La France a un pays ami et largement francophone, le Maroc. Des maladresses réciproques, mais surtout françaises, mettent ces relations en péril.
Commençons par un rappel historique.
Histoire des relations franco-marocaines
Des relations exceptionnelles à l’époque coloniale
Le Maroc devient un protectorat français en 1912 pour devenir indépendant en 1956. 44 années, c’est a priori bref pour des relations profondes, d’autant que les 2 guerres mondiales ont « distrait » la France pendant 9 ans.
La présence française en Algérie, en Tunisie et au Vietnam a été bien plus longue.
Cependant le premier résident général, Hubert Lyautey, dont le règne a été encore plus bref puisqu’il s’est terminé en 1925, a fondé une relation profonde.
Cette période bien documentée, notamment par Lyautey lui-même, est celle d’un grand respect pour la civilisation et les institutions marocaines. Respect de pure forme diront les uns, car c’était en pratique la France qui dirigeait.
Mais la forme peut avoir beaucoup d’importance, et peut même influencer le fond.
D’abord, contrairement à l’Algérie qui était une colonie, puis « la France », le Maroc et la Tunisie n’étaient que des protectorats.
Mais contrairement à la Tunisie, qui dépendait de l’empire ottoman, la figure royale symbolisant la nation marocaine était restée en place et Lyautey a veillé à son respect.
De même pour la religion musulmane, dont Lyautey, catholique fervent, savait ce qu’était une foi vigoureuse.
De même pour les mœurs locales, dans les moindres détails : par exemple, Liautey adorait taquiner des visiteurs français en leur faisant partager un couscous mangé à la main.
Le général Lyautey a également pris soin de placer le quartier colonial (et dirigeant) de Rabat en dessous du Palais-Royal. Sa politique d’ouverture et de respect envers les Marocains s’est manifestée jusque dans la tombe, avec le dernier message qu’il leur a adressé via l’inscription qu’il a demandé de faire figurer en arabe sur son cercueil à Saint-Louis des Invalides : « Je suis fier d’avoir servi le grand peuple marocain » (je résume plusieurs traductions qui divergent légèrement).
Les milieux coloniaux de l’époque ne lui ont d’ailleurs pas pardonné cette attention aux populations locales et il a été remplacé en 2025 par un gouverneur plus « énergique », ce que De Gaulle, qui voyait à long terme, a reproché au général Pétain.
Une décolonisation relativement réussie
L’implantation humaine et économique de la France au Maroc a été relativement préservée, contrairement à ce qui s’est passé en Algérie et Tunisie :
- En Algérie, les Pieds-noirs ont dû partir brutalement, notamment du fait de l’OAS, conséquence ultime de leur attitude méprisante envers la majorité musulmane.
- En Tunisie, après un bon départ, des conflits – tout à fait évitables à mon avis – entre Bourguiba et De Gaulle ont fait fuir les Français, les Italiens et les Juifs.
Le royaume chérifien a connu une brève période de « marocanisation » de certaines entreprises, mais qui ont continué leurs activités dans un cadre francophone. La bourgeoisie marocaine qui en a profité s’est souvent francisée.
Cette période a ensuite été proclamée officiellement terminée vers 1973, et de nouvelles entreprises françaises ont pu s’installer.
Finalement il n’y pas eu la même coupure économique et humaine avec la France que dans le reste du Maghreb.
Parallèlement, l’arabisation de l’enseignement public n’a été que très progressive de l’indépendance aux années 1980, et il y a actuellement un retour partiel de l’enseignement des mathématiques et des sciences en français au lycée.
En parallèle, la langue dans l’enseignement privé, notamment professionnelle, est restée largement le français.
Une imbrication humaine profonde
Cette présence importante du français au Maroc a d’abord des raisons humaines à tous les niveaux de la pyramide sociale.
À la base de cette pyramide, il y a des nombreux immigrants marocains dans les pays francophones : la France bien sûr mais aussi la Belgique et le Québec. Leurs enfants vont dans des écoles totalement francophones, et parlent français entre eux. Ils rentrent pour les vacances au pays et discutent avec leurs cousins qui ont appris plus ou moins de français à l’école marocaine.
Au sommet, il y a les Marocains aisés qui offrent une éducation francophone à leurs enfants, de la maternelle à l’université. Les meilleurs vont poursuivre leurs études supérieures en France, et fournissent d’excellents éléments dans les grandes écoles françaises. On se souvient de ce Marocain classé « zéro bis » à Polytechnique, c’est-à-dire avant tous les Français.
Ils en ramènent parfois une femme française, et, de moins en moins exceptionnellement, un mari français malgré l’interdiction religieuse, qui est devenue théorique au sommet.
Qui a entretenu une implication économique étroite
Le fait que les entreprises françaises trouvent au Maroc des employés francophones à tous les niveaux a facilité leur multiplication et fait que beaucoup d’entreprises marocaines travaillent en français.
Du coup, pour trouver un emploi dans ces entreprises, se sont multipliées les écoles professionnelles de niveau moyen : informatique, gestion, comptabilité… et de niveau supérieur parfois en coopération avec les grandes écoles françaises.
Et toute cette population nourrit l’existence de médias économiques et généraux en français.
Mais, attention, le Maroc n’est pas pour autant un pays francophone au sens habituel.
Le contexte linguistique marocain
Cent fois, j’ai fait celui qui ignorait le Maroc et ai demandé à mon chauffeur de taxi pourquoi les décors urbains étaient largement en français. La réponse est : « Monsieur, c’est parce que c’est notre deuxième langue officielle ».
Or ce n’est pas le cas et les autorités le font souvent sentir. À tout moment les proclamations officielles rappellent que c’est une langue étrangère, et quelques extrémistes rajoutent « coloniale ».
C’est l’occasion de rappeler le contexte linguistique marocain. Je vais être bref et vous renvoyer à mes nombreux articles sur le sujet, dont « le chamboulement de la notion de langue officielle ».
Le chamboulement des notions de langue officielle, majoritaire ou minoritaire au Maghreb
D’abord l’arabe est associé dans les esprits à la religion musulmane et bénéficie donc d’un prestige religieux.
Il jouit également d’un prestige politique puisque que, en Islam, le temporel et le spirituel sont moins distingués qu’en Occident, ce à quoi s’ajoute le fait que le roi est « commandeur des croyants ». Ce statut a par ailleurs l’avantage de limiter l’influence des islamistes, dont la partie légaliste ne peut s’opposer au roi, notamment en matière linguistique.
Le fait que l’État soit religieux, mais par ailleurs respecte la liberté de culte des autres religions, signifie notamment que le droit civil est religieux lui aussi, et donc en arabe. Ce qui n’empêche pas le droit commercial d’être formulé et exécuté en français.
Mais il faut rajouter que les Marocains ne parlent pas vraiment l’arabe, mais une langue locale : la darija que les Français appelaient l’arabe dialectal.
Sans entrer dans des controverses linguistiques, disons que cette langue tient de l’arabe surtout dans le domaine religieux, du français surtout dans le domaine technique et des langues berbères. Elle gagne du terrain dans les médias et certains Marocains souhaitent que cette langue devienne officielle, ce à quoi sont opposés ceux qui ont une bonne connaissance de l’arabe proprement dit, qui se sont multipliés depuis des décennies d’écoles publiques en arabe.
Lors d’un de mes premiers voyages au Maroc, donc à une époque où la grande majorité était analphabète, j’ai demandé pourquoi on n’écoutait pas le roi qui était en train de faire un discours à la télévision. Réponse : « par ce qu’il nous parle en arabe », c’est-à-dire en arabe littéraire et non en darija ; « on n’y comprend rien, il veut probablement nous dire qu’il va augmenter les impôts ».
Et les langues berbères sont également devenus récemment officielles, du moins en théorie, ce qui complique encore la situation linguistique.
Tout cela fait que la francophonie marocaine est profondément ancrée dans le pays, mais que son statut juridique rend sa situation précaire, notamment vis-à-vis de l’anglais.
Tout ce que nous venons de voir sur la francophonie est familial ou commercial, donc du domaine privé.
Or, en politique, le contexte est très différent.
Menaces sur les relations franco-marocaines
Les relations officielles franco-marocaines ont été bonnes dans l’ensemble depuis l’indépendance à part quelques coups de froid, par exemple à l’occasion de l’affaire Ben Barka, principal opposant au roi Hassan II, enlevé par le gouvernement marocain en plein Paris le 26 octobre 1965, avec la complicité d’agents ou de membres de services officiels français.
Il faut noter par exemple l’installation au Maroc d’une école de formation des imams marocains en France, comprenant un perfectionnement en français et une initiation au droit français et aux coutumes hexagonales… et par ailleurs dans la ligne du contrôle des Marocains de l’étranger par Rabat, ce qui n’est pas forcément dans l’esprit de la loi récente sur le séparatisme.
La rivalité Maroc/Algérie au Sahara occidental
Mais un gros obstacle demeure : la question « Sahraouie » : l’ancien « Sahara espagnol » doit-il être un État indépendant, comme le souhaite l’Algérie, ou une province autonome du Maroc ?
Le Maroc soupçonne en effet l’Algérie de vouloir en faire un Etat « client » lui permettant d’encercler le Maroc et donnant à l’Algérie un débouché sur l’Atlantique.
Sans le dire officiellement, par respect du dogme du « respect des frontières coloniales » le Maroc estime que l’Algérie a déjà été dotée par la France d’une grande partie du Sahara qui n’avait rien historiquement ou humainement d’algérien… et d’où vient son pétrole.
Le Maroc a fait de cette question du Sahara un problème essentiel depuis « la Marche verte » du 6 au 9 novembre 1975, mouvement populaire d’inspiration royale ayant mené à l’annexion de fait de la plus grande partie de ce territoire. Pour commémorer cet événement, le est même devenu un jour de fête nationale au Maroc.
Rabat se donne beaucoup de mal pour développer ce nouveau territoire, suscitant parfois la jalousie d’autres Marocains qui se sentent moins bien lotis
La diplomatie marocaine s’est efforcée de convaincre les autres Etats africains, très attachés au respect des frontières coloniales, et a enfin réussi à en rallier une majorité à sa cause.
La France ne voulant pas avoir un problème de plus avec l’Algérie est resté neutre dans ce conflit, ce qui irrite Rabat.
Emmanuel Macron voulant à tout prix améliorer la relation avec l’Algérie, sans beaucoup de réciprocité jusqu’à présent, la France est ainsi bloquée et sa neutralité mécontente les 2 parties.
D’une façon plus générale, l’Algérie occupe dans l’opinion française une place plus importante que le Maroc, qui a du mal à le comprendre, ayant gardé avec notre pays des liens bien plus intenses que ne l’a fait l’Algérie. À titre personnel je partage cette incompréhension.
Cette brouille n’aide pas notre langue à résister à la pression de l’anglais dans le pays.
La montée de la langue anglaise, comme en France
Il y a une propagande intense pour le passage à l’anglais, dans laquelle certains voient la main des États-Unis, qui est un allié traditionnel du Maroc. Je n’en sais rien, mais le simple impact de la mondialisation a le même effet qu’en France.
Il y a eu quelques gestes officiels, comme l’ouverture de l’université anglophone d’Ifrane à financement americano–séoudien, et surtout la généralisation annoncée de l’anglais dans l’enseignement secondaire, à côté du français.
À mon avis, les Marocains devraient être attentifs au maintien d’un statut privilégié de fait pour le français.
Pourtant le Maroc a intérêt à rester francophone
En effet, la francophonie est un atout puissant pour le Maroc, tant à titre économique qu’à titre individuel.
Elle lui permet notamment sa percée économique et commerciale dans une partie de l’Afrique, et l’établissement d’entreprises de services à distance francophones à destination l’ensemble du monde francophone, comme l’Inde le fait pour le monde anglophone.
Concernant les carrières individuelles, je suis frappé du succès de nombreux Maghrébins dans le monde anglophone et particulièrement au Canada et aux États-Unis du fait de leur bonne connaissance du français.
D’une part, au Canada, c’est souvent une obligation de droit ou de fait pour les entreprises, et d’autre part dans les institutions internationales publiques comme privées, un bilingue anglo–français passe devant les autres candidats, et notamment devant les Américains, qui sont en général monolingues.
Autrement dit, au Maroc, comme en France et ailleurs, il est certes nécessaire ou utile de maîtriser l’anglais dans certains métiers. Mais l’influence de cette langue est si grande que ça se fera naturellement, sans avoir besoin d’angliciser tout le pays et de lui faire perdre un de ses atouts.
Il serait dommage que le coup de froid actuel sur les relations officielles franco–marocaines mettre en péril la profondeur des liens individuels et économiques.
Eté 2023 : la situation s’aggrave
Mise à jour au 24 juillet 2023
Depuis que je rédigeais cet article le 8 juin, la situation a empiré.
D’une part Israël a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara, ce qui a amené l’Algérie à se rapprocher de la Chine et de la Russie, et a probablement augmenté les pressions de sens inverse sur la France.
Parallèlement, l’Algérie a accru sa pression en faveur de l’anglais et a rappelé l’obligation de mettre tous les titres et intitulés de l’enseignement supérieur en anglais, même si, faute d’enseignants anglophones, le cours est en français.
Bref cette neutralité de la France n’a que des inconvénients.
Yves Montenay
Marocain vivant en France, j’ai constaté , lors de mon dernier séjour à casa, que mes amis de lycée, tous ingénieurs d’écoles françaises, mettaient rapidement sur la table leur incompréhension sur le comportement de Macron. Faisant souvent la navette maroc paris , ils ont aligné plusieurs blocages « injustes » . Le ressentiment est fort, mais pour l’instant attribué à Macron.
Merci pour ce témoignage. Je suis moi aussi inquiet.
À mon avis le problème en algerie n’est pas langlicisation du pays où la perte d’influence du français mais c’est le fait que nos enfants deviennent des analphabètes trilingues: arabe, français, anglais. Mais la c’est un autre sujet!
Je suis tout à fait d’accord, et c’est encore compliqué par les autres langues dont le kabyle. Remplacer en Kabylie la transcription en caractères latins, qui est d’usage général, par celle en tifinagh me paraît le comble de l’absurdité. Il n’y aura probablement pas de suite concrète, et l’objectif n’est peut-être que de donner un coup de chapeau aux langues berbères en attendant qu’elle disparaissent.
Le Maroc a partiellement résolu ce problème d’analphabétisme en donnant la liberté aux écoles privées. Les Marocains que je connais ont un bon, voire excellent niveau de français, même à un niveau social moyen. Je ne suis pas compétent pour juger de leur niveau en arabe standard
Quel gâchis ! J ai été longtemps administrateur d une société a Casa les relations étaient extraordinaires et pleines de respect mutuel .Macron avec son obsession pour l Algérie ne comprend rien et l Algérie en profite et en plus contre nous !!
Mais qui pourrait enfin lui expliquer……
Tout à fait d’accord !