Le coronavirus a favorisé le retour de l’irrationnel, qui n’a jamais été très loin. En effet, l’économie, c’est ennuyeux, ça ne fait pas de miracle. Or pour plaire au bon peuple, il faut lui dire que le miracle est possible… et, si on est un politique ambitieux, que le miracle viendra « si vous votez pour moi ».
Ces magiciens de l’économie sont partout : à droite, à gauche et même parfois au centre. Mais c’est souvent pour dire la même chose !
Commençons par un thème très populaire : « travailler moins en vivant mieux ».
Les paresseux rationnels
Juste un mot pour ceux, qui pour des raisons écologiques ou autres vantent la frugalité. Ce ne sont pas les pires, car ils sont cohérents : moins de travail, niveau de vie réduit au minimum, préservation de la planète, temps disponible pour la famille ou la philosophie etc.
Ils négligent néanmoins quelques détails techniques : ils comptent sur le travail des autres pour disposer de médicaments et de quelques matériels, agricoles ou non (des livres, de la musique …).
De l’électroménager ? « Non, nous ferons tout à la main« . Bigre, d’autant que nous ne sommes plus à l’époque où « les femmes sont là pour ça ».
Certains ne tiennent pas longtemps dans cette « vie naturelle mais sauvage ». Mais au moins il y a une certaine cohérence.
Heureusement, pour ceux qui trouveraient ça trop rude, il y a les magiciens.
Le travail, ce sont leurs profits
Nous avons vu fleurir le slogan « notre santé avant leurs profits ». Comprenez : il vaut mieux rester chez soi (en étant payé) que de risquer sa peau à l’usine.
C’était en substance le message du fonctionnaire CGT de l’éducation nationale invité lors de l’émission BFM du 10 mai à laquelle j’étais convié pour parler du déconfinement.
Évidemment c’est moins risqué quand celui qui vous paye ne risque pas la faillite, c’est-à-dire pour les fonctionnaires et quelques autres catégories… Dont les cadres de la CGT, association qui ne vit pas des cotisations de ses membres mais de subventions gouvernementales et du fruit de la gestion de certains domaines « paritaires », dont les caisses de retraite.
Bref, il est plus facile de rester chez soi si le travail que vous évitez n’est pas capitaliste… quitte à ce que vous paralysiez des salariés du privé.
Qu’en pensent « les capitalistes » ?
Les capitalistes de mon environnement, amis, commerçants du quartier, assureurs, pétroliers, et j’en oublie énormément, ont un rire amer en lisant ce slogan : « Quels profits ? Nous sommes en lourde perte ! ».
Idem pour les épargnants ou retraités par capitalisation dépendant, directement ou indirectement, de la bourse, avec les dividendes 2020 reportés ou annulés.
Mais les magiciens estiment que tous ces capitalistes subissent une « juste punition » et que travailler pour les capitalistes, ce n’est pas vraiment du travail, « C’est de l’exploitation ».
Le bon peuple écoute avec sympathie, et rares sont ceux qui se posent la question : « Alors quel autre système ? », sachant que tous les essais jusqu’à présent ont fini dans le sang.
Même la Chine doit son succès à son secteur privé, indigène ou étranger.
Alter-éco, un magicien respecté
Il y a bien longtemps, j’avais fait connaissance de la jeune équipe d’Alternatives économiques (Alter-éco pour les intimes) que j’avais trouvée assez sympathique dans ses analyses africaines.
Mais depuis, ils alimentent en « arguments » ce que l’on pourrait appeler le « socialisme idéaliste » d’une bonne partie du corps enseignant français, ce qui ne prépare pas vraiment les élèves à la vie réelle dans notre système économique.
Le 12 mai, on trouvait sur leur site un article mi-ironique mi scandalisé : « travailler plus, le patronat en rêve encore : moins de congés et de RTT, plus d’heures de travail. Les syndicats ont immédiatement mis leur veto ».
À l’opposé, l’IFRAP (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques ) estime qu’avant la pandémie nous perdions déjà 100 milliards par an par rapport à des voisins travaillant plus longtemps et partant de la retraite plus tard.
Depuis, la situation s’est aggravée car les Allemands ont redémarré leur industrie avant nous et vont notamment servir, à notre place, nos clients à l’export.
Les salariés du privé savent que si la reprise tarde, leur revenu et probablement leur emploi seront touchés. Travailler davantage permettrait de les sauver.
Personnellement je ne trouve pas choquant qu’ayant touché de l’argent sans travailler pendant quelques semaines, nous essayions de rattraper la production perdue en travaillant davantage. Ne serait-ce que pour que cet argent nous serve à quelque chose, ce qui ne sera pas le cas s’il n’y a pas suffisamment à acheter, et donc de produit par quelqu’un.
J’imagine déjà un magicien disant « il n’y a qu’à acheter allemand et payer avec l’argent que l’Europe va nous prêter ». « L’Europe » en l’occurrence signifie surtout l’Allemagne et les pays sérieux du nord de l’Europe, ce qui explique leur manque d’enthousiasme.
Ces considérations nous mènent à la question de la dette.
La dette, « il faut s’asseoir dessus »
C’est ce que je lis sur les réseaux sociaux, souvent un peu catégoriques, trop heureux de trouver une solution simple.
Mais si on ne rembourse pas, plus personne ne nous prêtera. Or nous sommes en déficit et nous devons emprunter tous les jours. Et s’il n’y a plus de prêteurs, les fonctionnaires ne seront plus payés.
Objection simpliste, répondent les magiciens. Vous voyez bien que la presse multiplie les articles sur les financements « non conventionnels » par la Banque centrale européenne, parfois appelés « monnaie hélicoptère », suggérant des billets de banque jetés du ciel comme solution à tous les problèmes.
??#Covid19 Des annulations de dette publique par la BCE : lançons le débat
?L’analyse de @LaurenceScialom et Baptiste Bridonneau pour @_Terra_Nova
?https://t.co/ANuYYSqb95 pic.twitter.com/piOeH5OUKl— Terra Nova (@_Terra_Nova) April 17, 2020
Du coup, un certain nombre de magiciens suggèrent que cette dette n’existe pas ou peut être annulée. Mélenchon et bien d’autres tentent de le démontrer, mais à mon avis, le problème n’est pas là.
Voici en effet un des articles les plus précis sur ce sujet. Pierre Khalfa , membre d’Attac et de la Fondation Copernic, déclare dans une tribune publiée par Le Monde du 20 mai : « L’annulation des dettes publiques détenues par la BCE relève d’un choix politique ».
Voici son raisonnement : « la BCE détient un pourcentage important de la dette publique des États membres. Or une banque centrale ne s’endette que par rapport à elle-même car elle a un pouvoir illimité de création monétaire tant que les citoyens et les citoyennes continuent à accorder leur confiance à la monnaie– et tant qu’un système productif est à même de produire les biens et services nécessaires. L’annulation des dettes publiques serait une décision politique et non pas une impossibilité économique, comme Jean Pisani-Ferry veut nous le faire croire avec sa formule : « Annuler la dette, c’est toujours en transférer le fardeau à d’autres ». »
D’abord, ce n’est pas limpide, donc méfions-nous ! Mais surtout la phrase sur le « système productif » détruit ce beau raisonnement : comme il l’admet lui-même, ce qui compte, c’est de produire les biens et services nécessaires, donc de travailler.
On retombe sur le fait qu’il n’y a pas de miracle : même si une solution juridique était trouvée pour annuler la dette, ça ne changerait pas le problème économique : c’est la production qui manque, pas l’argent. Encore une fois, il faut travailler !
Mais d’où viennent donc ces solutions magiques ? De la guerre froide, où on enseignait au bon peuple qu’il fallait voter pour les magiciens pour profiter « du soleil qui se lève à l’Est ». C’est-à-dire à Moscou, puis dans le Pékin de Mao et aujourd’hui dans celui du président Xi !
Revenons à la source.
« L’opium des intellectuels » est toujours d’actualité
Ce livre célèbre de Raymond Aron en pleine guerre froide détournant le slogan marxiste « la religion est l’opium du peuple », décrivait l’adhésion des intellectuels au communisme. En gros, s’aligner sur le parti permettait de se targuer du modernisme esthétique, du non-conformisme moral et de la révolte.
Ce qui montrait d’ailleurs une ignorance abyssale du « socialisme réel», que les sceptiques opposaient au « socialisme rêvé ». « Socialisme réel » que je découvrais à cette époque en voyageant dans les pays de l’est en route vers « l’avenir radieux » .
Là-bas il n’était évidemment pas question du modernisme esthétique, ni de non-conformisme, moral ou pas et encore moins de révolte !
Néanmoins la consigne d’alors dans les dîners en ville était « Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » : il était snob d’être « progressiste » et ennuyeux de se pencher sur la réalité.
Heureusement pour sa réputation, Sartre a changé d’avis à la fin de sa vie et a rejoint son « petit camarade », Aron, plus grand que lui, et ils sont allés ensemble plaider pour l’accueil des réfugiés indochinois fuyant le communisme. Communisme que Sartre, enfin lucide, appelait avec dégoût « la chose ».
Et si je remonte plus loin dans le temps, le travail d’Andrew Sobanet, Generation Stalin: French Writers, the Fatherland, and the Cult of Personality. rappelle à quel point les plus grands écrivains français ont versé dans l’adoration de Staline, notamment Henri Barbusse, Romain Rolland, Paul Éluard et Louis Aragon, en notant qu’André Gide et Boris Souvarine ont été parmi les rares à s’en dégager à temps.
Quand la culture se dévoie
Eh bien aujourd’hui nous n’avons plus Sartre, mais Juliette Binoche, chef de file de l’anticapitalisme mondain, qui se voit en Greta Thunberg et a signé un retentissant « Appel des 200 » pour qu’on ne revienne pas « à la normale » après la pandémie, mais que l’on construise un « Nouveau Monde » magique.
Dans son article « Pas d’écologie sans capitalisme » (Le Figaro, 20 mai), Luc Ferry ironise sur un appel analogue, celui des « 100 principes de Nicolas Hulot pour un Nouveau Monde » (*) :
« où sont dénoncés «nos failles et nos excès» de vilains petits humains pourris par le capitalisme, le «monde d’après» se devant bien entendu d’être «radicalement différent de celui d’aujourd’hui, et ce de gré ou de force». Bigre! le tout signé par une pléiade de people riches et célèbres (*) qui dénoncent «courageusement» le système dont ils profitent depuis des décennies et sans lequel ils n’existeraient tout simplement pas. Comme s’ils ne prenaient jamais l’avion, n’avaient pas de smartphones, ne se faisaient jamais payer pour faire des pubs destinées à booster la consommation ! »
Bref, nous nous inquiétons pas, les magiciens vont nous guider vers un futur « de lait et de miel » que nous consommerons sans quitter notre canapé.
Yves Montenay
(*) Appel 100 principes de Nicolas Hulot pour un Nouveau Monde
Site internet « Le temps est venu » : les soutiens
Tellement vrai ! À lire absolument et surtout à faire suivre
Merci Marc ! Je compte sur vous pour diffuser autour de vous
Comme illustration : » demain, on rase gratis ? «
Trop bref ! On ne sait pas ce que ça approuve ou désapprouve !
et la question subsidiaire, qui paye à la fin de l’histoire? bien sûr l’idiot qui travaille, économise, investit, pauvre de nous… La démagogie a tué notre société, personne n’est plus responsable de rien et donc plus personne n’est libre en fait, effrayant… Où faut-il fuir avant qu’il ne soit trop tard?
Si la fin est de consommer, le moyen d’y parvenir est de produire, donc de travailler. Et pour accorder production et consommation l’humanité n’a pas trouvé de meilleure recette que le marché libre qui permet de déterminer des prix libres qui orientent les actions des uns et des autres. Ce système basé sur la liberté s’appelle le capitalisme. Sachons apprécier le bonheur de vivre dans ce système capitaliste.
Cela suppose un changement d’attitude des libéraux : trop souvent ils « prêchent les convertis ». Ce sont les païens qu’il faut atteindre. Pour eux, « capitaliste » est un gros mot bloquant et on ne va pas plus loin dans la lecture. Une meilleure méthode, à laquelle je m’efforce, est de commencer par les ramener à des réalités concrètes, du genre « on ne peut consommer que ce qui a été produit par soi-même ou un autre, et, cet autre, il faut lui donner quelque chose en échange »
Excellent article, Yves Montenay.
Mais comment en France peut-il encore y avoir des gens qui croient à tous ces mensonges des profiteurs de l’Etat ?
Comment croire et surtout en sortant d’une telle pandémie, croire que tout ce que nous utilisons, néccessaire et superflu pour vivre, sont issus d’une « génération spontanée » ?
Il faut au contraire espérer que « demain » et parce que c’est la vie, seuls ceux qui acceptent de produire et donc travailler, gagneront le haut du pavé.
Longue vie à vous.
Merci pour ce bon résumé et pour votre soutien
Rien à dire sur votre démonstration qui m’aurait semblé juste il y a bien longtemps….Seulement, vous oubliez une chose importante : nos entreprises rejettent de nombreuses personnes qui veulent travailler. Ou elles ne se privent pas de le faire pour augmenter leurs profits même si les personnes se sont démenées pour bien faire leur travail. Vous êtes d’une génération qui a connu le plein emploi, où le travail était assez bien valorisé, même si tout était loin d’être idyllique, où on pouvait s’intégrer au travail facilement.
Pour ma génération ( j’ai 56 ans ) ce n’est plus le cas depuis au moins 30 ans : travailler plus ? Pourquoi? Pour être licencié peu après? Pour se voir refuser d’autres possibilités de travailler pendant des mois et déprimer pendant ce temps ?
Pour notre génération et probablement pour les plus jeunes, le travail est devenue une fausse valeur, un mythe. On nous exclut, eh bien, rejetons cette valeur. Et si on peut percevoir de l’argent sans trop en faire ou mieux sans travailler, comme pendant le confinement, profitons-en ! Cela risque de se retourner contre nous, de nous appauvrir? Bof, je ne vois pas en quoi cela pourrait être pire ! En tout cas, je ne crois plus en cette notion de « travailler plus pour redresser un pays ». Pourquoi redresser une société qui rejette les gens désirant travailler ?
Votre réflexion est partagée par une partie de la population, donc j’ignore l’importance. Mais ce n’est pas le sujet de l’article. Je veux ramener mes lecteurs à ce qui est « réel » au sens de « non monétaire ». On ne peut consommer que ce qui a été produit. Donc, comme nous venons de produire moins, il faudra consommer moins (c’est-à-dire s’appauvrir), ou rattraper plus tard en travaillant plus.
Ce sont les discussions sur la dette qui embrouillent cette question très simple.
Comment les gens peuvent ils se bercer d’illusion ? Par lacheté tout simplement ; comme toujours et pour les siecles et les siecles. Il leurs paraît plus facile de rentrer dans le rang et d’accepter l’inacceptable en croisant les doigts pour que finalement rien n’arrive mais on sait tous vivre dans la peur conduit à l’esclavage …
Je n’ai pas bien compris le lien avec l’article. Mon propos est de dire qu’on ne vit pas d’argent créé on ne sait comment, mais de biens et de services produits par quelqu’un et que l’on se procure en échange de sa propre production. Donc qu’il faut choisir entre un appauvrissement profond et travailler. La distribution d’argent sans contrepartie est une mesure à court terme permettant de se réorganiser en limitant les drames, mais « on ne mange pas les billets de banque ». Donc il faut travailler et toute personne qui le refuse ou retarde le travail des autres est responsable de l’appauvrissement général.
J’apprécie la référence à Raymond Aron, trop souvent oubliée ou snobée par les « magiciens » (pour reprendre le titre de votre courageux article). On pourrait aussi rappeler à leur mémoire les anticipations lumineuses d’Alexis de Tocqueville (qui se sont souvent réalisées, au contraires de celles de Karl Marx).
Le gauchisme de salon est effectivement un esthétisme et un snobisme intéressé, que les communistes orthodoxes ont toujours méprisé ; Rosa Luxembourg ne disait-elle pas que « la social-démocratie est l’avant-garde du capitalisme ».
La seule alternative est entre le libéralisme social, avancé, régulé, et le communisme autoritaire,- les solutions intermédiaires n’étant que des ballons d’essai qui finissent toujours, un jour ou l’autre, par éclater à force de monter dans l’air du temps.
Concernant le volet « monnaie » de votre discours, je suis d’accord : l’économie a commencé par le troc, lorsqu’elle était un marché local répondant à des besoins « frugaux » (disons « fondamentaux ») ; elle a fini par devenir un écosystème monétaire quand il a fallu répondre à des besoins croissants et à des échanges plus importants. La nature humaine est faite ainsi : toujours plus, toujours plus haut, toujours plus fort ; c’est d’ailleurs le moteur du progrès.
La question centrale, à mon avis, ne serait donc pas l’offre mais la demande. L’offre s’ajuste à la demande. Et le jeu de la demande et de l’offre vaut aussi pour la monnaie (qui est une marchandise comme une autre). Par conséquent, on peut avancer qu’honorer sa dette c’est payer le prix de sa demande d’argent. Si on honore plus sa dette, qui aura alors confiance dans votre demande d’argent pour échanger avec les autres ?
L
La question de la dette est bien sur centrale, et l’intérêt négatif n’en finit plus de fasciner… Y compris les intellects pourtant formés dans les meilleures écoles qui se trouvent en capacité de profiter directement de l’émission de ce qui justifie leur élection à la présidence: les fameuses obligations d’état, seule chose qui n’était pas en leur pouvoir et qui maintenant l’est, et pour la bonne cause, en plus et sans limites aucunes, pandémie oblige.
On a donc fermeture, on pourrait dire « suture »: tout le bon sens « scientifique » ou même le bon sens tout court se trouve ringardisé et inaudible: il y a disjonction entre les décideurs (qui profitent) et les décidés qui vont effectivement plonger (tous ensemble) dans la pauvreté qu’ils méritent. Allons ! Le tiers monde est vivable: la preuve de son adaptation au réel c’est qu’il s’accroit.