Mon Afrique du Sud

Mon Afrique du Sud – La Traversée du Siècle #19

Poursuite de La Traversée du Siècle, l’histoire depuis les années 50 et suivantes, évoquée à partir de mes souvenirs personnels : l’Afrique du Sud est pour les touristes le pays des grands espaces et des parcs nationaux, le pays de l’apartheid pour beaucoup, une grande puissance africaine, avec quelques dérives « du Sud » pour les économistes.

J’ai traversé tout cela et vais essayer de vous le raconter.

Le cycle de l’apartheid et après

Nous sommes au début des années 1950, j’ai 10 ou 12 ans et je lis Paris-Match. Je suis frappé par des photos décrivant des situations bizarres : des familles obligées de déménager parce qu’elles n’ont pas la bonne couleur de peau. La même couleur que qui ? Et pourquoi ce remue-ménage ?

Au fil des années, je comprends peu à peu. L’apartheid (traduction approximative : le fait d’être « à part ») a été voté en 1948 après la victoire aux législatives des Boers, descendants des colons hollandais, et on doit séparer les différentes « races » par quartier, quitte à faire déménager ceux qui ne sont pas au bon endroit.

Mais pour bien comprendre, il faut d’abord rappeler l’histoire de l’Afrique du Sud avant l’apartheid.

Une histoire rapide du pays jusqu’en 1948

Arrivée de Jan Van Riebeeck au cap en 1652
Arrivée de Jan Van Riebeeck au cap en 1652 (source Jacques Leclerc)

Vu d’Europe, le cap de Bonne-Espérance a été « découvert » par les Portugais en 1488 et les Hollandais s’y sont installés en 1652. Ils y ont trouvé une population locale très clairsemée, traditionnellement appelée hottentote et boschimane (je suppose que c’est une déformation du mot « habitant de la savane » en hollandais) ».

Il ne s’agit ni physiquement ni culturellement de « bantous », les noirs africains que nous connaissons, originaires d’Afrique centrale et migrant alors vers le sud du continent. A cette époque, ils n’avaient pas encore atteint la région du Cap, mais seulement d’autres régions de l’actuelle Afrique du Sud. D’où des querelles incessantes sur « qui est arrivé avant les autres en Afrique du Sud, les blancs ou les noirs ? ». En fait la réponse dépend des régions de cet immense pays.

Les Hollandais se sont métissés à cette population locale, donnant un groupe appelé « les métis du Cap » qui vivait mélangé avec les Hollandais « de souche ».

Les rangs de ces derniers ont été renforcés en 1685 par des émigrés huguenots français que Louis XIV avait chassés. Ils ont introduit le vin, et étaient tellement nombreux qu’il a fallu interdire l’usage du français, de crainte qu’il ne chasse le hollandais. Attention ! Nous sommes à une époque où l’Afrique était très peu peuplée, tant côté indigène que côté colons : nous parlons de groupes de quelques centaines de personnes… qui se sont multipliés depuis.

Peu à peu des Hollandais, les Boers (« paysans »), s’installent dans l’arrière-pays, allant très loin vers l’est, où ils finissent par rencontrer les premiers peuples bantous venant du nord.

En 1797, arrivent les Anglais, pour qui tenir « Le Cap » (de Bonne-Espérance) était une étape stratégique sur la route des Indes, joyau de leur empire. Ils profitent de l’affaiblissement de la Hollande, battue par les révolutionnaires français. La colonie est annexée à l’empire britannique en 1814, mais la population hollandaise supporte mal la tutelle anglaise, notamment parce qu’elle interdit l’esclavage en 1833.

Une partie des Boers vont fonder à partir de 1852 des républiques indépendantes dans ce qui est aujourd’hui le centre et le nord du pays, dans des régions peu ou pas peuplées, à l’époque non contrôlées par les Britanniques.

Pendant ce temps, l’est du pays voit s’affirmer un royaume zoulou qui s’impose de manière sanguinaire aux populations environnantes. Les Zoulous se heurtent en 1838 aux Boers qui les écrasent. Les Britanniques se dépêchent d’occuper la côte du Natal et les Boers repartent vers le nord.

Dans une zone intermédiaire, les Britanniques se heurtent violemment à d’autres bantous, les Xhosas, rivaux des Zoulous. Un siècle et demi plus tard, Nelson Mandela, prince xhosa, fera momentanément face à un mouvement zoulou.

C’est au tour des Anglais de se heurter aux Zoulous. Défaites et victoires se succèdent, avec notamment la mort du fils de Napoléon III qui servait dans l’armée anglaise, ses parents étant en exil en Grande-Bretagne.

Les Zoulous sont définitivement soumis aux Anglais à partir de 1879.

A la fin du siècle, les Anglais s’attaquent aux républiques boers et les soumettent (c’est le début de la carrière de Winston Churchill), d’une part pour matérialiser leur idée d’une Afrique britannique « du Cap au Caire » et d’autre part parce qu’elles se révèlent d’une grande richesse minière, notamment en or et diamants. Les Britanniques ont toujours eu une vision de la colonisation beaucoup plus économique que les Français !

Union Sud Africaine 1910
Union Sud Africaine 1910 (source Jacques Leclerc)

En 1910, les Anglais regroupent tous ces territoires sous le nom d’Afrique du Sud. Ils dotent ce nouveau « dominion » (colonie autonome) d’une constitution au bénéfice de la population d’origine européenne. Les Boers majoritaires prennent petit à petit le contrôle politique et instituent l’apartheid en 1948, qui mettra une dizaine d’années à se mettre en place et prendre la forme qui sera dénoncée par les noirs et les métis… et les autres communautés.

Je précise que cet apartheid a aussi un fondement religieux prêché par des églises protestantes Boers.

C’est la mise en place de cet apartheid que je découvre dans Paris-Match.

Ca vous paraît compliqué ? Je n’ai pourtant pas tout dit : il y a de nombreuses autres communautés dans différentes parties du pays, qui cultivent chacune le souvenir de victoires et de défaites ou de brimades pendant ces quelques siècles : les musulmans du Cap, les Indiens, les Français de l’île Maurice et d’innombrables communautés bantoues, locales ou immigrées. Vous comprenez pourquoi l’analyse de ce pays m’a toujours intéressé : je suis tombé jeune dans le chaudron de l’histoire et de la géographie humaine.

Drapeau d'Afrique du Sud

 

 

Le drapeau d’Afrique du Sud : Le noir symbolise le peuple présent sur les terres avant la colonisation, le jaune or représente les ressources naturelles de la terre comme les diamants, le bleu et le rouge sont les colonisateurs Néerlandais et Anglais. Le blanc représente la démocratie et la couleur verte représente l’Union et la Paix entre les différents peuple.

L’Afrique du Sud vue de loin : années 1950 à 1994

Ayant été sensibilisé à l’Afrique du Sud par ce reportage de Paris-Match, je glane dans l’enseignement et des articles tout ce que je vous ai décrit ci-dessus. Et je suis l’actualité de ce pays en rêvant d’y aller un jour.

L’histoire ne s’arrête pas. L’Afrique du Sud est prise dans la guerre froide, le gouvernement sud-africain soutient la rébellion pro-occidentale de l’Angola contre le parti marxiste au pouvoir, soutenu par Cuba. La lutte est indécise jusqu’à un compromis en 1988 prévoyant le retrait de Cuba et de l’Afrique du Sud.

En 1988, Dulcie September est assassinée à Paris. La presse mondiale en fait grand bruit. C’est un cadre du parti de Mandela, l’ANC (sigle anglais de Congrès National Africain), pas une personnalité de premier plan. Je suis donc surpris de voir que, dans le monde entier, et dans des pays où il était peu présent, le parti communiste organise des manifestations vengeresses. Pour moi, c’est un témoignage de sa force et des liens entre l’URSS et l’ANC.

Heureusement pour Mandela, l’URSS est affaiblie par la chute du mur de Berlin en 1989 et disparaît en 1990, libérant l’ANC de la tutelle communiste.

Le jour où De Klerk a changé l'Histoire
Afrique du Sud : Le jour où De Klerk a changé l’Histoire (article dans le Courrier International)

Mandela, libéré la même année, peut enfin conclure les négociations engagées dans sa prison avec le président de Klerk et faire un compromis avec les blancs : on ne touche pas à leur position économique, et notamment pas aux « fermes blanches », mais on applique « un homme, un vote », quelle que soit la couleur de l’électeur c’est-à-dire que l’on donne le pouvoir politique aux Noirs, on ne peut pas dire « aux Africains » car les Boers se considèrent également comme tels.

Les premières élections multiraciales lieu en 1994, donnent une majorité à l’ANC et Mandela est élu président.

C’est pendant cette période intérimaire que je fais mon premier voyage.

Un voyage politique

Provinces d'Afrique du Sud

Il ne s’agit pas de tourisme mais d’une tournée politique organisée par un professionnel : rencontres avec des élus, des journalistes… qui confirment et précisent ce que je savais.

Le pays bouillonne, les idées les plus extrêmes sont lancées, y compris celle des libertariens qui suggèrent l’autonomie des plus petites unités possibles, chacune ayant ses propres lois éventuellement raciales.

Les intellectuels voient l’avenir en rose, les partis extrêmes en noir. Il s’agit, pour ces derniers

  • d’une part, des « séparatistes blancs » qui refusent la fin de l’apartheid et cherchent à créer des communautés séparatistes.
  • d’autre part, des extrémistes noirs qui veulent s’emparer immédiatement des biens des blancs, ces derniers méritant une balle dans la tête au titre de punition de l’apartheid.

Bref une situation « à l’algérienne 1962 », avec comme différence que la tentation d’un OAS par les blancs n’a pas de succès, en partie du fait de la popularité d’un Mandela idéaliste, et de l’absence de clivages religieux, presque tout le monde étant profondément protestant.

Les extrémistes noirs veulent ignorer ce qui était arrivé quelques années plus tôt à leurs voisins des ex-colonies portugaises, l’Angola et le Mozambique.

Ces pays, qui avaient également une assez forte proportion de blancs se sont écroulés suite à la prise de pouvoir des partis marxistes qui ont entraîné le départ des Portugais. À quoi sert de mettre la main sur une entreprise et de se mettre dans le bureau du président s’il n’y a plus de personnel qualifié et que les clients sont ruinés, ont quitté le pays ou deviennent inaccessibles, faute de transport et d’ordre public ?

Côté « séparatistes blancs », on prend conscience d’une erreur stratégique : dans les régions peu ou pas peuplées à l’arrivée des Boers, puis des migrants européens attirés par l’activité minière et qui auraient pu rester « blanches », on a fait venir une masse de travailleurs noirs qui se sont installés, puis on a fait venir leurs familles. C’est une illustration de l’aveuglement empêchant d’imaginer une future égalité électorale.

Si bien que le centre du pays, et pas seulement le sud et l’est est maintenant à majorité noire. Seul l’État du Cap reste à majorité « blancs plus métis », probablement pour un temps limité, puisque que sa relative prospérité attire les immigrants du reste du pays.

L’anglais devient seule langue officielle, l’afrikaans, langue des Boers et des « métis du Cap », dérivé du hollandais et ancienne « co-langue officielle », est rétrogradé au rang de langue locale, alors que sont officialisées 8 autres langues locales dont le zoulou.

Deuxième voyage

Durban Afrique du Sud
Durban Afrique du Sud

Nous sommes au XXIe siècle. Je participe à un colloque international de démographie à Durban, sur la côte sud-est. C’est une ville un peu à part, avec un beau front de mer et une minorité indienne influente.

La foule sur la corniche est évidemment noire dans son immense majorité, mais dès que l’on va dans un restaurant classique sur la même corniche, il n’y a que des blancs, à l’exception d’un ou deux Indiens et d’un riche Zoulou.

Même hiérarchie sociale au palais des congrès où se tient le colloque : brève allocution du roi des Zoulous, bienvenue du maire noir, puis du directeur blanc, tandis que les employés administratifs sont « arcs-en-ciel » (slogan du pays), c’est-à-dire blancs, métis, indiens, et noirs. Naturellement je zigzague dans la ville pour accumuler des impressions, à la grande frayeur de nos accompagnateurs.

Ils préfèrent nous emmener à la visite organisée d’un village zoulou. Village prospère par rapport au reste de l’Afrique, pauvre par rapport à un village français. Il y a un supermarché tenu par un blanc.

Ce n’est qu’une illustration du demi développement du pays, une autre étant le taux de fécondité le plus bas d’Afrique subsaharienne avec 2,4 enfants par femme en moyenne.

Concernant la politique étrangère, le tropisme au soviétique de l’ANC est devenu un tropisme pro-russe. Le ministre russe des affaires étrangères vient d’être chaleureusement reçu et l’armée russe a participé aux exercices militaires de l’Afrique du Sud.

Un déclin relatif après Mandela

Finalement Mandela et son premier ministre Thabo Mbeki, qui lui succédera à la présidence de 1999 à 2008, ont évité les gros problèmes ethniques que chacun redoutait. En particulier, l’exode des blancs a été limité.

Il faut néanmoins noter l’assassinat de centaines de fermiers blancs, dont le chef séparatiste Eugène Terreblanche (sic !), et l’apparition d’une grande bourgeoisie noire. Ses membres sont, soit recrutés par des entreprises blanches pour des raisons de compétence ou d’image, soit, pour les immensément riches, pour des raisons de copinage politique, comme l’a illustré le président suivant, Jacob Zuma, qui fait face à des ennuis judiciaires pour corruption massive, avec l’appui technique d’une riche famille indienne qui en a bénéficié.

Le président actuel, Cyril Ramaphosa a donc fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, mais il est depuis affaibli par la découverte d’une importante somme d’argent liquide cachée dans son divan…

Le résultat du pillage du secteur public a, par exemple, affaibli Eskom, la compagnie nationale d’électricité : le courant est coupé plusieurs fois par jour et Transnet, la compagnie nationale de chemin de fer marche au ralenti, ce qui entrave évidemment l’économie et le niveau de vie.

Cyril Ramaphosa
En Afrique du Sud, le président Cyril Ramaphosa appelle à « utiliser l’électricité avec parcimonie » (article dans Le Monde Afrique)

C’est décevant pour un pays qui bénéficie d’une forte minorité, principalement blanche, de formation et de compétence mondiale.

À la fin du XXe siècle, l’Afrique du Sud de Mandela était un modèle pour l’Afrique. Aujourd’hui, son statut moral s’est effondré et sa gouvernance ne se distingue plus nettement de celle d’autres pays du Sud.

N’étant pas prophète, je ne peux pas conclure et notamment pas préjuger de quel côté va pencher la balance de la qualité de la gouvernance.

Yves Montenay

 

La Traversée du Siècle, L’histoire depuis les années 50 et suivantes, évoquée à partir des souvenirs personnels d’Yves Montenay, féru de politique depuis son plus jeune âge.

Si vous avez manqué les épisodes précédents :
#1 – De la Corée au Vietnam (1951-54) : la géopolitique vue par mes yeux d’enfant
#2 – Algérie, Hongrie et Canal de Suez : 1954-56, tout se complique !
#3 – L’école, les Allemands et les Anglais des années 1950
#4 – Des gouvernants calamiteux et l’affaire algérienne achèvent IVe République 
#5 – URSS, 1964 : un voyage rocambolesque
#6 – 1963 et la francophonie américaine
#7 – Le Sahara
#8 – Une aventure au Laos (1974-1984)
#9 – Mon Chirac (1967-1995)
#10 – Le président Senghor, français et africain
#11 – La Roumanie, loin derrière le mur de Berlin
#12 – Le Moyen-Orient autour de 1980
#13 – Entreprendre au Moyen-Orient : la catastrophe évitée de justesse
#14 – La disparition des vieilles civilisations du Proche Orient
#15 – Ma Corée 
#16 – L’administration contre le terrain
#17 – Quand l’ordinateur semait la terreur en entreprise
#18 – Philippe Rossillon, héros méconnu de la langue française

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