« Nos très chers Émirs », de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, rencontre un grand succès. Qu’en est-il réellement du rôle du Qatar et de ses motivations profondes ?
Le livre Nos très chers Émirs, de Christian Chesnot et Georges Malbrunot peut être résumé par cette phrase : « L’ambassade du Qatar à Paris, c’était un distributeur de billets de 500 euros et une agence de voyage… » et épingle les politiques français des deux camps qui ont reçu ou essayé de recevoir de l’argent qatari.
Pourquoi le Qatar ?
Pourquoi ce pays, alors que bien d’autres, même si leurs citoyens ne sont pas aussi riches que ceux du Qatar, ont suffisamment d’argent pour faire plaisir à des dizaines de responsables français ?
En fait, ce pays n’est probablement pas le seul à séduire certains, mais on le remarque particulièrement pour plusieurs raisons :
- évoquer cette séduction est moins dangereux que s’il s’agissait d’un pays plus puissant, comme certains plus à l’est,
- le Qatar étant wahhabite, cela donne une odeur un peu diabolique, donc médiatique, à la coopération avec un pays soupçonné de jouer, ou d’avoir joué, un rôle géopolitique anti occidental,
- enfin parce que son ambassade a été tellement sollicitée qu’elle n’est probablement pas mécontente qu’un peu de publicité freine les appétits, d’où une aide probable aux auteurs, d’autant que les priorités du pays ont changé.
Rappelons que le Qatar rassemble 2,4 millions d’habitants dont seulement 10 % de citoyens, et 90 % d’esclaves bas de gamme (Pakistanais, Philippins…) ou de luxe (Européens, Américains…) qui font marcher ce pays de 12 000 kilomètres carrés seulement, frontalier de l’Arabie. Déjà relativement riche, il l’est devenu encore plus avec le développement du marché mondial du gaz liquéfié, plus propre que le pétrole.
Contrairement aux émirats Arabes unis (Abu Dhabi, Dubaï…) qui ont un islam relativement classique, le Qatar est wahhabite comme l’Arabie. Mais contrairement à l’Arabie il a longtemps soutenu les Frères Musulmans notamment via la chaîne de télévision Al-Jazira.
Le rôle d’Al Jezira
Cette dernière mérite un commentaire. Conçue pour donner une visibilité au Qatar, ce qui a été pleinement réussi, elle a été saluée à ses débuts (1996) comme un grand progrès puisqu’elle se voulait une « BBC arabe », ayant d’ailleurs recruté beaucoup d’employés de cette entreprise. Étant extérieure à tous les pays, sauf le Qatar, elle pouvait les critiquer et a donc pu avoir une aura démocratique. Par ailleurs elle était attentive à employer un très bon arabe, et non les dialectes libanais ou égyptien présents sur les autres chaînes, ce qui rehaussait son prestige et aurait pu jouer un rôle en faveur de l’unité arabe. Le sommet de son influence date du début des printemps arabes, mais il est ensuite apparu qu’elle n’était pas toujours fiable et par exemple présentait les événements du point de vue des Frères Musulmans. Son audience et son influence ont donc décliné parallèlement à celles de ces derniers, malgré des émissions en anglais, français, ourdou … Autre point faible : elle n’a évidemment jamais critiqué le gouvernement du Qatar.
Voilà pourquoi, chez les Arabes francophones, cible des critiques voire des violences des islamistes et notamment de ceux dans la mouvance des Frères Musulmans, on parlait du « vilain petit Qatar ».
Pourquoi une telle politique de la part du Qatar ?
Pourquoi le père de l’émir actuel, resté au pouvoir jusqu’en 2013 a-t-il entrepris tout cela ? Plusieurs raisons se cumulent :
- préparer l’après pétrole en vivant du produit des investissements à l’étranger entrepris pendant la période d’aisance financière,
- corrélativement, être en bons termes avec les pays où l’on a investi, et pas seulement avec la France, de manière à sécuriser ces investissements,
- diffuser la religion nationale, le wahhabisme. Cela peut-être moins par conviction religieuse que pour être irréprochable aux yeux de l’Arabie, et compenser les points de désaccord,
- plus généralement, montrer que l’on existe et bâtir une certaine notoriété pour éviter qu’un voisin gourmand n’ait la tentation d’annexer ou de satelliser le pays,
C’est ce dernier point qui a fini par poser problème et explique l’éloignement du père de l’émir actuel.
Nouvelle équipe, nouvelle politique ?
Al Jésirah, et donc le Qatar, se sont donc faits beaucoup d’ennemis, tant auprès de la partie non-islamiste des populations qu’auprès des autres régimes arabes agacés d’être critiqués, et notamment de l’Arabie Saoudite, violemment opposée aux « Frères ». Parallèlement, le gaz, après lui avoir permis de s’offrir des clubs sportifs, des pans entiers de l’industrie européenne, des palaces, a vu son cours baisser… Reste la Coupe du monde de football en 2022. L’équipe au pouvoir dit avoir abandonné toute ambition internationale et se consacrer à l’organisation de cette compétition, ce qui est effectivement plus utile et moins risqué que de continuer les provocations. Cette équipe est celle du jeune émir qui a détrôné son père en 2013, et vient de perdre son grand père le 23, lui même détrôné par son père en octobre 2016.
En France, tous ces achats d’actifs par les Qataris ne sont pas apparus bien graves dans un premier temps : ce n’est pas ce pays qui pouvait délocaliser une usine ou un palace français, tandis que certains membres de la famille royale faisaient assaut de francophilie… et de francophonie en adhérant à l’OIF. Mais l’ambiance a changé quand les questions se sont accumulées au sujet de sa contribution à l’armement des rebelles africains et syriens, ou de l’action du wahhabisme pour déstabiliser les pays d’islam traditionnel de l’Afrique francophone de Tunis à Bamako, ce qui profite pour commencer aux trafiquants de drogue, d’armes et de migrants vers les côtes méditerranéennes … Et à plus long terme prépare des catastrophes, comme celle qui avait commencé au Mali avant son appel au secours à l’armée française. Notons toutefois que l’action de l’Arabie, wahhabite elle aussi, est plus massive que celle du Qatar.
Les soucis du Qatar de s’être fait trop d’ennemis et le début de prise de conscience des dirigeants occidentaux explique l’apparition et le succès probable d’un livre comme Nos très chers Émirs, au détriment d’hommes politiques français ayant un temps de retard dans leur prise de conscience des événements.
Yves Montenay.