Évaluer les politiques linguistiques Quels objectifs, critères, indicateurs ? Xèmes Journées des Droits Linguistiques - JDL 2016 Colloque international Teramo-Giulianova, 14-16 décembre 2016

Les politiques linguistiques au Maghreb

Évaluer les politiques linguistiques : Quels objectifs, critères, indicateurs ?

Xèmes Journées des Droits Linguistiques – JDL 2016 – Colloque international – Teramo-Giulianova, 14-16 décembre 2016

En coopération avec l’Observatoire Européen du Plurilinguisme (OEP), l’Université de Teramo a lancé un programme permanent d’étude des droits linguistiques souvent refusés aux populations minoritaires. En Italie, si le statut français du Val d’Aoste et de l’allemand du Haut Adige est relativement connu, c’est beaucoup moins le cas des autres langues donc la principale est le frioulan (au nord de Venise) et la plus connue en France le franco-provençal de vallées vaudoises.

Ce colloque était le 10e de ce programme, et j’y étais chargé, avec des collègues Maghrébins, d’analyser cette région où les problèmes sont largement politisés.

Voici le texte de mon intervention.

Les politiques linguistiques au Maghreb,
par Yves Montenay

Après plus de 50 ans d’une apparente uniformité, la réalité bouscule les positions officielles

Témoignage d’une double carrière de chef d’entreprise et d’enseignant du supérieur en géographie humaine, économie et géopolitique synthétisant 25 ans d’écoute de Maghrébins de tous niveaux.

Une affirmation juridique longtemps rigide, une réalité de terrain multiforme

Les indépendances se sont symboliquement matérialisées par l’affirmation constitutionnelle de l’arabe comme seule langue officielle. Le cas extrême fût celui d’Algérie avec la formule : « un francophone est un traître, un berbérophone est un séparatiste ».

Mais la réalité de terrain était et est toujours très différente. Pour commencer, l’arabe standard, classique ou coranique n’est parlé par personne dans les conversations courantes. Son usage est limité à certains discours officiels ou prêches. Devenu langue de l’école dans les années 1970, il est certes de plus en plus lu et écrit, mais de façon variable selon les générations et les zones géographiques.

D’où les questions : que parle-t-on, puisque l’arabe n’est pas parlé ?  Et en quelle langue lit et écrit la population, du moins celle qui a été scolarisée et qui n’utilise pas l’arabe ? quelle a été la politique linguistique envers ces populations, et comment évolue-t-elle aujourd’hui ?

C’est ce que nous allons décrire, langue par langue, en commençant par les langues berbères, avant d’évoquer « la darija », le français et l’anglais

Les langues berbères

Un point de vocabulaire d’abord : les Maghrébins ont adopté le terme « tamazigh » (« homme libre » dans les différents dialectes berbères), le terme « berbère » étant jugé trop proche du mot « barbare ». La littérature utilisant uniquement « berbère » jusqu’à tout récemment, et encore largement aujourd’hui en dehors du Maghreb, il faut utiliser les deux termes pour être compris par tous et ne heurter personne.

Un point géographique ensuite : si le Maroc et l’Algérie ont une importante population de langue berbère (toutefois non recensée), ce n’est pas le cas de la Tunisie où ne subsistent que deux groupes résiduels estimés à quelques dizaines de milliers de locuteurs, à Djerba et dans certains villages montagneux.

Un contentieux historique entre Berbères et Arabes…

Les Berbères semblent être la population d’origine du Maghreb, et en tout cas se considèrent comme tels. Ils virent débarquer les Phéniciens (futurs Libanais) en 814 avant JC, qui fondèrent Carthage puis s’implantèrent tout le long du littoral. Les Romains débarquèrent en 142 avant JC puis prirent Carthage avec l’appui du roi berbère Massinissa. Les Berbères passèrent ensuite sous protectorat romain et furent finalement intégrés à l’empire, avec le latin comme langue écrite, puis le christianisme comme religion.

Après l’élimination des Romains par la tribu germanique des Vandales, les Byzantins reprirent le contrôle d’une partie du Maghreb, avant d’être chassés par les Arabes (terme désignant à l’époque les natifs d’Arabie) qui leur avaient déjà pris la Syrie et l’Egypte. Ces derniers mirent environ 50 ans (647-711) à soumettre les tribus berbères et à islamiser une partie de la population. Un deuxième traumatisme pour les Berbères fût l’arrivée vers 1190 de nomades arabes, dont les Hillaliens, qui restèrent trois siècles détruisant les cultures et donc ce qui restait de la civilisation urbaine romano-byzantine, dont les dernières populations chrétiennes, et nombre des tribus berbères des plaines. Le tamazigh en tant que langue familiale non écrite fut peu à peu refoulé dans des régions montagneuses (Kabylie, Aurès, Rif, Atlas…), dont certaines eurent souvent une indépendance de fait. Les rares écrits, presque exclusivement religieux, étaient en arabe.

Cette opposition entre Berbères et Arabes (mot qui évolua pour signifier aujourd’hui « arabophones », et non plus « originaires d’Arabie ») fut réveillée à l’époque coloniale par les travaux des ethnologues français qui transcrivirent la langue, la littérature et les coutumes berbères. Parallèlement d’autres milieux français idéalisèrent les Berbères « descendants des chrétiens » (de petits groupes de Kabyles le sont encore aujourd’hui tant en France que sur place). Les autorités coloniales furent également accusées de diviser artificiellement les Maghrébins pour mieux les contrôler : au Maroc, le Dahir Berbère (1930) est ainsi considéré par les arabophones comme une atteinte à l’unité marocaine, tandis que les berbérophones y voient l’officialisation du respect de leurs traditions.

Bref il y a un important contentieux historique entre les deux groupes.

…longtemps nié, mais maintenant admis

La proclamation du caractère arabe, voire « arabo-islamique » de tous les Maghrébins, niera toute spécificité berbère pendant les premières décennies suivant les indépendances, d’où une politique linguistique ne laissant aucune place à ces langues. Cette politique fut particulièrement proclamée en Algérie, entrainant de violentes protestations en Kabylie et leur répression.

Plus tard est venue une certaine reconnaissance morale avec la reconnaissance du berbère comme « langue nationale » et l’allusion officielle à de « grandes figures tamazighes » comme St Augustin. Mais cela sans changement de politique linguistique d’où l’impression d’un geste purement symbolique pour dégonfler la contestation.

Aujourd’hui, on en est à l’essai de reconnaissance concrète, à la suite de la proclamation de l’officialisation de la langue tamazigh en 2014 au Maroc et 2016 en Algérie. Le recul séculaire du tamazigh est considéré comme un progrès par les arabophones, qui sont néanmoins maintenant obligés de reconnaître toutes les composantes nationales. Dans ce contexte, donner une satisfaction symbolique désamorce provisoirement le problème tandis que le recul se poursuit sous la pression des migrations intérieures et donc des autres langues. De toute façon mettre « de l’encre sur du papier » en matière de droits linguistiques ne donne pas pour autant les moyens financiers et surtout humains nécessaires, tel que l’instituteur formé dans la bonne langue au bon endroit.

D’autant que de très réels problèmes fondamentaux subsistent : celui d’une éventuelle standardisation des différents parlers et celui de la transcription (caractères latins, arabes, ou tifinagh :  voir photo ci-après), catastrophiquement réglé à mon avis.

Une éventuelle standardisation, qui semble rationnelle à beaucoup, retarderait quasi indéfiniment un enseignement du ou en tamazigh, qui continuerai pendant ce temps à reculer. Tout cela pour aboutir à une langue qui ne serait jamais celle des élèves. À l’inverse, choisir « la langue du village » serait plus simple et immédiat, mais pérenniserait la balkanisation des langues berbères. Ma réaction de non spécialiste est toutefois qu’il faut partir des situations concrètes, quitte à avancer parallèlement vers une certaine standardisation.

Quant au choix de la transcription en tifinagh (photo ci-dessous), il veut être une autre concession symbolique aux universitaires tamazigh, s’agissant de « leur » alphabet. En fait cet alphabet ne semble pas avoir été en usage ailleurs que chez les Touaregs, à un millier de kilomètres plus au sud, qui ne l’utilisent qu’exceptionnellement et seulement pour des indications topographiques.

Ce choix du tifinagh est censé être « neutre » par rapport aux partisans des caractères latins, notamment les Kabyles qui en ont l’habitude depuis bientôt un siècle, et à ceux des caractères arabes, au nom justement de l’arabité du Maghreb. Cela n’en reste pas moins un handicap supplémentaire à l’enseignement du ou en tamazigh, peu d’instituteurs y étant formés, tandis que les élèves se trouvent face à trois alphabets en primaire !

Tout cela est encore aggravé par l’insuffisance du niveau général des enseignants. S’y ajoute celle de leurs compétences linguistiques faute de formations dans « la ou les » langues berbères en dehors de quelques branches universitaires. Pourtant les ambitions officielles veulent maintenant en faire une deuxième langue nationale connue de tous… alors que pratiquement rien n’est fait là où elles sont effectivement parlées.

Dans ce contexte des difficultés actuelles et probables rencontrées par les langues berbères, les darija gagnent du terrain

Les « darija » entre rejet, tolérance et officialisation

Il s’agit des langues parlées au Maghreb en dehors des zones purement berbères, appelées « l’arabe dialectal » par les Français et parfois « le maghrebi ». Son vocabulaire comprend plusieurs niveaux d’arabe (coranique, classique, standard … voire égyptien), et de nombreux termes occidentaux, principalement français se superposant à un substrat berbère (souvent nié par les « Arabes »). Les variations locales sont importantes, sans empêcher l’intercompréhension. Les variantes de Casablanca et d’Alger, relativement riches en vocabulaire français, gagneraient du terrain.

Officiellement, Il n’y a pas de politique linguistique concernant les darija, longtemps dévalorisées par rapport à l’arabe standard et donc ignorées. Mais elles montent en puissance dans les médias : internet, chansons, radios, parfois télévision, certains articles des journaux arabophones, certains discours officiels au Maroc dont ceux de l’ancien premier ministre Benkirane. A tel point que je l’ai entendue souvent appeler non plus « la darija », mais « le marocain ».

Leur utilisation dans l’enseignement commence à être évoquée. Du moins pour les explications verbales des enseignants, ce qui d’ailleurs existe déjà souvent en pratique. Une déclaration dans ce sens de la ministre algérienne l’éducation nationale a soulevé un tollé des partisans de l’arabe.

Au-delà les protestations de principe, la question est de savoir si les darija peuvent tenir le rôle d’une « vraie » langue tant qu’elles n’ont pas été normalisées et unifiées. Les Marocains remarquent néanmoins que la variante de Casablanca gagne du terrain sur les autres, et que l’écrit se normalise via Internet et les « textos ».

Le maltais est un exemple mal connu des Maghrébins :  c’est une langue très voisine de la darija tunisienne, enrichie de termes italiens et anglais, eux-mêmes proches du vocabulaire français qui a enrichi « le tunisien ». Or c’est une langue normalisée, utilisée à tous les niveaux dans le pays et une des langues officielles de l’Union Européenne. La politique linguistique maltaise en a donc fait une langue de plein exercice à côté de la langue coloniale devenue co-officielle qu’est l’anglais. Dans ce contexte, j’ai remarqué le texte « À bas la langue Arabe! Manifeste pour la langue tunisienne ».

Au contraire de Malte, la question de la « langue coloniale » empoisonne le Maghreb et surtout l’Algérie. Les politiques linguistiques s’en ressentent.

Le français « langue étrangère »

La situation du français au moment des indépendances était la suivante :  une élite musulmane restreinte bien formée en français et en contact permanent avec des francophones non musulmans, et une masse analphabète. Parmi cette dernière, une proportion impossible à chiffrer avait une connaissance approximative et purement verbale du français.

À part le domaine strictement religieux, l’alphabétisation était exclusivement en français : les archives du FLN au Caire, qui ont été publiées et dont j’ai un exemplaire, sont entièrement en français y compris la correspondance échangée entre les membres.

Les indépendances ont été suivies immédiatement ou à terme de l’émigration des francophones européens et d’une part importante des francophones musulmans, émigration qui dure encore aujourd’hui. En sens inverse, il faut noter l’effet de « la grande coopération » qui a amené des dizaines de milliers d‘enseignants venus de France alphabétiser en français une part croissante de la population pendant 15 à 20 ans. Les cadres maghrébins qui prennent leur retraite aujourd’hui travaillaient donc en français, langue qu’ils ont plus ou moins transmise à leurs successeurs formés, eux, dans un système scolaire arabisé entre-temps.

En effet la politique linguistique officielle a été de considérer le français comme une langue étrangère parmi d’autres, au mépris de son usage assez répandu, notamment à l’écrit dans les entreprises publique et privées, dans une partie des universités et certaines administrations. Cette langue est donc indispensable pour trouver du travail, ce qui a amené le développement de nombreuses écoles professionnelles privées dont l’enseignement est en français. Au moment de l’arabisation, les élites ont ainsi été accusées de « réserver les études en français à leurs enfants ».

Les politiques linguistiques maghrébines concernant le français reposent donc sur une négation de la réalité, négation particulièrement véhémente en Algérie, mais nettement plus tolérante en Tunisie et au Maroc. Elle s’est assouplie récemment dans l’enseignement primaire et celui des matières scientifiques du lycée au Maroc, qui passent progressivement de l’arabe au français. En sens inverse, à la pression politique « anti française » (au double sens politique et linguistique) venant des nationalistes s’est ajoutée celle des islamistes : l’arabe est doublement sacré, nationalement et religieusement, et là où une ouverture sur le monde est nécessaire, il faut choisir l’anglais qui est « neutre » plutôt que le français colonial et impie.

L’anglais, langue « neutre » ?

Si des islamistes maghrébins sont si sourcilleux face au français, ce n’est pas le cas de l’État islamique, dont une bonne part de la propagande est en français, et qui a ses bataillons francophones. Cet « État » est d’ailleurs très pragmatiquement multilingue. Cet argument de l’anglais « langue neutre » n’est donc pas universel…

Néanmoins, sous la pression de la diversification des contacts entre le Maghreb et le reste du monde et celle « amicale » des Américains, l’apparition de l’anglais au Maghreb est visible, quoique plus faible qu’en France. Quelques exemples :

–  son introduction en 1995 à la place du français dans les collèges et lycées algériens fut un échec, les élèves ne trouvant ensuite pas d’emploi, et la mesure fut rapportée,

–  le lancement de l’université « américaine » Al Akhawayn en 1995, sur fonds séoudiens,

– l’apparition de débouchés dans des entreprises anglophones, le tout entraînant la même spirale qu’en faveur du français, en beaucoup plus réduit toutefois : certaines écoles, y compris des maternelles l’enseignent, et on trouve maintenant des offres d’emploi demandant un bon niveau de français et d’anglais,

–  son apparition dans les directives officielles marocaines relatives à l’enseignement dans la rubrique « langues étrangères »

Conclusion

Les politiques linguistiques maghrébines ont été longtemps idéologiques et fondées sur un déni du réel. Il en est notamment résulté un échec scolaire massif. Si le discours officiel s’est aujourd’hui nettement assoupli, il reste néanmoins centré sur l’arabe standard, et les mesures concrètes relatives aux langues berbères et au français sont encore rares et difficiles à mettre en œuvre. Et tout cela laisse de côté la langue majoritaire à l’oral, et maintenant de plus en plus écrite, qui n’est ni l’arabe, ni le français ni la ou les langues berbères, mais la darija.

Il faudrait écouter le peuple, qui vit paisiblement le plurilinguisme de la région et le multilinguisme d’une majorité et ne demande que d’avoir la liberté et les outils pour cela.

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