J’ai écrit il y a quelques mois « Quand la Chine s’effondrera », dont le résumé sommaire est que la Chine a fait le plus facile (urbanisation et rattrapage) et que sa croissance actuelle est en partie artificielle et grosse de problèmes futurs. Depuis, bien des données ont confirmé ma thèse, tandis que m’est apparue une certaine ressemblance avec les problèmes français, qui pointait déjà dans mon autre article « Méritons nous de gagner plus que les Chinois ? ».
Ces ressemblances sont de deux ordres :
– un gâchis technique, les dépenses n’allant pas où il faut,
– un problème politique, qui explique largement le premier point
Un gâchis colossal
La relance chinoise après « le trou » de 2008 a été massive et monétaire. Elle s’est traduite par une relance du bâtiment et des grands travaux, Concrètement on a brassé du métal, du béton et de l’énergie sans parler des transports et de la pollution qui vont avec. Et tout cela pour construire des immeubles, des TGV et des autoroutes à moitié vides. Des usines aussi. Les témoignages sont nombreux, notamment ceux des analystes du groupe japonais Nomura, bien implanté, ou ceux des Français de Hangzou : 16 mois de stock de logements dans cette ville pourtant active. Bref on pille de la planète pour rien. Et cela a fait monter le du pétrole, vidant encore plus nos poches au bénéfice de l’Arabie.
Le gouvernement chinois a compris. Il a juré que l’économie tiendrait davantage compte du marché et moins de décisions ministérielles intéressées (prestige, corruption…), donc qu’on se tournerait davantage vers la consommation privée et moins vers les investissements. Bref que l’économie serait dorénavant faite pour le citoyen et non pour le plaisir d’investir en multipliant les « bonnes affaires » pour les décideurs.
Cela ne semble pas s’être concrétisé. Le rattrapage économique de l’Occident est de moins en moins facile, avec le ralentissement de l’urbanisation, car la fécondité est faible et les campagnes se vident. Il faut maintenant augmenter la productivité des gens déjà en place, et non plus se contenter de mettre les paysans des usines et de copier le savoir-faire des étrangers. C’est beaucoup plus difficile et cela se heurte à des problèmes politiques.
Il y a des points communs avec la situation française. Certes notre pays est plus développé, mais cela tient plus à des actions passées qu’à ce qu’il fait aujourd’hui. Parmi les gâchis de même nature que ceux de la Chine, prenons les TGV qui dans les deux pays coûtent de plus en plus cher par minute gagnée par trop peu de voyageurs, ainsi que les autoroutes entre des villes très moyennes, car dans ces deux cas le maillage entre villes importantes est terminé depuis longtemps. Les autobus en province encore aujourd’hui bridés par la réglementation protégeant la SNCF, et les transports en commun du Grand Paris auraient été un bien meilleur usage de notre argent, de nos ingénieurs et de nos dépenses énergétiques. Tout cela est notamment épluché et exposé dans le récent rapport de la Cour des comptes sur le TGV, ainsi que dans les nombreuses études de l’IFRAP et l’article de Jean-Marc Vittori dans Les Échos du 20 octobre sur le ferroviaire, notre réseau routier, la folie des ronds-points, des « Hôtels de région » et des investissements publics en général.
N’oublions pas que l’investissement ne devrait pas être seulement physique, mais d’abord « humain » (la qualité de l’école et de la formation professionnelle). Gâcher des hommes est plus grave que de gâcher du béton ! Mais réformer l’école et requalifier les chômeurs est un problème beaucoup plus compliqué : pour le béton, un élu n’a qu’à lancer une commander et endetter son administration. Cela en France comme en Chine. En Chine le responsable y gagne une fortune, en France, l’élu s’offre ainsi une popularité, voire sa réélection, et dans certains cas des avantages concrets. L’investissement physique est donc une décision facile, alors que l’investissement humain l’est beaucoup moins : dans tous les pays du monde s’attaquer aux problèmes scolaires et de formation est un casse-tête et la réaction des acteurs mène en général au blocage, donc au maintien des défauts du système (reproduction des inégalités et exclusion en France, conformisme en Chine).
Plus généralement, dans les deux pays, une grande partie de l’argent public au sens large (y compris celui des entreprises d’État de droit ou de fait) va à des usages inutiles ou beaucoup trop largement pourvus en personnel, comme le fret-SNCF, le fonctionnement des barrages hydrauliques, ou encore les doubles emplois du « millefeuille territorial » (pour la France, et, semble-t-il, pour la Chine), ou encore la lourde administration inquisitoriale chargée de faire respecter la politique de l’enfant unique en Chine … alors que la fécondité est trop basse.
Ce gâchis persiste car des réformes nuiraient aux privilégiés politiques des deux pays.
En Chine comme en France, ce gâchis est politique
Quels privilégiés ? En Chine, le parti communiste est tout-puissant, mais il a bien changé. Il a notamment intégré « les capitalistes », et du coup ces derniers ne ressemblent pas ou plus à « nos » capitalistes occidentaux. Il s’agit des dirigeants de sociétés d’État ou d’entreprises dépendant largement de ses commandes. Or l’osmose avec la hiérarchie politique en fait des co-décideurs étatiques de leurs propres affaires, ce qui leur permet par exemple de violer les règles environnementales ou de d’acheter au prix normal de terrains agricoles expropriés à bas prix, le responsable politique local et ami gardant la différence en rémunération de sa complicité.
Tout cela ne peut bien sûr pas exister chez nous, en tout cas pas à ce point. Mais nos propres osmoses entre le politique et d’autres acteurs produisent des effets analogues :
– le politique donne par exemple aux syndicats, pourtant peu représentatifs du secteur privé, un pouvoir « quasi-législatif » de droit ou de fait (car souvent entériné par la loi), et un financement opaque, tout cela par passivité, voire crainte (à droite) ou complicité (à gauche),
– la fonction publique peuple le Parlement, les ministères et le gouvernement, à droite à peine moins qu’à gauche.
Finalement notre osmose politico-syndicale et entre fonction publique, législatif et exécutif influe comme Chine sur les choix politiques, bloque l’économie et explique les mauvais choix d’investissement dans les deux pays. Il s’y ajoute l’affectation d’une partie anormalement élevée du PIB à l’administration et aux entreprises du secteur public. Cela soit directement, soit indirectement en facilitant leur endettement que l’on classe artificiellement dans une autre rubrique que celle de l’État. Ce « truc » marche aussi bien en Chine qu’en France, voire encore mieux puisque l’on parle d’une dette de 200 % du PIB pour l’Empire du Milieu.
Alors dira-t-on, pourquoi la Chine progresse-t-elle si elle a les mêmes handicaps que nous ? D’abord parce qu’elle part de très bas et que le rattrapage est plus facile que la course en tête (voir« Quand la Chine s’effondrera »). D’ailleurs elle ne progresse pas si vite que ça : une partie très importante de cette fameuse croissance est fictive, car l’immeuble que l’on a construit et qui reste vide n’apporte rien à personne et a généré en contrepartie une « mauvaise dette » qu’il faudra bien déduire un jour de la croissance « officielle » et comptable. La croissance « réelle » est davantage liée à la demande d’électricité qu’aux statistiques du PIB. Or cette consommation a souvent stagné et est actuellement en baisse. Quant à la dette, elle est de 200% du PIB ! Souvenez-vous de ce qui est arrivé en Espagne, où des centaines de milliers de logements sont restés vides, et de la crise violente qui a suivi.
De plus, comme la France, la Chine se vide de ses capitaux et de ses hommes. Les investissements étrangers plafonnent ou diminuent, tandis que les entreprises françaises et chinoises préfèrent investir à l’extérieur notamment par crainte des « fantaisies » de leurs gouvernements, et que les nationaux s’expatrient. Ils se sentent critiqués et matraqués fiscalement en France, tandis qu’en Chine ils s’estiment menacés dans leur liberté quotidienne, ce qui peut aller jusqu’à la prison voire à une balle dans la tête, s’ils se trouvent pris dans une rivalité entre politiques.
Bref la Chine est un peu le miroir de nos propres problèmes : comme dans ce pays, les gâchis sont dus à l’osmose entre certains acteurs et le politique, ce qui est d’autant plus difficile à réformer que cette osmose est idéologiquement revendiquée, car dans les deux pays on estime que l’État doit s’occuper de tout, sans voir que c’est le secteur privé qui soutient l’ensemble. Pour les politiques, le plus simple est donc de ne rien faire : en Chine comme en France, on préfère le statu quo aux réformes. Cela s’appelle « stabilité » ou « harmonie » en Chine et « maintien des avantages acquis » en France.
Yves Montenay
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