Après la deuxième guerre mondiale, les pays européens ont cessé de se représenter à travers un grand récit historique national. Mais cet abandon leur fait cruellement défaut, notamment pour se confronter à l’Amérique ou aux pays du Sud.
Pour certains historiens, le terme de « roman national » évoque une présentation de l’histoire de France idéalisant le passé et trop nationaliste : à nous Clovis, Jeanne d’Arc, François Ier et l’aventure coloniale ! Cette présentation a en gros disparu, mais à mon avis laisse un vide, tant sur le plan intérieur que pour nos relations avec l’extérieur.
Une exception euro-japonaise
Une vue cynique serait que ce « roman » a fait son temps après avoir permis aux conscrits de 14-18 de garder un minimum de motivation alors qu’ils piétinaient dans l’horreur. L’environnement en effet profondément changé : nous avons récupéré l’Alsace-Lorraine, n’avons plus de désir de conquête, avons changé de regard sur nos voisins, sur la colonisation et sur les deux guerres mondiales, de plus en plus vues comme une boucherie incompréhensible et le suicide de l’Europe. Ces raisons se sont combinées à des progrès de la connaissance de l’histoire du reste du monde, ce qui est excellent, et à des visions idéologiques, ce qui est une catastrophe, pour mener à l’enseignement actuel de l’histoire. Je ne parlerai pas ici de la recherche historique ni des échanges entre professionnels, mais de ce qui est enseigné aux élèves.
À mon avis, la disparition sans remplacement de l’ancien roman complique l’intégration des jeunes. La « deuxième génération » regarde la télévision du pays de départ imprégnée de son propre roman national avec les parents. Et sans eux, les jeunes de toutes origines trouvent le pire sur Internet, dont la propagande de l’État Islamique. Il y a là une première raison de réfléchir à un « nouveau roman » qui les aiderait à ne pas gober aveuglément tout cela.
D’autant plus, deuxième raison, que cette disparition du roman national est une exception européenne et japonaise. C’est une réaction d’anciens colonisateurs et de victimes des guerres mondiales. La forme extrême de cette réaction est « la repentance » pour la colonisation, à laquelle s’ajoute le sentiment de culpabilité de l’Allemagne et du Japon. À cette histoire vécue s’ajoutent des rémanences d’une propagande, disons soviétique pour ne pas ouvrir un autre débat. Les Soviétiques avaient entrepris de culpabiliser « les colonialistes et les impérialistes » pour rallier des démocrates idéalistes, mettre en place des dictatures communistes au Sud et déclencher l’effondrement d’un Occident privé de ses colonies. Cette propagande a faussé et fausse encore aujourd’hui la vision de l’histoire et donc l’analyse des problèmes mondiaux.
La répercussion sur les problèmes mondiaux
Or cette exception euro-japonaise complique les relations avec les autres pays, en laissant le champ libre à leurs propres romans nationaux infiniment plus biaisés que ne l’était le nôtre. C’est le cas aux États-Unis, et surtout au Sud. Et cela contrairement à l’intention des initiateurs de l’abandon de notre roman qui pensaient au contraire faire « un pas vers les autres pour une meilleure compréhension ».
Car, loin de se rapprocher de nous, beaucoup de responsables de notre planète instrumentalisent l’enseignement de l’histoire, presque toujours très nationaliste voire prêchant la supériorité du pays, de l’ethnie, de la religion, voire des trois la fois. Et leurs historiens s’appuient pour cela sur notre autocritique pour justifier leurs politiques, souvent catastrophiques économiquement, voire particulièrement sanglantes. Bizarrement, les contempteurs du roman national français et européen sont souvent indifférents voire indulgents envers ces romans virulents et ne préparent pas les élèves et le grand public à les analyser, tandis que les actions diplomatiques sont souvent paralysées par des blocages hostiles.
Quel « nouveau roman » ?
Il y a donc à mon avis à trouver, non pas un « juste milieu » entre nationalisme et repentance, mais une façon de répondre simultanément à trois objectifs : la vérité historique, des repères positifs pour les élèves et le démontage des erreurs sur lesquelles buttent les exportateurs et les diplomates. Faute de consensus, on pourrait au moins citer les avis opposés, après bien sûr l’énoncé des principaux faits.
Je pense notamment au point délicat de la colonisation. L’époque coloniale est maintenant suffisamment éloignée pour pouvoir la comparer sereinement aux situations pré et postcoloniales, avec les très grandes différences dans le temps et dans l’espace que l’on oublie en général. Mais c’est justement ce qui est refusé au Sud, où l’on attribue les problèmes actuels à un héritage colonial négativement mythifié au moins sur le plan économique. Notre désarmement intellectuel se révèle ainsi contre-productif, y compris pour les populations de ces pays.
L’exemple de l’esclavage
Voici un exemple concernant nos relations avec les pays africains. Ils nous reprochent toujours la traite atlantique, certains expliquent même leur sous-développement par cette « saignée humaine », et les programmes scolaires africains et français insistent sur ce sujet. S’il s’agit en effet d’une très grave atteinte aux populations d’alors, il faut également expliquer que les fournisseurs d’esclaves aux Européens étaient les Africains des petits royaumes des côtes occidentales du continent, et que depuis 180 ans environ que cette traite est terminée, les conséquences démographiques ou autres en ont été effacées. Il faut également rappeler que ce sont ces mêmes Européens qui ont mis fin au trafic millénaire d’esclaves par les Arabes au nord et surtout à l’est du continent, trafic qui a viré au massacre et même localement au génocide en Afrique centrale dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
L’histoire est donc complexe : dans le premier cas certains Européens et certains Africains se sont entendus au détriment d’autres Africains, dans le deuxième cas une génération postérieure des mêmes Européens a sauvé des millions d’Africains d’un autre esclavage et des massacres corrélatifs. Et il faut bien sûr rappeler que la responsabilité des personnes aujourd’hui vivantes et des États tels qu’ils sont maintenant n’est pas en cause.
Exposer les différentes facettes de cette histoire éviterait bien des blocages actuels, et permettrait de s’attaquer concrètement aux questions d’intégration en France et de développement au Sud. J’ai tenté d’y contribuer en publiant « Nos voisins musulmans, du Maroc à l’Iran 14 siècles de méfiance réciproque » , ouvrage à dominante historique largement consacré aux différences de perception.
Pour un « nouveau roman » national, européen ou mondial ?
À l’idéal, ces trois approches ne devraient pas être contradictoires et au contraire se compléter. Mais l’Europe n’existe pas vraiment, et une vision commune du monde encore moins. Les États n’enseigneront que ce qui leur convient, et si on confiait à l’ONU l’élaboration d’une histoire mondiale, la vision autocentrée, musclée et pas vraiment démocrate de la plupart pays pourrait mener au pire. Certes, les historiens sérieux de tous les pays dégageront peut-être un consensus dans des colloques savants, mais ça ne se traduira pas de sitôt dans les programmes scolaires de la plupart des pays.
En attendant, en France, les événements récents ont montré l’importance de la cohésion nationale et d’une bonne intégration. Les rédacteurs des programmes d’histoire et, en aval, les enseignants, auront une grande responsabilité dans ces domaines. Il leur faudra apprendre à se battre sur deux fronts, d’une part sur leur extrême droite, ce dont ils ont en majorité l’habitude, mais aussi sur une partie de leur gauche, ce qui leur sera souvent moins naturel.
Or c’est urgent : chaque année sans « roman » coûte cher en enfances gâchées, voire pire, et en complications internationales souvent sanglantes. Certes c’est une action dont les résultats ne se feront sentir qu’à long terme. Raison de plus pour y réfléchir dès maintenant, en consultant certes des experts de divers pays, mais surtout sans essayer d’en tirer « une motion de synthèse » intergouvernementale !
Également publié par Le Cercle les Echos
Et sur Valeurs Actuelles le 7 juillet 2016 sous le titre : La querelle sans fin sur l’enseignement de l’histoire de France