La courte victoire du président Erdogan au référendum lui donnant les pleins pouvoirs pose une fois de plus la question de savoir si la Turquie est un pays européen. Cela tant de son point de vue que du nôtre.
La Turquie se sent-elle européenne ?
L’empire ottoman, et aujourd’hui la Turquie, hésite entre Orient et Occident depuis des siècles.
Les Turcs sont au départ des Mongols convertis à l’islam qui ont conquis des populations chrétiennes d’Anatolie auxquelles ils se sont mélangés. S’y sont ajoutées plus tard des populations du Caucase et d’Europe orientale. Cette population, au départ nomade et peu nombreuse, est ainsi devenue physiquement européenne, même si elle a conservé sa langue asiatique.
L’empire ottoman se voulait le successeur de Byzance, donc méditerranéen. Il s’est étendu en Europe jusqu’à Vienne, au Moyen Orient actuel et au Maghreb, Maroc non compris. Il était plus développé administrativement et militairement que la plupart des peuples soumis, donc estimait avoir sa place à côté, voire au-dessus, des Occidentaux.
L’européanisation par Mustapha Kemal
Lorsqu’à la fin du 18e siècle, il a pris conscience de son infériorité par rapport à l’Occident, il a entrepris des réformes souvent mal vues par la population. Finalement les partisans de l’européanisation se sont imposés avec Mustapha Kemal, qui a transformé le pays : égalité homme/femme, droit civil suisse, adoption de l’alphabet latin, mise sous tutelle de l’islam etc.
Mais ce qui est moins connu, c’est que Mustapha Kemal a dû imposer cela par la force à une majorité réticente, en se conduisant comme un colonisateur européen de son propre peuple.
Et qu’il a raté le développement économique qui aurait dû consolider cette européanisation en adoptant une politique étatique. C’est donc seulement la classe militaro-publique qui s’est européanisée. Bref la majorité n’attendait qu’un retour à la démocratie pour faire revenir les valeurs musulmanes traditionnelles.
L’habileté d’Erdogan
C’est ce qui est arrivé à la fin du 20e siècle, et la réaction des militaires contre les islamistes qui voulaient « rendre le pouvoir à la religion » a été brutale. L’habileté d’Erdogan a alors été :
- d’abord de se présenter non pas comme islamiste, mais comme, insistait-il, « l’équivalent musulman des chrétiens-démocrates allemands », pour contourner l’hostilité des militaires,
- ensuite de s’appuyer sur cette présentation pour demander l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, qui a posé comme condition la démocratisation, c’est-à-dire la fin des pouvoirs des militaires ; cela, par principe, et sans se rendre compte que cela mènerait à la « dé-européanisation » du pays,
- enfin, d’avoir une politique économique libérale lui apportant le soutien des entrepreneurs, et dont le succès en matière de développement lui a fourni un appui populaire s’ajoutant à celui des traditionalistes.
Finalement, face à l’Europe, la population est profondément divisée. Les résultats électoraux suggèrent plusieurs blocs antagonistes :
- une forte minorité traditionaliste dans les campagnes et les banlieues (40 à 45 % ?),
- une moins forte minorité (30 % ?) « européanisée », « moderniste » ou laïque présente surtout dans l’ouest du pays et dans les centre-villes, mais qui comprend aussi les Alévis, adeptes d’une variante moderniste de l’islam,
- entre les deux il y a les Kurdes et leurs ennemis ultra-nationalistes, ces derniers étant anti-européens.
Et que pense l’Europe de la Turquie ?
Il faut distinguer les organes de l’Union Européenne, les États et l’opinion publique.
Les organes de l’UE sont « politiquement corrects » et ne font pas de considération qualitative sur la religion ou le mode de vie par exemple, mais veulent du factuel juridique ou économique : constitution et pratiques démocratiques, décalage économique permettant plus ou moins rapidement le commerce intra-européen, la libre circulation des hommes etc.
D’où la pression pour diminuer le pouvoir des militaires turcs et l’enlisement dans des considérations techniques. La victoire du Oui en Turquie permet de ne plus tergiverser et devrait mener à dire que les conditions juridiques ne sont plus remplies.
Les États, eux, avaient des soucis géopolitiques. L’Angleterre par exemple, soutenue par les États-Unis, ne souhaitait pas une Europe fédérale ni même confédérale et était donc partisan de l’admission de la Turquie pour casser cette évolution unitaire, sachant que le nationalisme turc s’y opposerait de l’intérieur.
De leur côté, les « grands » pays européens, dont l’Allemagne et la France, craignaient d’être déclassés par un pays très peuplé (80 millions) et de perdre de leur influence dans l’Union.
Quant à l’opinion publique européenne, une partie importante craint les musulmans, et donc l’éventuelle arrivée de nombreux Turcs pouvant circuler librement, ainsi que leur influence au sommet de l’Union.
Donc les ponts sont actuellement coupés entre l’Europe et la Turquie.
Reste un lien forcé, celui de l’accord sur les migrants. Lien qui lui-même interfère assez largement avec la question syrienne qui pourrait permettre des accords ponctuels, du fait de l’hostilité partagée envers le président Assad.
À moyen terme, la classe entrepreneuriale, qui est de plus en plus intégrée à l’économie européenne, devrait faire pression pour une reprise des contacts, tandis que le saccage économique actuel dû à la répression devrait renforcer l’opposition au président. Au moins dans les urnes, ce qui ne suffira peut-être pas à le faire partir.
Yves Montenay
Merci à Contrepoints pour avoir repris cette tribune.
2 commentaires sur “Le nouveau régime en Turquie la coupe-t-il de l’Europe ?”