Humour : (dé)former le sens ?

Université Hassan II de Casablanca – Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben M’sik Casablanca
Laboratoire de Narratologie, de Discours et des Études Comparées Laboratoire du Maroc et Mondes Occidentaux, Histoire, Sciences Humaines et Sociales
Groupe de Recherche en Linguistique et Cultures Francophones
Groupe de Recherche et d’Études des Littératures Francophones et Comparées

Humour : (dé)former le sens ?

Communication d’Yves Montenay au Colloque international du 19 novembre 2015

L’humour arme des faibles

L’histoire de l’humanité abonde malheureusement en régimes traditionalistes, à forte pression sociale, voire, dans certains cas liberticides. Dans tous ces cas il y a des forts et des faibles. Les forts, côté pouvoir politique, mais aussi côté pouvoir social et notamment religieux.

Que peuvent faire des faibles ? Notre propos ici n’est pas de parler de révolte ou de révolution, qui sont en général écrasées ou pour les rares qui réussissent, détournées par les anciennes ou les nouvelles élites. Mais de la résistance des esprits, qui peut prendre des formes sérieuses (Soljenitsyne) ou celles de l’humour. La première est en général élitiste et la deuxième populaire.

Certes l’humour est d’abord fait pour rire entre amis. Mais il est aussi une arme qui a parfois été puissante, et même quand elle ne l’est pas, permet de survivre en attendant une situation meilleure

Je vais me limiter à deux exemples de pouvoir : celui de l’église catholique de jadis et celui du monde communiste de naguère. Ces exemples ont notamment l’avantage de se référer à des situations maintenant passées et sur lesquelles nous pouvons avoir un recul historique

L’église catholique

Sa puissance jadis est mal connue par les générations d’aujourd’hui. Certes, elle n’a jamais été dans la situation du wahhabisme dans l’Arabie actuelle, et une comparaison avec l’Iran islamiste serait plus pertinente. L’Iran a une église, je veux dire une « hiérarchie religieuse » puissante et parallèle à la société civile, sauf au sommet où le guide suprême a le dernier mot et l’emporte sur le président de la république élu au suffrage universel. Cela correspond à peu près à la première étape ci-dessous.

L’église catholique a en effet connu trois étapes après être devenue officielle en Occident :

– la première est celle de sa toute-puissance après été officialisée par l’Empire Romain, toute puissance non seulement sociale et morale, mais aussi politique puisque les grands de ce monde étaient censés lui obéir. Et étaient parfois obligé de le faire, comme Henri IV, à la tête du Saint Empire Romain Germanique, se présentant en 1.077 à Canossa, en chemise dans la neige pour demander le pardon du pape et la levée de son excommunication. Cela a duré 14 siècles (du 4è au 18è), soit autant que toute l’histoire de l’islam.

– la deuxième étape où elle restait très puissante, mais commençait à être critiquée a duré jusqu’en 1789 en France, où elle s’est prolongée de façon atténuée au cours du XIXe siècle, et parfois jusqu’au milieu du XXe siècle : au Québec (années 1960), au Portugal (1974) et en Espagne (après 1975). En France, on se souvient du supplice du Chevalier de la Barre en 1766 pour avoir  « atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». La médiatisation de cette affaire par Voltaire n’est pas pour rien dans la réaction anti-religieuse de la Révolution.

– La troisième étape date des lois sur la laïcité en France en 1905, elle a alors peu à peu perdu toute puissance et on a pu la critiquer très violemment, et parfois très cruellement, comme le faisait régulièrement Charlie Hebdo. Je profite à ce propos, puisque je suis dans le pays musulman pour préciser, que la laïcité a donc été établie en France contre l’église catholique, et non contre un islam alors inexistant en France.

Revenons en arrière : cette toute-puissance de l’église au Moyen Age s’est matérialisée par l’Inquisition qui a torturé. L’église a fait brûler vives d’innombrables personnes, dont Giordano Bruno et Jeanne d’Arc. Si on évoque souvent respectivement l’astronomie et la politique pour leur condamnation, il n’en reste pas moins que leurs procès s’appuyait sur des « raisons » religieuses tournant autour de l’apostasie.

Plus tard, dans L’Apologie de la Vraie Divinité chrétienne (1676), on peut lire : « Il n’est pas permis aux chrétiens de pratiquer les jeux, les comédies, les sports de récréation ; ils ne conviennent pas au silence, à la sobriété et à la gravité catholique. Le rire, le sport et la chasse ne sont pas des activités chrétiennes ». Cela n’a pas empêché les dessinateurs de faire circuler des images où l’on voit des ânes apprenant le latin (la langue de la religion) aux évêques, ou de donner une tête de renard au pape, ou les fabliaux de critiquer non pas la religion, mais les hommes qui en faisaient un outil de pouvoir et en abusaient.

Le texte plus connu est L’Heptaméron, recueil de 72 nouvelles écrites par Marguerite de Navarre (1492-1549), un classique de l’anticléricalisme médiéval, avec ses moines et ses prêtres débauchés.

Je peux également évoquer quelques jurons, qui sont une autre forme de révolte. La colère poussait à dire « je renie Dieu », mais c’était trop dangereux et de toute façon le mot Dieu était sacré ; on disaient donc «jarnicoton », de même pour le fameux « morbleu » (« mort de Dieu »), qui avait sans doute perdu son sens sacrilège à l’époque des « Trois mousquetaires » (ou du moins chez Alexandre Dumas 200 ans après) . De même encore pour les jurons « ciboire » et « tabernacle » (objets sacrés de la messe catholique) au Québec que j’ai encore entendu dans ma jeunesse.

Tout cela est aujourd’hui du passé. Personnellement j’estime qu’attaquer une institution ou des personnes qui ont perdu leur puissance n’est plus de l’humour. Et d’ailleurs Charlie hebdo perdait peu à peu tous ses lecteurs anti-cléricaux et n’a retrouvé en une notoriété très momentanée que du fait des événements que vous savez, qui ont donc été contre-productifs à tous points de vue.

Le monde communiste

Les régimes communistes étaient puissants et cruels. Ils sont notamment à l’origine des deux plus grandes famines de l’humanité, et ont poussé l’encadrement social et les pressions sur les individus à des niveaux jusqu’alors inconnus, grâce aux moyens modernes d’écoute, ce qui me permet une première anecdote :

pourquoi est-il interdit d’arroser les pots de fleurs ?
pour ne pas abîmer les micros

Comme la moitié du monde n’était pas communiste, les dissidents ou les réfugiés ont pu publier en Occident une masse de documentations. Outre Soljenitsyne, il y a eu de nombreux autres livres dramatiques. On peut y ajouter « 1984 », écrit en 1949 par George Orwell. Il y a eu aussi un écho de l’humour local, que j’ai pu vérifier moi-même en allant assez souvent dans ces pays de 1964 à 1990.

Un premier exemple datant de 1964, donc à une époque relativement détendue sous Kroutchev, concerne les « mangeurs d’acier ».

Notre groupe d’apprentis ingénieurs a alors droit à un exposé très auto-satisfait de l’économie soviétique, et notamment de la rapide augmentation de sa production d’acier.

Et en France ? me demanda-t-on
Elle baisse, car d’autres matériaux commencent à apparaître (il y avait aussi une légère récession),
C’est la crise du capitalisme, continua mon interlocuteur,

La réunion se termine, un employé s’approche de moi et me glisse dans l’oreille : « Je crois que nos dirigeants mangent de l’acier. Mais nous, on préfèrerait de la goulasch (le plat populaire) ».

Et j’en ai entendu bien d’autres, qui ont eu ensuite du succès en Occident :

Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Le communisme, c’est le contraire.
Un communiste c’est celui qui a lu les oeuvres de Marx et Lénine.
Un anticommuniste c’est celui qui les a comprises.

La plus célèbre est peut-être celle sur le goulag, ensemble de camps de détention et de travail à forte mortalité, et « Popov » (l’équivalent de « Dupont » en français) :

Trois hommes discutent au goulag.
– pourquoi es-tu là ?
– j’étais contre Popov, donc on m’a interné quand il a été promu,
– et toi ?
– j’étais pour Popov, et quand il est tombé en disgrâce, on m’a envoyé ici,
– et toi ? demandent-t-ils au troisième,
– moi je suis Popov

 Tout cela a permis de « garder le moral » et a probablement contribué à saper le régime qui s’est finalement écroulé en 1990.

En Algérie ?

Dans ce pays, au régime très « musclé », il y a aussi des forts et des faibles. Mais les faibles ont accès à une presse relativement libre. Quelques exemples :

Du journal satirique EL Manchar, https://el-manchar.com/

Sous le titre : Conversion de Vladimir Poutine à l’Islam : l’engagement russe au Moyen-Orient enfin expliqué on voit l’intéressé faire un gros clin d’oeil

Et une allusion au très mauvais état physique du président Bouteflika : Abdelaziz Bouteflika rejoint le groupe des 19, qui devient le groupe des 19,5. Il ne s’agit pas de se moquer de la santé de la personne, mais de rappeler qu’il devrait démissionner plutôt que de ne plus gouverner et laisser son entourage profiter de son pouvoir.

Et cette allusion au fait qu’il passe une partie de son temps dans les hôpitaux français sans donner de nouvelles :

El Manchar : L’Elysée met en place une boite mail pour demander des nouvelles de Bouteflika : « comment_va_boutef@elysee.fr »

Le quotidien El Watan a régulièrement une image au moins ironique à la « une »
« Chef, on a interpellé un suspect qui parlait de changement de régime »
« Je parlais de mon régime alimentaire »

Une revanche verbale en conclusion

1815 : les Anglais ont battu Napoléon et occupent la France. Un amiral anglais essaie d’humilier le corsaire Robert Surcouf qui leur a pris de nombreux vaisseaux.
Vous les Français vous vous battez pour l’argent, nous Anglais, nous nous battons pour l’honneur
Et Robert Surcouf de répondre : « Monsieur, chacun se bat pour ce qu’il n’a pas !!! »

Yves Montenay

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