Le sommet de Davos a été euphorique. Les historiens diront que ce n’est pas bon signe : une bulle d’optimisme qui gonfle va forcément exploser. D’ailleurs, la couverture de The Economist de ce 29 janvier 2018 est : LA PROCHAINE GUERRE, mondiale bien entendu.
Je ne m’étendrai pas sur le dossier très préoccupant présenté par ce journal. Il y décrit l’isolationnisme américain (comme en 1914 et 1940), les progrès techniques des grandes armées, notamment russes et chinoises, et rappelle que la première guerre mondiale s’est enclenchée lorsque l’empire austro-hongrois, non content de réprimer ses propres Serbes, a attaqué la Serbie soupçonnée de les appuyer. Sur l’instant, chacun n’y avait vu qu’un incident de plus dans ces Balkans, qui étaient depuis des décennies l’équivalent du Moyen-Orient et surtout de la Syrie d’aujourd’hui.
Est-ce un simple « coup » éditorial de The Economist, pourtant sérieux, ou manquons nous de lucidité ?
On voit qu’il ne s’agit pas du monde arabe ou musulman, auquel The Economist, journal de l’élite anglophone mondiale, s’intéresse peu. C’est évidemment secondaire pour les affaires par rapport à la Chine. Or, pourtant, c’est là que cette guerre a déjà commencé depuis une semaine.
Quelle guerre me direz-vous ? Il y a des attentats islamistes partout dans le monde, et on tape sur les Kurdes comme d’habitude, donc rien de nouveau.
Ce qui est nouveau, c’est l’entrée de l’armée turque dans un pays étranger : tuer et faire tuer les Kurdes de Syrie est d’une autre nature que de réprimer ses propres Kurdes et c’est surtout se trouver face aux les Américains qui soutiennent les Kurdes de Syrie.
C’est enfin la situation que chacun craignait depuis des mois : que les vrais-faux alliés que sont les États-Unis, la Turquie, la Russie et l’Iran se trouvent directement face à face depuis la disparition de l’État islamique. Et que tous, la Turquie surtout, spéculent sur une abstention américaine.
Quant à l’État islamique, presque éliminé localement, il essaye de métastaser dans le monde et se retrouve face aux États-Unis en Afghanistan. Et ces derniers, qui appuient l’Arabie au Yémen, se retrouvent face là aussi à la fois aux chiites et à El Qaïda qui se porte bien dans cette région.
Bref essayons de voir si The Economist a raison de voir dans ces événements le début d’un embrasement plus vaste, ou si l’on se contentera de faire s’entre-tuer quelques dizaines de milliers de musulmans de plus, civils en majorité.
La Turquie face à l’Amérique en Syrie
Toujours le problème kurde
En Turquie, le régime autoritaire d’Erdogan dont le parti, l’AKP*, est légèrement minoritaire ou fragilement majoritaire suivant les élections, a besoin du parti ultranationaliste MHP encore plus anti-kurde que lui. Pour ce dernier, les Kurdes sont « des Turcs des montagnes » à assimiler de force, alors qu’ils sont de langue indo-européenne (et non asiatique comme les Turcs), et maintenant massivement banlieusards dans les grandes villes.
Les Kurdes sont le noyau d’un parti politique officiel d’opposition, le HDP* (ne pas confondre avec le parti laïque, d’opposition également, le CHP*), mais certains suivent le PKK*, Parti des Travailleurs du Kurdistan d’extrême gauche, devenu terroriste face à la répression turque.
Son prolongement en Syrie
En Syrie, le PKK* se prolonge par le PYD*, qui s’est illustré dans la lutte l’État islamique et est pour cela soutenu par les Américains. Mais la Turquie ne supporte pas cette région gérée par le PYD et y a lancé ses troupes, qui se trouvent maintenant à l’ouest de la Syrie dans la zone d’AFrin (carte) où se trouvent des Russes et quelques Américains.
La Turquie menace d’intervenir également dans la région Kurde orientale de la Syrie, la Rojava (carte) où se trouvent quelques milliers d’Américains … et quelques soldats Français.
La carte ci-après permet de situer les forces en présence en Syrie :
Les Turcs spéculent sur l’isolationnisme américain et leur peu d’envie de se lancer dans une nouvelle guerre, surtout avec la Turquie qui est en principe une alliée dans l’OTAN et a une armée réputée… mais Donald Trump est sanguin !
Pour compliquer un peu plus, le régime de Bachar en Syrie en profite pour attaquer les derniers rebelles indépendants (mélange de démocrates mal soutenus par l’Occident, d’alliés de la Turquie et d’islamistes) situé dans la zone d’Idlib juste au sud de l’attaque turque (carte), cela avec l’appui des Russes et de l’Iran … alors que Donald Trump déclare avec fracas s’opposer à ce dernier, et que Erdogan a du mal à oublier sa farouche opposition à Bachar, bien qu’il le favorise en s’attaquant aux Kurdes de Syrie.
Que feront les Américains ? S’opposer à l’armée turque, ce qui servirait « d’allumette » comme la question bosniaque qui a déclenché la première guerre mondiale ? L’alternative serait que les États-Unis ne fassent rien et perdent davantage de crédibilité, ce qui entrainerait des conflits locaux, dont logiquement une pression accrue de la Russie sur l’Europe orientale.
En attendant il y a maintenant un siècle que les Kurdes se voient régulièrement lâchés par les Occidentaux et distribués aux gouvernements locaux turc, syrien, irakien et iranien. Il y a quelques semaines, ils ont dû abandonner à l’armée irakienne les territoires qu’ils avaient conquis sur l’EI.
Maintenant ce sont les Russes qui les lâchent en les laissant seuls face à l’armée turque. En représailles, les Kurdes ne sont pas allés à la réunion initiée par Moscou … mais ça ne résout pas le problème.
L’État islamique en Afghanistan, Chine et États-Unis au Pakistan
Il n’y a plus de soldats français en Afghanistan, mais il y a des djihadistes français et francophones. Ils se sont échappés de Syrie, sont passés par le Pakistan et font concurrence aux talibans. C’est à qui perpétrera les attentats les plus sanglants à Kaboul ou contre la communauté chiite.
Il reste des troupes américaines en Afghanistan, qui appuient l’armée afghane contre les talibans et maintenant contre l’État Islamiste. Là aussi les Américains doivent choisir entre l’isolationnisme de Trump et son caractère sanguin.
Pour l’instant, le président américain agonit d’injures le Pakistan qui sert de passage et de base arrière aux talibans et aux survivants de l’État Islamique.
Mais c’est à contretemps : l’armée pakistanaise, qui a effectivement fermé les yeux pendant des années, et avait accueilli Ben Laden, a changé d’attitude depuis que les islamistes ont perpétré des attentats contre leurs écoles militaires.
L’armée a donc plus ou moins repris le contrôle des zones frontalières de l’Afghanistan, et n’apprécie pas les critiques américaines au moment où elle se lance dans une guerre pénible dans les montagnes frontalières avec des soldats issus d’une tout autre culture dans la plaine de l’Indus.
Tout cela pour le plus grand bénéfice de la Chine, qui concurrence maintenant les États-Unis au Pakistan et qui y fait passer une de ses « Routes de la Soie » qui se terminera par un port chinois sur l’océan indien.
Conclusion : une armée française avec l’appui européen.
Finalement, allons-nous vraiment vers une guerre gagnant des parties croissantes de la planète ? Au-delà des problèmes musulmans, la montée des dictatures est un risque supplémentaire. Impossible à prévoir, mais remarquons que la plupart de ces questions échappent à la France comme à l’Europe.
L’Europe doit donc se préparer et cesser de compter sur les États-Unis pour éviter des dépenses militaires incontournables. Les Américains en étaient agacés depuis longtemps et Trump dit ne plus vouloir le supporter.
Il nous faudrait donc une défense européenne, ou du moins coordonnée. Mais c’est une perspective très lointaine et incertaine. Ce qui existe aujourd’hui c’est l’armée française, mais elle a une tâche qui la dépasse en Afrique et ailleurs. Donc, à court terme, le plus efficace serait un appui européen à l’armée française, qui a commencé timidement au Sahel. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin.
Accessoirement, évitons l’anglicisation de cette armée sous prétexte d’européanisation, d’une part pour le principe et éviter des erreurs de transmission, d’autre part parce que la population locale est francophone : nous ne mesurons pas l’avantage que nous avons de ce fait en Afrique par rapport au handicap que les Américains ont eu en Irak et en Afghanistan.
Dans le moindre village du Sahel, il y a des interlocuteurs francophones, même si ce n’est pas leur langue maternelle. Et les cadres des armées locales le sont parfaitement. Il faudrait donc que nos amis européens et notamment allemands veillent aux compétences linguistiques des gens qui nous envoient. Ce n’est pas dans l’esprit du jour mais c’est important.
Yves Montenay
(*) Acronymes des partis politiques
en Turquie :
AKP : Parti de la justice et du développement (en turc : Adalet ve Kalkınma Partisi)
MHP : Parti d’action nationaliste (en turc : Milliyetçi Hareket Partisi)
HDP : Parti démocratique des peuples (en turc : Halkların Demokratik Partisi)
PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan (en kurde : Partiya Karkerên Kurdistan)
CHP : Parti républicain du peuple (en turc : Cumhuriyet Halk Partisi)
en Syrie :
PYD : Parti de l’union démocratique (en kurde : Partiya Yekîtiya Demokrat)
Article très intéressant. Quant à l’avenir, j’ai personnellement tendance à penser que Trump non seulement ne fera pas de bêtises, mais qu’en plus débarrassé de ses problèmes suite à l’élection et à la tentative de H. Clinton, d’Obama et des démocrates, il pourra montrer ses muscles au plus vite. Puisque nous n’en n’avons toujours pas !
Merci Jacques !
Le dossier de The economist est impressionnant, mais je suis optimiste et puis, comme dit, il est fondé sur la diffusion Plus que sur la situation du monde musulman. Mon article que ça peut se rejoindre