OPINION publiée sur LaCroix.com le 27/2/15
Par : Thérèse Clerc (1), Isabelle Alfandary (2), Armelle Groppo et Hélène Méar (3), Thierry Gallèpe (4), Albert Salon (5), Jean-Marc Delagneau (6), Philippe Deniard (7), Yves Montenay (8), Christian Tremblay (9), Éric Fisbach (10), Barbara Meazzi (11), Lauro Capdevila (12)
Par un simple arrêté ministériel (du 16 avril 2014, ministère de la décentralisation et de la fonction publique), le régime des langues aux concours d’entrée à l’École nationale d’administration a été changé de manière radicale. D’apparence anodine, cette réforme est susceptible d’avoir des conséquences lourdes sur le long terme.
À partir de la session de 2018, la seule épreuve de langue maintenue sera l’épreuve d’anglais. Les autres langues, retenues par l’arrêté du 13 octobre 1999, à savoir 13 langues dont l’allemand, le chinois, l’espagnol, l’italien, le japonais, le portugais ou le russe, seront éliminées des concours d’entrée et, s’agissant de la scolarité, reléguées dans des formations facultatives non prises en compte dans le classement final.
Ce choix de la langue unique représente une régression incompréhensible, contraire à toute vision prospective et aux intérêts de la France tels qu’ils sont généralement affirmés par le gouvernement français.
Le monde d’aujourd’hui est un monde plurilingue qui ne devrait admettre aucune hégémonie linguistique.
Certes, l’anglais est aujourd’hui la langue avec laquelle il est le plus facile de se déplacer à travers le monde, mais l’utilité qu’on lui reconnaît ne doit pas privilégier une seule culture au détriment de l’ouverture au monde que permet la diversité linguistique et culturelle.
Priver les futurs hauts fonctionnaires de cette dimension indispensable est en soi un non-sens, alors que les anglophones s’interrogent eux-mêmes sur les limites de leur monolinguisme.
Mais il faut aussi tenir compte des effets en chaîne que cette décision ne manquera pas de provoquer.
Tout d’abord, la France donnerait un très mauvais signal à l’ensemble des pays dont les langues sont éliminées du concours. Il ne faudra pas s’étonner si ceux-ci, qui représentent la majorité de la population mondiale, épousant la logique affichée par l’ENA, considèrent à leur tour que leurs futurs responsables peuvent se passer du français. Ajoutons que les ambassadeurs de la France se plaignent souvent que leurs collaborateurs maîtrisent insuffisamment les langues et cultures des pays dans lesquels ils sont affectés.
Ajoutons que l’ensemble des concours administratifs ne tarderont pas à s’aligner pour les langues vivantes sur l’exemple donné par l’ENA.
Par ailleurs, les universités, souvent aux prises avec des difficultés budgétaires considérables, se verront ouvertement incitées à abaisser leur effort pour les langues vivantes alors que les besoins sont criants. Et ce ne sont pas les grandes écoles qui combleront le retard linguistique de notre pays.
On se demande enfin comment l’on peut justifier d’avoir rendu obligatoire au baccalauréat deux langues parmi plusieurs dizaines, quand aux plus hauts niveaux universitaires on constate un repli sur une seule langue.
Cette situation relève de la plus complète incohérence et révèle avant tout une fermeture à la créativité et à l’innovation et une absence d’ouverture intellectuelle et d’ambition pour notre pays.
Lorsque la France fait sien le principe arrêté au Conseil européen de Barcelone en 2002 selon lequel tout citoyen devrait apprendre dès le plus jeune âge au moins deux langues étrangères, principe auquel elle a donné force de loi en l’intégrant au code de l’éducation (article L.123-1) (« la maîtrise de la langue française et l’enseignement de deux langues étrangères sont un objectif fondamental de l’éducation »), on est en droit de penser que ce principe devrait inspirer toutes ses décisions à caractère linguistique.
Nous ne pouvons pas non plus négliger l’image que nous donnons au monde entier. La France ne doit-elle pas être simplement elle-même, c’est-à-dire ouverte au monde et à la diversité linguistique et culturelle ?
Il y a un vrai paradoxe. La dernière promotion de l’ENA vient de se donner comme nom de baptême George Orwell. Or George Orwell a inventé le newspeak ou la novlangue, c’est-à-dire cette langue unique qui dans son esprit est synonyme de servitude.
(1) ADEAF : Association pour le développement de l’enseignement de l’allemand en France ; (2) AFEA : Association française d’études américaines ; (3) AFR : Association française des russisants ; (4) AGES : Association des germanistes de l’enseignement supérieur ; (5) ALF : Avenir de la langue française ; (6) APLV : Associations de professeurs de langues vivantes ; (7) CLEC : Cercle littéraire des écrivains cheminots ; (8) ICEG : Institut culture, économie et géopolitique ; (9) OEP : Observatoire européen du plurilinguisme ; (10) SHF : Société des hispanistes français de l’enseignement supérieur ; (11) SIES : Société des italianistes de l’enseignement supérieur ; (12) SLNL : Société des langues néo-latines.