé et pèse toujours par son « non dit » sur l’Algérie d’aujourd’hui. On peut imaginer que De Gaulle n’avait jamais pensé que « l’Algérie française » pouvait être durable, mais ne voulait pas qu’il soit dit qu’il avait été obligé de donner l’indépendance à la suite d’une défaite, et qu’il fallait d’abord gagner militairement la guerre.

Toujours est-il que l’ALN disparut presque complètement d’Algérie à la suite des offensives de l’armée française de 1960-61 et qu’il ne restait d’elle que les troupes situées à l’extérieur et notamment au Maroc, indépendant depuis 1956.

Cette défaite, pourtant attestée par l’historien du FLN, Gilbert Meynier, ne figure pas dans l’histoire officielle algérienne, et j’ai entendu beaucoup d’Algériens me dire : « On vous a mis une pilée » … ce qui n’arrange bien sûr pas les relations !

La prise du pouvoir par les militaires et le problème de la légitimité

La négociation des accords d’Évian a pris beaucoup de temps, notamment pour les garanties à accorder aux Pieds-noirs.

L’épisode OAS

L’OAS (Organisation de l’armée secrète, montée par les Pieds-noirs) et sa série de meurtres de fonctionnaires français, considérés comme des traîtres à l’Algérie française, et de musulmans pris au hasard, rendirent la cohabitation impossible. Finalement un accord FLN/OAS permit l’évacuation des Pieds-noirs vers la France.

Avec le recul, on s’aperçoit qu’une partie des cadres du FLN était heureux de cette épuration ethnique, malgré ses conséquences catastrophiques pour l’économie algérienne.

Probablement parce qu’il s’agissait non seulement d’assouvir la vengeance mais aussi de prendre possession personnelle de leurs biens, comme cela s’était passé en Égypte en 1956, et ailleurs.

L’arrivée des chars de Boumediene à Alger

Après le cessez-le-feu fut mis en place, un « exécutif provisoire » dit « du rocher noir » qui fut balayé par l’arrivée de  l’Armée de libération nationale venant du Maroc sous la direction de Houari Boumediene, dont un des lieutenants était Abdelaziz Bouteflika.

L’événement fondateur de l’Algérie actuelle a donc été la prise du pouvoir par une armée qui n’avait pas combattu, mais qui proclame néanmoins sa légitimité pour « la libération du pays ».

Je me souviens de l’accueil très réservé la population d’Alger qui criait « 7 ans barakat » (traduction très libre : « marre de la force après 7 ans de guerre»).

Boumediene choisit comme président une figure respectée, Ben Bella. Puis l’écarta en 1965 pour gouverner directement.

Le socialisme, le pétrole et les Pieds-rouges

Ayant été parrainée par l’URSS, l’Algérie devint officiellement socialiste. Elle nationalise les terres et lance des sociétés d’État, dont la Sonatrach pour le pétrole.

En effet, le pétrole, découvert et mis en exploitation par les Français, décuple l’intérêt d’être au pouvoir. D’autant que le socialisme donnant le pouvoir économique à l’Etat permet à ce dernier, mais aussi à des personnalités proches, de puiser dans cette manne.

Un des moyens d’enrichissement est l’octroi de licences d’importation, ce qui a eu comme effet catastrophique d’interdire une industrie locale privée, nationale ou étrangère : il est plus facile de prélever en amont (en Suisse par exemple) l’intéressement à une licence d’importation que de prélever des impôts sur un notable industriel national ou étranger.

Cette interdiction de fait des investissements étrangers a été aggravée par l’obligation pour tout investisseur extérieur d’accorder 51 % du capital à un Algérien.

Finalement, entre cette obligation, le socialisme et la tentation prédatrice, l’Algérie a bénéficié de très peu d’investissements étrangers contrairement au Maroc surtout, mais aussi à la Tunisie et à l’Égypte. Ces pays, n’ayant que peu ou pas de pétrole ressentaient beaucoup plus la nécessité de s’ouvrir à l’étranger.

Tout cela a accentué la fuite des élites, commencée pendant la guerre du fait du terrorisme et ayant redoublé à l’indépendance avec non seulement le départ des Pieds-noirs, mais aussi d’une partie de l’élite musulmane victime du socialisme ou craignant à juste titre une dérive dictatoriale.

D’où le maintien dans le sous-développement.

Et d’où peut-être aussi l’importation en France de l’animosité et parfois de la haine entre musulmans, Pieds-noirs et harkis, animosité relayée maintenant par l’islamisme.

L’Algérie des années 1962 – 1988

C’est une période qui commence dans une certaine euphorie, du moins au niveau gouvernemental.

D’abord, on ne manque pas d’argent et l’Algérie acquiert un certain prestige en devenant un centre international de contestation, accueillant des révolutionnaires du monde entier, dont un des plus connus est Franz Fanon.

On note l’arrivée des « Pieds rouges », ces Français qui veulent participer à l’implantation du socialisme. Avec les Soviétiques, ils sont les inspirateurs des grandes sociétés d’État sidérurgiques… dans lesquelles sera gaspillée une partie de l’argent du pétrole, et qui se révéleront être un échec.

Au début, tout cela se passe dans une ambiance plutôt festive, laïque et francophone. C’est en effet parallèlement la mise en place de « la grande coopération » qui verra des dizaines de milliers de Français venir enseigner aux enfants algériens, le pays n’ayant que très peu d’enseignants.

Les cadres formés alors ont pris leur retraite dans les années 2010, et jusqu’à cette époque ont travaillé en français, langue qu’ils ont transmise à leurs collaborateurs même après l’arabisation de l’enseignement.

La disparition de ces cadres sans relais aussi bien formés est une nouvelle catastrophe silencieuse pour le pays.

Le virage islamiste, politique, éducatif et démographique de Boumediene

Cette Algérie relativement francophone et laïque, mais aussi révolutionnaire donc critique, finit par déplaire aux élites en place. Elle n’était d’ailleurs visible que dans les grandes villes et en Kabylie, et il est probable que le pays profond y était moins favorable.

Bref Boumediene commença à soutenir les associations islamistes, notamment à l’université et surtout décida d’arabiser l’enseignement, ce qui fut une catastrophe de plus.

Ce n’est pas seulement une opinion personnelle : la plupart des Algériens, y compris ceux qui en étaient partisans à l’époque, me l’ont confirmé. De même pour les Marocains et Tunisiens qui ont eux aussi décidé cette arabisation.

Un autre virage de Boumediene, positif cette fois, fut la conversion au contrôle des naissances.

Les premières années, le président, comme bien d’autres présidents africains, se réjouissait l’augmentation rapide de la population, avec 7 à 8 enfants par femme, qui augmentait le poids démographique de son pays, et interdisait donc l’information sur la contraception et l’importation des outils correspondants … qui venaient donc de France en contrebande.

Aux démographes qui l’alertaient, il répondait « la meilleure pilule, c’est le développement ». Mais l’échec de l’industrialisation lui montra que faute de développement, il devait passer à des méthodes plus classiques.

Comme en Tunisie et au Maroc mais avec retard, cette politique, puissamment relayée par l’urbanisation et le manque de logements pour les enfants, mena à une baisse rapide de la fécondité (c’est l’un des objets de ma thèse de doctorat soutenue en 1994 : la démographie politique des pays arabes d’Afrique

Mais le nombre de parents nés auparavant a néanmoins poussé la population de 9 millions à l’indépendance à 46 millions aujourd’hui. Et cela aurait été bien pire sans cette conversion tardive de Boumediene.

1988 : pluripartisme et relative liberté, y compris pour les islamistes

Après la mort de Boumediene en 1978, le règne un peu plus débonnaire du président Chadli, les manifestations se multiplièrent.

Elles aboutirent à une relative liberté politique avec l’abandon du monopole du FLN, l’apparition de nouveaux partis, régionaux, démocrates, islamistes…

La guerre civile : 1991 – 2000

Le Front Islamique du Salut, islamiste, gagna les élections municipales, et était bien placé au premier tour des législatives.. L’armée interrompit le scrutin et ce fut la guerre civile.

Le président Chadli démissionna, et fut remplacé par Mohamed Boudiaf. Lui-même fut peu après assassiné par un des ses gardes du corps. Je ne veux pas entrer ici dans les différentes interprétations de cet événement.

Cette guerre civile causa environ 150 000 morts, de nombreux disparus et 1 million de personnes déplacées. Je fus particulièrement sensible à l’assassinat des femmes professeurs de français, qui avaient le double tort de travailler et d’enseigner une langue impie.

La guerre civile accentua la ruine du pays, qui fit appel au FMI en 1994. Ce dernier exigea l’abandon du socialisme, ce qui fut fait, du moins en théorie. Il en reste au moins une certaine lourdeur bureaucratique…

Mais la perspective d’une re-privatisation des terres compliqua la situation : tel massacre de villageois était-il dû aux islamistes, ou à un groupe voulant s’emparer des terres ayant anciennement appartenu à ces villageois ?

Sans parler des manipulations des uns ou des autres pour cette raison, ou tout simplement pour régler des comptes entre clans rivaux. D’où l’expression de l’époque : « qui tue qui ? ».

Finalement l’armée ne perdit pas le contrôle du pays, les Algériens préférant « des voleurs à des assassins ».

Mais pour terminer la guerre, le président Bouteflika, lointain héritier de Boumediene, dût accorder une amnistie générale en 1999, ce qui veut dire que les assassins d’hier habitent à côté des parents de leurs victimes…

L’actualité algérienne : les années 2000

Après sa première élection en avril 1999, le président Bouteflika a vu son mandat renouvelé quatre fois, malgré une santé de plus en plus mauvaise. Les images d’apparition publique se sont raréfiées et le peu que l’on voyait montrait un homme dans sa chaise roulante qui avait du mal à parler et même à bouger.

Le réveil populaire en Algérie vire à l’épreuve de force

Les manifestations populaires massives, « le Hirak » finirent par le faire renoncer à briguer un cinquième mandat. Et depuis, ses proches, dont son frère accusé de l’avoir remplacé de fait, ont été inculpés et emprisonnés.

Mais le Hirak a continué et les Algériens réclamant un changement de régime politique, ce qui était inacceptable pour l’armée.

Donc en 2019, l’armée lança de nouvelles élections présidentielles au motif que le pays ne pouvait  « rester dans le vide institutionnel »

La participation réelle au scrutin présidentiel fut, parait-il, très basse, et les résultats ont été réputés « fabriqués par l’armée », dont un argument aurait été : «  sans nous, un islamiste serait passé ». Bref un nouvel argument pour la légitimité du pouvoir de l’armée : la stabilité.

Les élections algériennes, et après ?

Mais à peine le président Tebboune élu, le chef d’état-major mourut et je vous avoue ne pas voir clair dans la nouvelle hiérarchie militaire et ses idées politiques.

Il est trop tôt pour juger de l’action du nouveau président, qui a d’ailleurs passé des semaines dans un hôpital allemand, relançant les mauvais souvenirs de l’affaiblissement de Bouteflika.

Il a alterné les mesures de répression et de détente relative vis-à-vis du Hirak, fait approuver par référendum une nouvelle constitution, qui ne semble pas avoir soulevé l’enthousiasme, et prépare maintenant des législatives pour le 12 juin.

Après une pause due à la situation sanitaire, le Hirak a repris.

Les partis politiques présents lors des élections précédentes, ainsi que beaucoup d’indépendants, vont se présenter aux législatives, après filtrage des candidatures par un comité ad hoc.

La nouveauté de ces élections est la présence du parti d’opposition Jil Jadid (« nouvelle génération ») mené par Soufiane Djilali, dont j’avais interviewé le représentant lors d’une manifestation à Paris.

Ce parti avait eu un nombre respectable de voix lors des précédentes élections mais jamais assez dans un endroit donné pour avoir de députés. Cette fois-ci, la situation semble plus favorable.

Toutefois une partie de l’opinion accuse ce parti de « collaboration » avec le régime, du simple fait que la plupart de ces candidats aient été agréés.

L’idée de Jil Jadid, au contraire, est que le Hirak doit passer du stade de la protestation inorganisée à l’étape démocratique suivante : l’action par un parti politique.

Au-delà de ces préoccupations immédiates, j’ai lu attentivement le livre programme de ce parti, qui est tout à fait sérieux.

Mais les problèmes de fond pourront-ils être traités ?

Ces nouvelles élections ne résolvent aucun des problèmes de fond

Le problème principal est celui de la démocratisation du régime, dont je viens de parler. Le deuxième est économique.

L’Algérie vit de l’argent du pétrole, même si une partie en est détourné. Il faudrait que le cours du pétrole dépasse les 100 $ le baril pour maintenir le niveau de vie actuel. Or il est à 68 $, après avoir été longtemps très inférieur.

Les réserves de change sont donc en train de fondre et, avec elle, le niveau de vie futur des Algériens.

Actuellement il y aurait de quoi vivre un an ou deux, probablement plus avec des emprunts. Les plus cyniques imaginent un chantage à l’émigration vers l’Europe, qui verserait quelques milliards de dollars pour l’éviter, comme le fait actuellement la Turquie avec les réfugiés syriens.

Ces deux problèmes, la démocratie et la survie économique, en cachent à mon avis un troisième qui n’a pas de conséquences à tout à court terme et est donc oublié pour l’instant : le problème linguistique.

La darija, le kabyle et les langues berbères, le français, l’anglais

L’Algérie fonctionnait en français jusqu’en 1962. Elle a ensuite choisi comme langue officielle l’arabe, mais le français est resté très implanté dans l’administration et les grandes entreprises, et même souvent en famille.

La question est compliquée du fait que l’arabe n’est pas la langue maternelle des Algériens, qui parlent en majorité la darija, langue mariant une structure berbère, et un vocabulaire arabe et français. Les autres Algériens parlent le kabyle, avec le français comme deuxième langue, ou d’autres langues berbères, voire le français.

La darija, enfant du triangle français – arabe – tamazigh (berbère)

L’arabisation de l’enseignement primaire et secondaire s’est faite avec des enseignants égyptiens ne parlant aucune de ces langues et réputés d’un niveau très discutable, habitués à un apprentissage par cœur, par opposition à celui relativement critique des Français.

Bref des générations d’Algériens ont été mal formés et le niveau général de qualification s’en ressent.

Que faire maintenant ? Augmenter la part du français dans l’enseignement primaire et secondaire comme cela s’est fait un peu au Maroc ? Attendre que l’école ait fait évoluer la langue déjà vers un arabe plus standard ?

L’arabisation de l’enseignement aura bientôt 50 ans et ce n’est pas encore le cas. Par contre, cette meilleure connaissance de l’arabe a permis une sorte d’invasion culturelle du conservatisme musulman venant de l’Arabie et du Qatar par la télévision et Internet.

Entre-temps l’opposition berbère, surtout kabyle, a fini par décider le pouvoir à déclarer les langues berbères comme étant également officielles.

Mais à ma connaissance cela ne change rien concrètement faute d’instituteurs compétents, et du fait du choix d’un alphabet jusque-là inconnu, le tifinagh, pour les langues berbères, ce qui veut dire qu’un élève du primaire a trois alphabets à apprendre (l’alphabet arabe, l’alphabet latin pour le français et le tifinagh).

Pour compliquer encore la situation, le ministère de l’enseignement supérieur a profité du flou politique pour décider le remplacement du français par l’anglais dans les sections scientifiques de l’université, les autres étant en arabe.

Bref une fois de plus, il a été décidé de remplacer une langue relativement connue des élèves par une langue totalement inconnue, alors qu’elle n’est indispensable, comme en France, que pour certains postes internationaux de la recherche et des affaires.

Mais c’est une occasion de se dire « moderne » ou « international » au détriment de la masse des élèves, aggravant encore le problème de la qualification.

Encore une de ces questions qui ne passionnent pas à court terme mais qui peuvent avoir un effet dévastateur à long terme.

Conclusion : comme toujours, on évite les problèmes en accusant la France

L’armée reste au pouvoir sans en avoir la légitimité, et réveille donc sans cesse le conflit avec la France.

Une grande partie des Français se désintéresse de l’Algérie et des relations avec elle, mais une autre partie, et notamment les résidents ou nationaux français d’origine algérienne, déplorent cette situation. C’est le cas également d’une grande partie de la population algérienne, dont il est impossible d’évaluer l’importance.

Pour Emmanuel Macron, qui n’a pas vécu ces événements ni leur ressassement permanent par les programmes scolaires et les propos officiels algériens, la situation actuelle est totalement illogique et il serait bon, tant sur le plan économique que géopolitique ainsi que pour l’intérêt humain des gens concernés, que cette hostilité persistante cesse.

Mais on a l’impression que notre président est tombé dans un piège.

Car au lieu d’agir symétriquement et d’analyser l’attitude du FLN, la personnalité algérienne choisie pour avoir le même rôle que Benjamin Stora pour la France, à savoir Abdelmajid Chikhi, directeur des archives nationales, ne cherche visiblement pas de solution, souffle sur le feu et a même lancé une chaîne algérienne dédiée à la mémoire orientée selon la thèse officielle.

Cela laisse l’impression que toute concession de la part d’Emmanuel Macron sera toujours considérée comme insuffisante.

S’il se refuse à aller plus loin, ou s’il demande des excuses réciproques pour le mal fait aux harkis et aux Pieds-noirs, l’armée en profitera pour accuser la France de rester hostile.

Si au contraire il cède à toutes les demandes d’excuses et de repentance sans que l’Algérie en fasse autant de son côté, l’armée dira qu’elle a obtenu la légitimation de son action.

La guerre des mémoires entre la France et l’Algérie

Bref le pays patauge toujours les mêmes problèmes depuis l’indépendance : pas de démocratie, une dépendance au pétrole qui mène à la famine, une formation scolaire et universitaire médiocre et qui va probablement empirer. Mais au lieu de s’y attaquer il est tellement plus commode de se fabriquer une légitimité en accusant la France…

Yves Montenay

Remerciements : Je remercie toute l’équipe du Rotary Paris la défense Courbevoie de m’avoir invité à donner cette conférence, dont je vous partage le contenu, pour lui donner la plus large diffusion. 

9 commentaires sur “L’Algérie : une armée en quête de légitimité”

  1. Fin mars, un technicien d’un fournisseur d’accès à Internet est venu chez moi. Faute d’avoir trouvé sur place une installation conforme de la part d’Orange, il est reparti deux heures plus tard après avoir pris des contacts avec sa centrale pour contraindre le fournisseur historique à compléter son installation… Bref, durant ces deux heures nous avons eu le temps de parler entre ses coups de fil et l’attente des rappels…
    Ce jeune homme d’origine algérienne était né en France d’une mère elle-même née en France. C’est son grand-père, d’après ce qu’il m’a dit, qui était arrivé, contraint et forcé par des militaires français qui se repliaient en 1962. D’après-lui; des militaires français, avaient enlevé son grand-père pour l’amener en France. J’ai demandé si son grand-père avait été harki. Il m’a dit que non, que personne ne savait pourquoi son grand-père était arrivé en France « manu militari », qu’il n’appartenait à aucun camp…
    J’avoue que cette histoire me trotte dans la tête depuis que je l’ai entendue car c’est bien la première fois que j’ai eu à écouter un récit de ce genre. Vous parlez dans votre article de mémoire biaisée. Cette histoire pourrait-elle être le résultat de certains non-dits de la part du grand-père ?
    Quasiment deux mois plus tard, un autre technicien, du même opérateur, est venu finaliser l’installation de la fibre optique jusqu’à mon domicile. Il parlait mal le français avec des déformations typiques qu’on entend en Afrique du Nord. Je lui ai demandé d’où il était originaire et s’il était depuis longtemps en France. Il m’a dit qu’il était arrivé il y a cinq ans d’Algérie sans avoir jamais vraiment parlé français. Il a suivi des cours et il est maintenant technicien en fibre optique.
    Votre article correspond à ce que j’ai compris de la vie de certains français (avec double nationalité pour le premier technicien) et de quelques émigrés algériens récents pour le second technicien.
    Ma question initiale demeure néanmoins. Nos archives gardent-elles la trace « d’enlèvements » de jeunes Algériens lors du repli de l’armée française à la fin de la guerre d’indépendance ?

    1. Non, je n’en ai pas connaissance. Et je n’en vois pas non plus les raisons politiques.On peut donc penser à des raisons très personnelles, politiques ou pas.

  2. Merci beaucoup pour cette synthèse très bien faite. J’y ajoute mon grain de sel avec 3 petites remarques ou compléments : 1- :La règle des 51/49 vient d’être assouplie et est maintenant réservée aux activités dites « stratégiques » 2- Concernant l’arabisation, j’ai lu et entendu que dans les années 70, Nasser a envoyé des enseignants dans les écoles primaires algériennes pour aider Boumediene mais en fait il a envoyé des frères musulmans pour s’en débarrasser. 3- Il y a une faute de frappe sur le parti Jil Jahid qui est en fait « Jil Jadid ». Bien cordialement et encore merci

    1. Merci. Je confirme les points un et deux dont j’avais connaissance mais on peut pas tout dire, ou alors j’écris un livre :)
      Et merci pour « Jadid » je vais rectifier. Je reçois de ce parti une revue de presse que vous pouvez trouver sur Internet

  3. Merci Mr Montenay pour cette synthèse de l’histoire de mon pays natal. Je suis né en Algérie en 1944 et j’y ai vécu 17 ans. J’ai vécu une extraordinaire cohabitation entre 3 cultures, musulmans, juifs et chrétiens. J’ai eu des enseignants de ces cultures. J’ai eu aussi l’extraordinaire avantage de devoir parler 3 langues: mes grands parents d’origine espagnole ne parlaient ne que espagnol ou arabe, mes voisins et amis parlaient arabe, et à l’école je devais m’exprimer en français.
    La fraternité existait jusqu’en 1958. Et je vous reprocherais de sous estimer l’effet dévastateur du discours de De Gaulle qui a exploité le contexte algérien pour arriver à ses ambitions de devenir le président de la 5° République.
    Sur les effets dévastateurs du pouvoir gaullien, je ne citerai que l’ambiguité de la formule « je vous ai compris » et surtout surtout l’égocentrisme du personnage qui a utilisé le territoire algérien pour développer l’arme nucléaire afin de se faire une place internationale dans la cour des grands: obtenir un droit de veto au sein du conseil de sécurité,.
    Les explosions de la bombe Atomique se sont faites dans l’atmosphère, les nuages hautement toxiques ont pollué l’eau ressource essentielle de ce territoire. Pour mémoire la première explosion a eu lieu en février 1960, suivie de 4 autres dans le Sahara algérien. Chacun sit que le siroco ne souffle pas de nord au sud mais du sud au nord.
    Cet égocentrisme Gaullien laisse encore aujourd’hui des traces dans les populations: dans ma famille de 6 enfants nés avant 1961, 4 développé un cancer.
    La fraternité qui existait à mon époque me conduit aujourd’hui à de fréquents séjours dans ma ville natale, chez des survivants du voisinage de ma famille. le dernier séjour en mars 2020, juste avant la la pandémie COVID 19 et la fermeture de la frontière. J’y ai séjourné régulièrement depuis que je suis retraité, entre 20210 et 2020. Et je peux témoigner du contexte economique, social et politique.
    En premier lieu dans votre exposé vous ne soulignez pas suffisamment la pesanteur de la corruption qui paralyse le développement économique et la répartition du revenu national procuré par la manne pétrolière.
    La masse salariale ne dépasse pas 30% du PIB alors qu’elle est de l’ordre de 75 % dans d’autres pays comparables.
    Pour illustrer le niveau de revenus: un enseignant perçoit actuellement un salaire mensuel de 200 €
    Le travail au noir s’étend de plus en plus, la protection sociale quasi inexistante.
    Les statistiques officielles fiables sont inexistantes, le taux de mortalité ne peut se mesurer que par l’étendue des cimetières
    Le taux de pauvreté dépasse 50% ce qui participe au développement du terreau de l’islam qui prône la solidarité religieuse.
    Je regrette que vous n’ayez pas évoqué la richesse agricole du territoire abandonnée par les pouvoirs successifs. L’Algérie a un formidable potentiel de production agricole . Je me limiterais à quelques exemples:
    la vigne: l’Algérie produisait l’un des meilleurs vins, la production a été abandonnée pour des raisons religieuses semble-t-il
    la clémentine a été inventée en Algérie dans un lycée agricole dirigée par un religieux le père Clément, d’où le nom de ce délicieux fruit
    la transformation des oranges en boissons le jus d’range connu sous le nom de ORANGINA, inventé en Algérie, mais récupéré par les américains de Coca cola, au détriment de l’économie algérienne
    Enfin sur le plan politique, je peux témoigner que parmi mes relations algériennes , personne ne participe aux élections, à mon grand regret , ouvrant ainsi un grand boulevard aux populistes démagogues. cette abstention à la participation s’expliquerait par un sentiment de trucage du résultat
    J’ai été impressionné par une manifestation du Hirak, pendant la même période des gilets jaunes en France
    J’étais à Tlemcen, à l’ouest de l’Algérie, j’ai observé des manifestants pacifiques, qui ne cassaient rien, respectueux de l’ordre public, avec en fin de cortège une équipe de ramasseurs de déchets. Ce fut pour moi une belle leçon de civilité.
    Pour terminer sur l’actualité brûlante de l’ouverture des frontière j’évoquerai la dernière information du pouvoir, aujourd’hui 24 mai à 17h: pour aller dans son pays il faut passer 5nuits dans un un hôtel à minimum 70€ la nuit majoré du prix d’un test de dépistage . Une autre façon de refermer la frontière pour ceux qui n’ont pas les moyens. Pire L’Algérie ne reconnait pas la vaccination pour dispenser les voyageurs de cette lourde charge financière.
    La République actuelle est celle des voyous.

    1. A propos du père Clément …Dans le cadre de la restauration des cimeitières Chrétiens de l’Oranie et de ma propre tombe familiale, je me rends très souvent dans cette Willaya (département) . Avec le CSCO Présidé par Jean Jacques Lion. Nous nous sommes rendu à Misserguine, là ou est enterré le Père Clément, connu dans le monde entier. Nous y avons repéré l’emplacement de sa tombe qui jouxte l’église (dédiée maintenant aux Algériens qui auraient été torturés par la France. Car sans leur Chaiids (Martyrs) l’Algérie n’est « rien » !.. C’est même devenu une affaire très rentable pour certains)!…. Enfin là où je voulais en venir et c’est le principal, c’est qu’il est question avec la bienveillance de Monseigneur Vesvo Evéque d’Oran, de valoriser cette tombe dont actuellement il ne reste rien d’autre que de la terre et les ossements en dessous.

  4. Il faudrait faire un livre entier de témoignages d’algériens favorables à la France. Mais c’est toute une histoire compliquée que nos relations avec ce qui nous faisait sourire quand nous lisions les aventures de Tartarin de Tarascon qui y était allé chasser le lion. Les peintres s’y succédèrent et les livres abondent sur ce pays où l’amitié et la haine se confondaient. Maupassant a écrit des lignes édifiantes sur les uns et les autres qu’il faut lire dans le détail, avec bien d’autres sur ces régions ou sur le Moyen-Orient pour comprendre la très complexe pensée musulmane. Pour le détail il faut rappeler que si des algériens ont été « exfiltrés » par certains militaires c’était à l’insu du pouvoir politique français qui l’avait formellement interdit, notemment pour les harkis mais aussi pour tous ceux que l’on savait menacés de représailles terribles pour avoir simplement sympathisé avec la France. Le drame de l’arabe est que, aujourd’hui, et malgré des qualité linguistiques remarquables, c’est une langue qui ne sert à rien en dehors des pays de langue arabe. Tout le passé colonial romain est en ruine, mais est maintenant bien valorisé par des élites locales soucieuses de se souvenir des origines de leur pays qui ne fut pas toujours semi-désertique mais a souffert de modifications climatiques, de luttes tribales incessantes et d’une grande ignorance de la protection des sols, de la végétation et des pacages. Quel avenir? Peut-être que la mondialisation des transports et de la communication dans laquelle les habitants de ces régions excellent pourra-t-elle finir par changer les choses. Mais si l’on en juge par les constats actuels ils sont toujours à la recherche d’un bon chemin. Souhaitons qu’ils le trouvent rapidement et que toutes les épines du passé ne servent plus à cacher les causes profondes de leurs difficultés.

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