Communication d’Yves Montenay* pour le VIIIe Congrès international de l’AITF (Association of Indian Teachers of French), 29-31 mars 2017, à Shimla
(*) présentation de l’auteur en bas de page
En tant qu’ancien chef d’entreprise et économiste attentif à la situation du français, je parlerai d’abord des liens à tisser avec les sphères d’action ayant un aspect économique. Mais mon expérience universitaire m’a amené à penser que la culture et l’économie au sens large pouvaient se renforcer mutuellement.
La francophonie économique, un nouveau-né ignoré
Dans une première approche on peut diviser le monde francophone en deux parties :
– la francophonie culturelle mondiale, mais ignorée par le monde économique,
– la francophonie « utilitaire » à but économique, particulièrement présente dans une grande partie de l’Afrique,
La francophonie culturelle
Elle est très ancienne et présente dans le monde entier. Nous serons brefs sur ce sujet qui n’est pas le point principal de cette communication. Rappelons seulement que le français est la deuxième langue étrangère la plus enseignée dans le monde après l’anglais. Si ce dernier est certes présent sur le plan culturel, notamment avec de grands auteurs parlant des Indes ou originaires des pays qui en sont issus, son domaine principal est néanmoins économique, notamment parce qu’il procure souvent des perspectives d’emploi. Notons que cette francophonie culturelle regroupe maintenant des auteurs de tous les continents : la notion de « littérature française » s’efface enfin au profit celle de « littérature francophone » de Montréal à Lausanne et de Bruxelles à Kinshasa, sans oublier la diaspora des écrivains asiatiques de Beyrouth à Tokyo.
La francophonie utilitaire
Elle progresse rapidement là où c’est le français qui apporte les perspectives d’emploi. Il s’agit d’une grande partie de l’Afrique, mais aussi de certaines régions ou filières économiques de pays non francophones où de nombreuses entreprises francophones (françaises, québécoises…) sont implantées.
Elle reste néanmoins en dessous de son potentiel, certaines entreprises à direction francophone ayant adopté l’anglais. Cela à la fois sous la pression des cadres de leurs filiales de certains pays, mais aussi par ignorance du potentiel francophone. En témoigne l’anecdote suivante, rapportée par l’ancien délégué du Québec à Tokyo, Jean Dorion. Ce dernier a introduit le français comme critère d’embauche à Tokyo, alors que, par simple routine, les étrangers avaient pris l’habitude de recruter des japonais anglophones (ce fut un moment également le cas d’AXA qui avait choisi un directeur américain). Alors que l’on redoutait une baisse de la qualité des candidats, ce furent les Japonais francophones qui se révélèrent aussi les meilleurs. J’ai eu personnellement un écho analogue au Liban. Peut-être la difficulté d’apprentissage du français sélectionne-t-elle les meilleurs, qui, en prime, apprennent facilement l’anglais, langue proche du français pour qui vient du japonais ou de l’arabe.
Ces francophonies devraient être complémentaires
Il y a bien sûr beaucoup de points communs entre apprendre et pratiquer le français culturel et apprendre et pratiquer le français utilitaire, y compris professionnel. Pour l’apprentissage, je laisse la parole aux pédagogues, et serai donc très bref sur ce point, mais insiste sur l’utilité de maintenir un juste milieu entre « il n’y a pas deux français » et « ça n’a rien à voir ».
La première affirmation peut démotiver des élèves du français « utilitaire » par des exemples mal choisis ou un niveau d’exigence grammaticale démesuré. Pour ce dernier point, rappelons-nous du succès du « globish », cet anglais très simplifié qui, dans un premier temps, permet les conversations professionnelles basiques et donne à l’anglais la réputation très usurpée d’une langue facile. Il encourage donc dans un deuxième temps à en continuer l’apprentissage, ce qui finit par mener au « véritable anglais » ceux qui progresseront professionnellement. Bref ne découragerons pas les apprenants du français « utilitaire » par des exigences littéraires perfectionnistes, et permettons leur au contraire une pratique basique, qui leur sera professionnellement utile et les encouragera ensuite à se perfectionner
La deuxième attitude, opposée, « culturel et utilitaire, ça n’a rien à voir », si elle est partiellement vraie lors des premiers pas, néglige ensuite une motivation réciproque : à partir d’un certain niveau le culturel est attrayant pour un apprenant ayant commencé par l’utilitaire, tandis qu’un pratiquant « culturel » est encouragé par la possibilité d’utiliser professionnellement ses compétences : en Inde, par exemple, pour le tourisme au sens large.
Les liens économiques francophones à tisser
Utiliser les réseaux existants
Dans de nombreux pays, le réseau culturel français (instituts, alliances…) diversifie ses services en créant par exemple des liens avec les entreprises françaises locales. J’ai pu constater personnellement l’efficacité de l’Institut Français de Skopje (Macédoine, pays sans tradition francophone) qui s’appuie sur les quelques entreprises françaises de la région pour des stages sur place ou en France.
Mais il y a aussi les réseaux universitaires nationaux.
En Roumanie, les départements de français en coopération avec les départements scientifiques ont monté une filière médicale francophone qui a un grand succès pour deux raisons : d’une part auprès des étudiants français rebutés par la sévérité du numerus clausus français alors même que le pays manque de médecins, d’autre part un coût des études, frais de logement et de subsistance compris, très inférieur à celui de France, ce qui attire les étudiants francophones des pays du Sud.
De même au Québec, où l’enseignement supérieur francophone attire de plus en plus d’étudiants maghrébins et subsahariens.
Pourquoi ne pas avoir les mêmes ambitions, à Pondichéry par exemple ?
Le cas de l’Inde
Je ne connais pas suffisamment votre pays pour vous donner des exemples analogues et raisonne par analogie avec l’exemple chinois que je connais mieux. Dans ce pays il y a une double demande du français : d’une part culturelle avec l’augmentation du niveau général de formation et d’autre part utilitaire avec la multiplication des investissements français en Chine et chinois en France, et surtout en Afrique francophone. Or l’Inde concurrence la Chine en Afrique. L’influence indienne y est plus ancienne et plus profonde, mais se concentre principalement dans la partie anglophone.
L’inde devrait donc maintenant tisser également des liens avec l’Afrique francophone et ses 400 millions d’habitants qui seront un milliard en 2050 (chiffres arrondis du fait des difficultés de définition). Je précise que s’agissant d’économie, donc de marchés, ce qui compte, c’est le nombre total d’habitants même s’ils ne sont pas tous francophones, du moment que les cadres et les salariés le sont. Par ailleurs ce sont des pays dont l’économie se développe plus rapidement que celle de la partie anglophone, contrairement à ce que l’on imagine en général. Il y a donc là un vaste programme de liens à tisser entre monde universitaire indien, ses entreprises et leurs homologues du Nord (françaises, belges, suisses, québécoises…) ou africaines. Il faut utiliser le réseau universitaire francophone mondial, l’AUF (Agence Universitaire de la Francophonie), qui est bien organisé. Bref l’expansion commerciale indienne en Afrique devrait donner aux francophones indiens un nouveau champ d’action. Rappelons l’avis de The Economist (peu suspect de « French loving ») : le français serait « the best language to learn », en raison de son potentiel différenciant dans une stratégie de carrière, notamment pour son rayonnement en Afrique, foyer de forte croissance.
Du culturel à l’économique : le rôle du Québec et du Maroc
Un exemple vécu : une entreprise (française) voulait valoriser son expertise en économie d’énergie aux États-Unis. Pour des raisons culturelles je connaissais bien le Québec, où je vais régulièrement depuis plus de 50 ans et sa parenté non seulement linguistiques mais aussi juridique avec la France (notons que le droit est un domaine qui tient culturel et de « l’utilitaire »). Je persuade donc cette entreprise de s’implanter au Québec pour pouvoir y former ses correspondants par ses cadres inégalement anglophones et évidemment meilleurs et plus convaincants dans leur langue maternelle, le français.
Après les premiers succès au Québec même, les Québécois ainsi formés abordent le reste du continent américain en commençant par les villes de la côte est où la diaspora québécoise est importante. Le succès final récompensera le tissage de ces liens.
Un deuxième exemple est en train de s’illustrer sous nos yeux : le Maroc en Afrique. Le Maroc a des liens culturels anciens avec l’Afrique francophone de l’Ouest, historiquement en arabe s’agissant d’échanges spirituels et religieux, le roi étant commandeur des croyants et la région partageant les mêmes confréries soufies. Ces pays étant devenu francophones (de droit au sud du Sahara, et de fait au nord), et le Maroc se développant honorablement les liens universitaires, industriels et commerciaux se sont développés. L’usage du français « utilitaire » est ainsi consolidé, donc son enseignement et son usage dans les médias, donc son usage culturel. Lequel est à son tour favorisé par l’arrivée d’étudiants subsahariens dans les filières francophones de l’enseignement supérieur marocain où les études sont moins chères qu’en France. Pourquoi ne pas tisser des liens entre universités indiennes et marocaines ? De même pour les entreprises ?
Conclusion
Les liens à tisser d’une part dans le domaine universitaire entre disciplines « culturelles » et « utilitaires », et d’autre part entre ce domaine et l’extérieur sont donc multiples. Mais les différents acteurs se connaissent mal, d’autant qu’ils sont souvent dans des pays éloignés. Le défi n’en est que plus intéressant !
Présentation rapide de l’auteur
Yves Montenay a une formation initiale d’ingénieur, d’économiste et d’entrepreneur (École Centrale de Paris, Sciences-Po. Il a mené une de carrière de chef d’entreprise dans une douzaine de pays, puis pris la direction d’une école de management, tout en gardant une activité universitaire parallèle de maître de conférence en économie à Sciences-Po. Après un doctorat en géographie humaine (on dirait aujourd’hui « géopolitique des populations ») obtenu en 1994, il a enseigné jusqu’en 2015 la francophonie, la démographie et le monde musulman à l’ESCP-Europe, troisième école européenne de management.