Ce numéro aborde 4 dossiers : « Charlie » au sud, les problèmes de l’Arabie, leur reflet dans la situation iranienne et les accusations d’Obama sur la situation des musulmans d’Europe.
« Charlie » au sud, suite
Comme dit dans notre dernière lettre, nous n’avons pas vocation à répéter la presse
française, mais à parler des répercussions chez les musulmans de France et de l’étranger.
Auprès de ce public, l’exemple de Charlie Hebdo n’était pas le plus facile pour illustrer la
nécessité de la liberté de la presse, comme également auprès de beaucoup de chrétiens ou juifs pratiquants.
Je vous rappelle également que la représentation du prophète n’est pas un interdit sur
le plan purement théologique (comme expliqué dans Les Echos du Monde Musulman n°246). Par contre que les croyants, même « modérés », en soient aujourd’hui convaincus est un fait massif dans les pays musulmans comme en témoignent les Français et francophiles qui y vivent ou y travaillent.
C’est eux qui sont ou risquent d’être victimes d’une maladresse de présentation :
lire à ce sujet ma dernière tribune pour Le Cercle Les Echos : « Je suis Charlie, une erreur stratégique ».
Il faut bien distinguer France et étranger, ce que beaucoup de Français ne se donnent
pas le mal de faire, pensant que leur réaction est valable pour le monde entier :
– les musulmans de France sont censés connaître les lois françaises, savoir que le
blasphème n’existe pas juridiquement dans notre pays, et que le journal Charlie Hebdo ne représente pas le gouvernement. Il peuvent se renseigner ou protester de plusieurs façons : auprès des enseignants pour les parents d’élèves, de leurs élus pour eux-mêmes, voire aller au tribunal,
– les musulmans de l’étranger, qui non seulement ne connaissent pas les lois
françaises, et n’ont personne pour leur en expliquer les subtilités juridiques et politiques, mais qui, aussi et surtout, vivent dans des milieux où une grande partie de l’information, voire de la vie sociale, est entre les mains de musulmans traditionalistes et pieux, qui peuvent être extrêmement modérés ou au contraire sympathisants djihadistes, mais qui ont en commun de se sentir méprisés, voire humiliés, par un « Charlie » apparemment devenu officiel puisque défendu par le président de la République. Allez donc si expliquer -en haoussa- à un paysan du Niger, pays contigu de la zone de Boko Haram, que ce n’est pas la caricature qui est défendue mais un principe abstrait !
L’Arabie ne va pas très bien
L’important n’est peut-être pas la mort du roi, assez absent pour raisons de santé depuis
longtemps, ni même peut-être sa succession immédiate, le nouveau roi n’étant pas très vaillant non plus. Ce qui compte, ce sont les princes héritiers dont nous allons parler. Mais ce qui compte encore davantage, c’est la situation aux frontières du royaume.
À 69 ans, le nouveau prince héritier, Muqrin Ben Abdelaziz, est le plus jeune des
enfants du fondateurs, Ibn Séoud. Il avait déjà été nommé « prince héritier en second » par
le défunt roi. Sa nomination n’est donc qu’une confirmation.
Rappelons que la tradition tribale veut que la succession soit de frère en frère (et non
de père en fils). Le résultat mathématique est que les rois montent sur le trône de plus en plus vieux, maintenant que la mortalité est normale et n’est plus celle de l’époque où ces règles ont été adoptées. Donc le défunt roi avait envisagé de nommer prince héritier un petit-fils du fondateur, au grand mécontentement des traditionalistes. Finalement il a choisi Muqrin, le plus jeune des frères. Si on n’est pas passé aux petit-fils, du moins a-t-on sauté, si j’ai bien compris, un certain nombre de frères plus âgés (le fondateur avait au moins 35 fils !).
Ce nouveau prince héritier, formé dans une école militaire britannique, a été
notamment responsable des services de renseignements, et à ce titre actif dans les relations internationales. Par contre il n’est que demi-frère puisque sa mère est yéménite, et non la même que celle des monarques précédents. Il pourrait donc être contesté, et l’on remarque que le nouveau roi vient nommer son neveu, Mohamed Ben Nayef, « prince héritier en second » et son fils, Mohamed bin Salman, ministre de la défense. Donc le pouvoir et probablement un jour la couronne, devrait rester au clan Soudaïri (nom de la mère des rois précédents et de l’actuel).
Qu’en pense le citoyen saoudien de base, et plus encore la citoyenne ? Je n’en sais rien.
En tout cas les femmes qui ont pris le volant ont été arrêtées et seront jugées par un tribunal antiterroriste.
Le plus grave pour le nouveau roi est l’évolution aux frontières : l’État islamique
s’approche au nord et a tué un général saoudien ; les chiites appuyées par l’Iran progressent au Yémen, à la frontière sud ; les chiites du nord (la région pétrolière du royaume et ceux de Bahreïn) semblent matés, mais l’Iran est tout proche de ces deux régions et s’installe dans la partie chiite de l’Irak, voisine de l’Arabie.
L’Iran, justement
La même situation, mais vue de l’Iran, peut être décrite de la façon suivante en
exagérant à peine : « Nous, Perses, vieux ennemis des Arabes et bien supérieurs à eux,
contrôlons quatre capitales arabes : Bagdad (ce qui est symboliquement énorme), Damas,
Beyrouth et Sanaa (capitale du Yémen qui vient de tomber entre les mains des chiites
houtistes) ». Bien sûr, les Iraniens s’expriment plus diplomatiquement, mais c’est
impressionnant pour un pays au bord de la faillite, étranglé par les sanctions et par la chute du prix du pétrole.
J’en profite pour rappeler un point peu connu du grand public : les amateurs de
discussions philosophiques ou religieuses, et notamment les catholiques, préfèrent les chiites aux sunnites car les textes de ces derniers seraient beaucoup plus sommaires et beaucoup moins sérieux. Les Iraniens diront que c’est bien naturel qu’un vieux pays civilisé depuis 6.000 ans ait produit un islam justement plus civilisé que la variante sunnite « venant des barbares du désert » (précision historique : le sunnisme, en tant que corps de doctrine, est né à Damas dans une bourgeoisie nouvellement musulmane n’ayant plus grand-chose à voir avec le désert et avec le renfort de théologiens iraniens. Par contre le wahhabisme est effectivement un enfant du désert, à la fois historiquement et par son littéralisme, très réducteur pour les autres musulmans)
Ces considérations d’Occidentaux appréciant la subtilité du chiisme sont totalement
indépendantes de la brutalité dictatoriale de Khomeiny et de son successeur.
Les Américains, l’intégration et le terrorisme
The Economist du 6 septembre publie un long article confirmant ce qu’il signale assez
régulièrement : contrairement à ce qui se passe en l’Europe, l’intégration des musulmans est bonne aux États-Unis.
Des explications d’abord : ils ne sont que 1 % de la population des États-Unis, et ce
faible pourcentage est réparti entre 77 origines principales (alors qu’en Europe les Pakistanais pour l’Angleterre, les Maghrébins pour la France ou les Turcs pour l’Allemagne forment des groupes importants). De plus leur niveau de formation et de revenu est assez élevé, s’agissant souvent d’excellents étudiants ayant décidé de rester aux États-Unis.
Des constatations plus qualitatives ensuite : une majorité se sentent Américains avant
d’être musulmans, une plus forte minorité qu’en Europe pense que ce sont effectivement des Arabes qui ont commis des attentats du 11 septembre contre les tours de New York (la
majorité soupçonne la CIA ou le Mossad). Enfin 12 % seulement pensent que les attentats suicides contre des civils peuvent être justifiés contre 25 % en Europe (c’est beaucoup, mais cela fait oublier que 75 % ne le pensent pas). Et si quelques-uns partent pour la Syrie, il y en a beaucoup moins qu’en Europe.
Barak Obama a d’ailleurs reproché aux Européens d’être une cause indirecte du
terrorisme en intégrant mal « leurs » musulmans.
Appel aux souscripteurs
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modestes, commencent à la dépasser.
De petits dons seraient donc les bienvenus (chèques à l’ordre de ICEG, 12 rue Abel
75012). En remerciement, je vous enverrai des textes approfondissant tel ou tel point de cette lettre (choisissez) … et bien sûr un reçu fiscal pour diminuer vos impôts.
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