La situation dans ce malheureux pays vient encore de se compliquer avec l’entrée de l’armée turque. Que diable est-elle allée faire dans cette galère ? Officiellement lutter contre les terroristes, que ce soit ceux de l’État islamique ou les Kurdes. Cela s’explique par des raisons électorales qui exploitent la situation internationale.
Des raisons électorales
Le président Erdogan voudrait que la constitution turque lui donne de plus grands pouvoirs. Pour cela il a besoin d’une majorité des deux tiers au parlement, alors que son parti, l’AKP, ne rassemble que 45 à 50 % des suffrages.
Comment l’obtenir ? En obtenant l’appui des nationalistes qui ne supportent pas « les non-turcs ». Ils ont éliminé successivement les autres peuples, principalement les Arméniens et Grecs, qui avaient de plus le tort d’être chrétiens.
Restent les Kurdes restés presque inaperçus au moment de la création de la Turquie il y a un siècle, car c’était alors un peuple montagnard loin des circuits économiques et politiques, et par ailleurs de la même religion sunnite. Mais ils sont maintenant visibles, notamment dans les banlieues des grandes villes. Dans un premier temps, Erdogan leur avait accordé certains droits. Mais, pour avoir les voix nationalistes, il a repris la répression et a ainsi remporté les élections de 2015.
Les Kurdes ont réagi par des attentats et par l’occupation de certains quartiers de leurs villes, ce qui justifie la position turque de qualifier leur parti, le PKK, de terroriste. Or les Kurdes de Syrie sont encadrés par une branche du PKK et sont en train d’organiser une zone kurde le long de la frontière turque, qui pourrait servir de base pour des attentats en Turquie. La vraie raison de l’entrée de l’armée turque est de contrer ce projet. Elle est passée pour cela par une zone tenue par l’EI, qu’elle a chassée au bénéfice de rebelles amis, ce qui lui permet de dire que la Turquie s’attaque à tous les terroristes. Cette intervention était un vieux rêve du président, auquel s’opposait l’état-major. Ce dernier vient d’être balayé à l’occasion des purges.
Une frontière très particulière
Jusqu’à la première guerre mondiale, la Syrie faisait partie de l’empire Ottoman, devenu alors la Turquie. Après la guerre et la création de la Syrie, la frontière a coupé en deux des communautés turques (turkmènes côté syrien), kurdes et d’arabes chrétiens, sunnites ou alaouites. Donc, de part et d’autre de l’actuelle frontière entre la Syrie et la Turquie, les populations sont donc cousines et souvent ni turques, ni arabes ou non sunnites, donc solidaires de camps opposés. C’est une des explications des trafics qui ont nourri les différents mouvements combattant en Syrie : l’EI, divers groupes rebelles, et probablement le régime de Damas.
Mais qui dit frontière, dit politique étrangère.
La politique étrangère : OTAN, réfugiés, Russie …
Pendant longtemps, la situation était claire : la Turquie se voulait occidentale comme depuis sa création par Kemal Atatürk. Elle fait partie de l’OTAN, était opposée à l’URSS et voulait faire partie de l’Union Européenne. Son gouvernement était laïque, et Erdogan disait qu’il ne toucherait pas à cette laïcité. Mais une fois son pouvoir consolidé, il a au contraire islamisé le pays. Cela a psychologiquement gelé les négociations d’entrée dans l’Union, mais les États-Unis, pays plus religieux que l’Europe, y ont été moins sensibles. Ils ont voulu à tout prix garder la Turquie comme alliée, en fermant les yeux sur une certaine complicité envers l’État Islamique. Mais en même temps, ils soutiennent directement les Kurdes de Syrie au grand dam d’Ankara.
La Turquie étant jusqu’à ces dernières semaines très opposée au régime de Damas a accueilli les environ 2 millions de réfugiés qui le fuyaient. La peur de voir ces réfugiés arriver en Europe a mis cette dernière en position de faiblesse par rapport à la Turquie.
D’où la conclusion du président turc : ma politique étrangère n’a pas à se soucier de l’Europe ; quant aux États-Unis, je peux les contrer jusqu’à un certain point, car Obama a fait preuve de faiblesse dans ce conflit. C’est ce que je teste en m’attaquant aux Kurdes de Syrie qu’ils soutiennent. Et je me réassure auprès de la Russie, dont j’ai ailleurs besoin économiquement, quitte à manger mon chapeau en diminuant mon hostilité au régime de Damas.
Tout cela est au moins acrobatique, voire incohérent. Le moteur me semble être l’orgueil d’Erdogan, grisé par des années pouvoir quasi absolu, et devenu paranoïaque à la suite de la tentative de coup d’État : un peu comme Poutine, il se pense comme celui qui rendra à la Turquie son rôle de grande puissance, et tout ce qui peut lui permettre d’être un acteur remarqué est bon à prendre.
Pour l’instant, cela lui réussit : les opinions favorables sont passées de 50 à 68 %…
Yves Montenay
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Merci à Contrepoints d’avoir publié cette tribune sur leur site.
Juste quelques remarques:
– entre les traites de Sèvres(1920) et de Lausanne(1923), le Kurdistan cessa d’être indépendant et ce fut la grande victoire d’Ataturk qui en profita pour se débarrasser de ses grecs, ses prédecesseurs s’étant débarrassé des arméniens.
– Les kurdes représentent environ 20% de la population turque, du moins d’après les kurdes turcs eux mêmes.
– Il y eut dans les années trente, une tentative de déportation des kurdes hors du kurdistan truc.
– la migration de l’été 2015, et qui pourrait reprendre, est typique d’une déportation « à l’ottomane », la gestion des populations étant une spécialité de l’ex califat.