Ça est, la crise vient de se concrétiser sur le terrain ce 29 février. La guerre est ouverte en Syrie et la Grèce menace de tirer sur les réfugiés.
Russie et Turquie abusent de leur puissance en tuant ou refoulant les populations civiles de Syrie, tandis que l’Europe s’est mise en état de faiblesse. Elle est donc prise en otage dans l’affrontement russo-turc dans ce pays. Cette actualité est compliquée par de profondes méfiances historiques entre ces 3 acteurs.
Voyons donc d’abord ces données géopolitiques et historiques.
Les racines des relations entre l’Europe et la Russie
Historiquement, la Russie était un pays asiatique qui a voulu devenir européen. Le rapprochement s’est amorcé depuis Pierre le Grand avec la naissance d’une intelligentsia russe européenne et même francophone, symbolisée par l’architecture européenne de Saint-Pétersbourg.
Malheureusement la révolution bolchevique de 1917 a détruit cette intelligentsia, et la Russie, devenue l’URSS, est retombée dans ce que Marx appelait « le despotisme oriental ». Cet éloignement culturel a été aggravé par la tentative sans cesse renouvelée de soviétiser des pays européens : Ukraine et Pologne dès la fin de la première guerre mondiale, avec un échec en Pologne et une « réussite » en Ukraine rattachée de force à l’URSS puis décimée par la famine soviétique.
Puis, après la 2e guerre mondiale, l’URSS a annexé de fait les pays baltes, Pologne, Roumanie, Bulgarie, Tchécoslovaquie, RDA (Allemagne de l’Est). Elle a détruit ce qui restait de leurs élites déjà en partie massacrées par les nazis. Elle a tenté de faire de même pour la Yougoslavie et la Finlande. Il n’est donc pas étonnant que les pays de l’Est européen ne soient pas enthousiasmés par un rapprochement entre l’Europe et la Russie, et votent d’abord pour l’OTAN.
Les racines des relations entre l’Europe et la Turquie
La Turquie, vue d’Europe, c’est l’occupation de sa partie sud-est par l’empire ottoman avec des périodes de cruauté au nom de l’islam qui ont marqué les esprits. La transformation de l’empire en une Turquie laïque (je simplifie) par Kemal Atatürk a détendu l’atmosphère, ainsi que l’entrée du pays dans l’OTAN.
Mais la prise de pouvoir par les islamistes du président Erdogan lié aux Frères musulmans a de nouveau refroidi les relations. Et ce n’est pas seulement une question religieuse : la répression en Turquie et son action en Syrie sont contraires aux valeurs européennes.
Les racines des relations entre la Russie et la Turquie
La Sainte Russie et l’Empire ottoman sont des ennemis permanents non seulement pour des raisons géopolitiques, mais également historiques et religieuses (voir mon article «Turquie, Russie retour au choc des empires »).
Depuis plusieurs siècles la Russie a fait reculer sans arrêt non seulement les possessions turques autour de la mer Noire, mais a mis aussi en tutelle les pays musulmans turcophones d’Europe centrale. Depuis la fin de l’URSS et leur indépendance, Russie et Turquie s’y opposent par de grandes manœuvres d’influence.
L’exacerbation de ces relations du fait du problème syrien
La question syrienne dans un premier temps été comprise par l’Occident et en particulier par l’Europe comme une révolte démocratique contre le régime particulièrement répressif de Bachar el-Assad,. Nous avons donc aidé l’armée syrienne libre et lui avons fourni de l’argent et des armes. Assad a hurlé que nous aidions des islamistes, ce qui s’est révélé progressivement exact.
On sait aujourd’hui que l’argent de la péninsule arabique a coulé à flot vers les courants islamistes qui ont réussi à attirer les insurgés démocrates et leurs armes. La Turquie, violemment anti Assad, a également renforcé les insurgés islamistes.
Y compris le dernier venu :
Un acteur de plus : l’État islamique
Venant d’Irak, ce candidat à « l’émirat mondial » a occupé l’est de la Syrie, a mis la main sur sa petite production pétrolière et a organisé un véritable Etat avec impôt et mercenaires, notamment français convertis, mais aussi tchéchènes et autres. Il semble avoir bénéficié au moins pendant un certain temps de l’argent de la péninsule arabique et sans arrêt du commerce avec la Turquie.
Enfin les Kurdes surtout présents le long de la frontière turque en ont profité pour prendre une autonomie de fait, mais, prudemment, sans rompre avec le régime syrien. Étant cousins du PKK kurde pourchassé en Turquie, ils ont rapidement été dans le collimateur d’Ankara.
Dans un deuxième temps, les Kurdes ont conquis le territoire de l’État islamique en Syrie, tandis que son territoire irakien était repris par l’armée de ce pays. Dans les deux cas avec l’appui des Américains et dans une moindre mesure des Français.
Bref le pouvoir d’Assad ne s’exerçait plus sur une grande partie du pays, et les troupes iraniennes ainsi que les conseillers et aviateurs russes sont arrivés en sauveurs. Au passage cela donnait à la Russie un résultat dont elle rêvait depuis plusieurs siècles : une base en Méditerranée. Au grand mécontentement des Turcs voyant se dévaloriser leur verrou du Bosphore.
À ces données historiques déjà difficiles, s’est ajoutée la question des réfugiés qui détermine en partie la politique de l’Europe.
La Syrie, machine à réfugiés
Il y aurait environ 25 millions de Syriens dans le monde (dans ce qui suit j’ai arrondi au million le plus proche vu l’incertitude des statistiques). Des centaines de milliers sont morts.
Ce chiffre comprendrait 8 millions de déplacés (réfugiés internes) et 5 millions de réfugiés à l’étranger dont plus de 2 millions sont aujourd’hui en Turquie (*), 1 million en Europe principalement en Allemagne, 1 million en Jordanie et au moins autant au Liban.
Il y aurait au moins 2 millions de déplacés dans la « poche d’Idlib » qui est l’objet des combats actuels. Combats qui viennent d’entraîner la mort de 33 soldats turcs et le bombardement en représailles par Ankara des positions syriennes. Un million de civils, principalement des femmes et des enfants, ont dû déménager plusieurs fois au fur et à mesure de l’avance depuis quelques semaines des troupes d’Assad précédé par les bombardements russes qui auraient particulièrement visé les écoles et les hôpitaux.
Une grande partie de ces réfugiés, tant en Turquie qu’en Europe et ailleurs, n’a pas le droit de travailler (dossier en attente ou toute autre raison) et sont donc réduits « au noir », au chapardage ou pire. Les populations locales, turques ou grecques des îles proches de la Turquie sont exaspérées. La Turquie n’en veut plus et l’Europe n’en veut pas. Erdogan, qui sent sa majorité s’effriter, et les dirigeants européens menacés sur leur droite s’opposent de plus en plus sur ce sujet.
Pour l’instant, l’Europe a donné 3 milliards de dollars pour que la Turquie freine l’exode vers l’Europe, et, sans la police turque, la frontière avec la Grèce est une passoire… sauf à tirer sur des femmes et des enfants comme je l’entends parfois !
La 2e étape possible des réfugiés vers le reste de l’union européenne après la Grèce surchargée est la Hongrie, mais sa frontière sud est verrouillée et gardée militairement.
L’efficacité du chantage turc aux réfugiés
Personnellement, je n’ai jamais compris cette paranoïa : des femmes et des enfants meurtris par la guerre n’ont aucune envie de semer le désordre chez ceux qui les recueillent. Le problème est que l’accueil est particulièrement dégradant et hostile dans les îles grecques, où la population est à bout. C’est plus un problème d’accueil que d’immigration, pour laquelle les problèmes très réels viennent d’autres catégories que des réfugiés syriens.
Mais l’immigration n’est pas le sujet ici, et je me borne à dire que c’est un moyen de pression très efficace des Turcs sur l’Europe. Il a suffi, le 27 février d’une menace d’Erdogan d’ouvrir sa frontière et de le faire effectivement le 28 pour quelques milliers de réfugiés pour semer l’émoi en Europe.
Résumons le chantage turc : « appuyez-moi pour demander à la Russie d’arrêter de bombarder les civils ce qui va envoyer 1 million de plus de réfugiés chez moi rien que pour la zone reprise depuis quelques semaines par l’armée syrienne, et davantage encore si cette zone s’agrandit. Soyez cohérents avec vos propres valeurs en empêchant le massacre de civils par l’aviation russe et par le régime Assad. Si ce dernier était moins sanguinaire, les réfugiés retourneraient chez eux au lieu de le fuir vers le Nord. Et si vous ne réussissez pas, je vous envoie 2 millions de personnes »
Ce à quoi la Russie répond qu’il est bien normal que la Syrie reprenne possession de son territoire, et qu’on ne voit pas pourquoi l’armée turque essaie de l’en empêcher. Et de souligner que l’humanité turque est toute relative, puisque ce pays s’est empressé d’occuper une bande de territoires au nord-est de la Syrie pour en chasser la population kurde afin de la remplacer par une partie des réfugiés syriens, qui pourtant ne viennent pas du tout de cet endroit.
Que faire ?
L’Europe est en train de rassembler les protagonistes pour arrêter les bombardements des civils et leur apporter une aide élémentaire en nourriture et abris contre le froid actuel. Mais elle n’a aucun moyen d’action, et aucun allié depuis que les États-Unis se sont désintéressés de la question.
Et de toute façon cette aide ne serait qu’une mesure transitoire : le problème reste entier tant que la Syrie veut reprendre l’intégralité de son territoire et est aidée en cela par la Russie et l’Iran. On peut rêver d’une révolution en Syrie avec l’apparition d’un gouvernement normal permettant à tous les réfugiés de rentrer chez eux. Certains imaginent même d’une pression de l’Iran et de la Russie sur Assad pour en arriver là.
Ce n’est a priori pas dans la nature des régimes russes et iraniens de se soucier du sort des civils. Mais le Moyen-Orient est imprévisible et c’est peut-être dans cette direction que devrait pousser la diplomatie européenne : la meilleure solution pour des réfugiés, c’est de pouvoir rentrer chez eux !
Si les Européens prenaient un peu de recul, ils s’apercevraient qu’ils sont victimes de leur paranoïa anti réfugiés qui les paralyse.
Pourtant les pays d’Europe orientale sont ceux qui auraient le plus besoin de sang neuf, et, à défaut, leur vieillissement rapide va les obliger à réclamer, au nom de la solidarité européenne, une aide pour leurs propres retraites… au détriment de celle des Français et surtout des Allemands !
Yves Montenay
Ce que je retiens de cette triste, dramatique et dangereuse situation, c’est la naïveté (encore une fois) de l’UE sur les affaires internationales.L’article rappelle judicieusement ceci « La question syrienne dans un premier temps été comprise par l’Occident et en particulier par l’Europe comme une révolte démocratique ». Exact. A force d’être obsédée par son seul paradigme économique libéral (la concurrence non faussée) l’Europe ne lis les évènements du monde que par le seul filtre à 2 têtes qui la fonde mentalement (et juridiquement) aujourd’hui : la liberté (qui pacifierait naturellement le monde) + la défiance envers les États nationaux. Cette posture politique un peu idyllique a le gros inconvénient de paralyser l’UE lors des crises internationales et, souvent, d’aggraver les tensions qui se manifestent au début de ces crises. Le Pacifisme commercial et supranational de l’UE est un auto-anesthésiant. L’UE n’a pas vu les intérêts étatiques étrangers en jeu dans la crise Syrienne. On a déjà vu cet autisme européen dans son refus de se doter de grands groupes industriels pour contrer les grands groupes internationaux quasi étatiques que possèdent, par exemple, la Chine ou les USA ( même l’État américain sait intervenir dès que ses intérêts sont en jeu). Et on a vu aussi cet autisme européen dans la quasi absence de l’UE face à l’expansion militaire maritime de la Chine dans le Pacifique. L’affaire libyenne a montré la capacité de l’UE à détruire un État pourtant déjà bien constitué et son incapacité à maintenir son fonctionnement en cas de crise grave. Et en Syrie, l’affaire s’est répétée (presque à l’identique qu’en Libye). Bref: la quasi « haine des États » de l’UE actuelle est devenue une quasi méthode de penser le monde, sans doute parce que l’UE pense son propre avenir avec cette méthode là.
Je suis largement d’accord. Un bémol pour toutefois pour la Libye. Le régime était de toute façon en train de se décomposer, l’intervention française a sauvé la population de Benghazi
Comme cela a été une intervention très visible, nous portons le chapeau d’un écroulement qui aurait de toute façon lieu à court terme
Oui, en effet, la Libye était en phase de guerre civile (et la Syrie aussi). Mais l’humanisme (armé ou non) de la France (ou de l’UE) avance les bras vides: si l’intervention en Libye a sauvé des vies humaines, son impréparation (pour remettre en place un État stable) en a peut-être supprimé beaucoup d’autres (et en Syrie, c’est sans doute pire: la France et l’UE ont peut-être soutenu des groupes peu fréquentables et ont laissé croire,SURTOUT, qu’on pouvait résoudre une guerre civile sans passer par l’étape politique nécessaire de création d’une structure politique étatique stable, aimable ou pas). Grosso Modo, la bonne conscience humanitariste que se donne l’Europe pour résoudre les crises internationales meurtrières pousse les habitants concernés à faire de moins en moins appel à elle pour trouver une solution à leurs malheurs. Le paradigme anti-étatique de l’actuelle UE est peut-être devenue un élément de son ADN le plus fondateur, ce qui est en mesure (je crois) d’expliquer son incompétence en gestion des crises internationales
Le problème est que les valeurs françaises et européennes sont très loin de celles de Poutine, d’Assad, d’Erdogan et de bien d’autres.
Pour les concurrencer, il faudrait à la fois les adopter et se lancer dans des guerres,
Ce n’est pas dans notre nature, et encore moins dans celle des autres pays européens.
Le seul espoir est que l’orgueil emporte ces dictateurs et qu’ils creusent leur tombe eux-mêmes. Ça arrivera, mais je ne sais pas si c’est dans six mois ou dans 30 ans !
Oui, d’accord sur les valeurs. Sachant néanmoins que (par exemple) l’orgueil du personnage Hitler ne lui a creusé sa tombe qu’après la mort de millions de gens (ce qui aurait pu être fait, pourtant, dès 1938, voire avant).
Tout à fait d’accord
Pour être réaliste, il faut constater deux phénomènes :
1° L’Europe n’aura aucune politique internationale et n’aura aucun poids dans les discussions avec les acteurs au Moyen-Orient, tant qu’elle ne sera pas une puissance militaire indépendante. Chacun sait que l’Europe a été construite à l’envers et qu’il était suicidaire de ne pas commencer par là.
Les deux seuls pays européens capables de peser militairement sont la France et le Royaume Uni, à la condition d’agir et de peser ensemble, mais l’aventure de Suez leur a laissé un mauvais souvenir, et le Royaume Uni a quitté l’Europe…
2° le problème des réfugiés du Moyen-Orient en Europe, et c’est le seul, c’est l’Islam. Les pays de l’Est de l’Europe voient ce qui s’est passé et ce qui se passe en France et dans tous les pays d’accueil et du plus haut de leurs Etats au plus profond de leurs populations ils n’en veulent pas. Ils ont trop souffert des persécutions anti-chrétiennes des nazis et des soviétiques pour accepter sur leurs sols des populations qui n’auront rien de plus pressé, une fois installées, que d’attaquer tout ce qui est chrétien. Et dans les pays d’accueil, les populations en ont « ras le bol » des manifestations de la conquête musulmane sur leurs sols. En Europe, la volonté de rejet des immigrations sub-méditérranéennes s’amplifie.
Yves a amplement raison sur ce point-ci : le rêve de tout réfugié est de retourner chez lui. Le rôle de l’Europe est de le leur permettre et pour cela accepter d’être une puissance militaire et d’imposer ses volontés. Mais les Etat européens sont dirigés par des « lavettes » qui n’ont aucun courage et aucune volonté autre que leur rééllection et qui, même en économie, sont incapables de voir et de prévoir au-delà de 15 jours.
Merci Jean-Louis
Tout à fait d’accord sur le premier point. Simplement la discussion n’est pas tranché entre les partisans d’une Europe fédérale qui pourrait faire ce que tu dis et ceux d’une « Europe des nations » où c’est à chaque nation d’avoir sa politique étrangère, ce qui est en gros le cas aujourd’hui.
Avantage : chaque nation peut définir clairement sa politique étrangère (ce qui ne veut pas dire qu’elle le fasse toujours !). Inconvénient : la France peut peser (parfois !) moyennement et les autres pratiquement pas. Mais il n’y a pas de comparaison avec une Europe fédérale, puisque cette dernière n’existe pas
Je ne me lance pas dans une réponse ou deuxième point voulant rester un simple analyste donnant à chacun des éléments pour bâtir sa propre opinion
OK, tu as raison, bien sûr