Retour sur mon intervention dans l’émission de Catherine Distinguin : « Français, mon beau souci » qui s’est tenue en direct le lundi 9 septembre 2024.
Sur le thème : “La francophonie, parlons-en !”, Catherine Distinguin reçoit :
- Marc Favre d’Echallens, administrateur de Défense de la Langue Française et auteur de Le français, parlons-en !
- Yves Montenay, docteur en Géographie humaine, président de l’Institut Culture Economie et Géopolitique (ICEG), spécialiste d’économie et de géopolitique et auteur de La Langue française: une arme d’équilibre de la mondialisation.
La Francophonie, parlons-en (Radio Courtoisie)
Vous pouvez écouter cette émission ici (j’interviens à partir de 21’30) :
Et, pour ceux qui préfèrent lire, en voici l’essentiel.
Catherine Distinguin
Bonjour chers auditeurs,
Le 19e sommet de la francophonie, événement international important qui se déroulera les 4 et 5 octobre prochains, est une belle occasion de faire le point sur cette francophonie et j’ai invité aujourd’hui Marc Favre d’Echallens et Yves Montenay, pour parler d’un sujet intitulé : « la francophonie, parlons-en » ainsi en pleine actualité.
Je donne la parole à Marc pour qu’il nous donne quelques nouvelles du front de nos associations et de leur combat pour la langue française.
Marc Favre d’Echallens
Merci Catherine. Bonjour aux fidèles de Radio Courtoisie. Je rappelle les coordonnées de Défense de la langue française : 222 Avenue de Versailles, 75 016 Paris. Téléphone 01 42 65 08 87. Courriel dlf.contact@orange.fr. Site internet www.langue-francaise.org. Nos auditeurs peuvent demander à recevoir un exemplaire de notre revue trimestrielle de 80 pages, pour avoir une connaissance approfondie de nos actions et de nos activités. .
L’actualité des associations de défense de la langue française
Nos auditeurs connaissent nos interventions concernant les dérives de l’écriture faussement inclusive et les néologismes, souvent en provenance de l’anglais mondialisé, comme les « ASAP » dans le monde du travail, au lieu de « dès que possible » et les fautes habituelles de français en particulier, par exemple, l’emploi erroné du verbe « dédier ».
La lutte concerne également les recours contentieux contre la violation de la Loi Toubon, en particulier concernant les collectivités ou établissements publics qui, pour la plupart, respectent relativement peu la loi Toubon. Des recours ont été déposés en 2023 et 2024. Après un recours gracieux (une lettre), faute d’effet, nous sommes malheureusement contraints de poursuivre les procédures devant les tribunaux administratifs.
Signalons la dernière action en date : une lettre à l’Inspection générale des Finances, qui, dans une annonce, emploie la terminologie « data scientist » au lieu d’expert en mégadonnées, terme officialisé par les commissions de terminologie. Il faut donc espérer que le recours gracieux aura une bonne suite.
Concernant la langue française, il y a de très bons ouvrages qui viennent de paraître :
- « La Bible du palindrome » d’Alain Zalmanski. 508 pages de palindromes (80€), un ouvrage assez ludique et amusant.
- « Le féminin, au fil des mots et de l’histoire » et « 100 mots latins pour bien écrire 1000 mots français » (Belles Lettres) de Jean Pruveau, vice-président de Défense de la langue française.
Notre association DLF organise son déjeuner d’automne avec Axel Maugey pour nous parler de ses livres « Succès de la francophonie au 21ème siècle » et « L’esprit français de Madame de Lafayette à Jean Dormesson« .
Langue française et Jeux Olympiques et Paralympiques
Concernant la langue française, lors de la cérémonie d’ouverture et du passage des différentes délégations, nous n’avons vu que les noms des bateaux des délégations en anglais car les panneaux étaient d’un côté en français, de l’autre côté en anglais, et il n’a été présenté à l’écran que les panneaux anglais… sauf pour la Côte d’Ivoire, je crois, où la personne présente a renversé le panneau ! Cela a heureusement été rectifié pour le défilé sur les Champs-Elysées pour le Paralympique, où seuls les panneaux en français ont été vus.
il faut préciser qu’il n’y avait pas non plus de grands témoins de la francophonie aux JO.
Certes, il y a eu des chansons en français, par exemple Edith Piaf. Lors de la cérémonie de clôture des paralympiques, il y avait Aznavour, Serge Gainsbourg. Il y a eu des chansons en français, ça c’est notable.
Mais ce qu’il est important de souligner, c’est que, pendant les épreuves, toutes les incrustations sur les écrans étaient en anglais. Ca a été tout de même vu par 2 milliards de personnes et 58 millions de français.
Donc on n’a vu sur les écrans que de l’anglais, pas seulement mais quasiment que de l’anglais, sauf pour le défilé des Jeux Paralympiques. D’ailleurs lors du défilé de l’ouverture des Jeux Paralympiques, les panneaux étaient bien en français, mais sur l’écran apparaissait parfois la nomastique anglaise.
Est-ce que c’était voulu ou pas ? Pour les incrustations télévisuelles, c’est forcé, c’est voulu.
NDLR : renseignements pris, la réalisation a estimé que l’immense majorité des téléspectateurs n’était pas francophone, donc tout dépend si on veut privilégier la présence du français ou la compréhension des spectateurs.
Les Jeux Olympiques ont quand même été un succès planétaire, donc l’image de la France existe, et quand on parle de l’image de la France, la langue française n’est pas loin.
Voilà, alors on verra comment ça se passera lors du prochain Sommet de la Francophonie, car on ne connaît pas encore le nom des ministres. On va attendre un peu, en espérant du nouveau sur cette question…
Lectures conseillées à propos de francophonie
Catherine Distinguin
Je voudrais vous signaler deux ouvrages.
Le premier est celui d’Emmanuel Maury, haut fonctionnaire, historien, écrivain et secrétaire général de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. C’est est un amoureux de notre langue et il publie donc « Le goût de la francophonie », un ouvrage collectif avec un ensemble de textes choisis et une belle préface de Tahar Ben Jelloun. Sortie et séance de dédicaces le 18 septembre à 19h à la librairie Gallimard, 15 boulevard Raspail.
Je voudrais aussi vous parler d’un ouvrage récemment paru : « Le français parlons-en » (éditions du CERF) de Boalem Sansal, un écrivain franco-algérien renommé, qui a été Grand Prix de l’Académie française. Dans cet ouvrage, il parle de la francophonie qu’il considère comme une question capitale. Il explique qu’il est interdit actuellement de le parler en Algérie, semble-t-il, et qu’il est, d’après lui, aujourd’hui l’objet d’un conflit symbolique sur le sol français, je le cite, « où la langue de Molière est victime des tirs croisés de l’anglais, de l’arabe et du wesh wesh, le patois des banlieues« . Voilà donc un très bel ouvrage, dans une écriture lumineuse, dont je vous recommande la lecture.
Dernière parution, un petit clin d’œil aux amoureux de Georges Bernanos, c’est un petit ouvrage de 90 pages intitulé « Encyclique au français » (Editions de l’Homme Nouveau). C’est le testament politique de Georges Bernanos, un texte très méconnu et inachevé, d’ailleurs. Un texte d’une portée très actuelle, avec une belle préface de Claude Barthes..
Pour terminer, permettez-moi de commencer cette saison d’automne avec un texte de notre ami Michel Mourlet, qui a eu la gentillesse de nous gratifier en amont, avant la parution, de sa chronique régulière « Les mots de la langue », elle paraîtra dans le numéro 77 de la Nouvelle Revue Universelle.
Voici son texte, à propos des mots « sécure » et « mature » :
« Deux adjectifs étranges sont en train de s’installer dans le vocabulaire en peau de chagrin du journalisme parlé. À mesure qu’il perd ses mots français, celui-ci s’ouvre, par nécessité, à d’autres vocables qui sont des monstres. Une route n’est plus sûre, elle est devenue sécure. Un homme n’est plus mûr, il est mature. Si l’expérience l’a mûri, va-t-on dire qu’elle l’a maturé ? Il va de soi que les deux adjectifs litigieux viennent tout droit de l’anglais et sont de purs équivalents des nôtres. Mais alors, demanderez-vous peut-être, si, comme je l’espère, vous accordez à votre langue maternelle, qui compose une part notable de votre identité et de votre âme, au moins cinq minutes d’attention par jour, pourquoi cette substitution ? À quoi sert-elle ? La réponse est la même que pour le « solutionné », rendu célèbre jadis par Georges Marchais, ou le terrifiant « candidaté » qu’on entend partout depuis peu. rapprocher, résoudre de solutions, mûr de maturité, ou quasi herculéen, postulé ou brigué de candidat, demande un effort mental plus considérable peut-être, des petites cellules grises, plus affinées, et sûrement un peu plus de lecture que d’associer « candidaté » à candidat, ou « sécure » à sécurité. Et puis, n’oublions pas que toutes les bonnes choses qui nourrissent notre vie quotidienne et poussent les Français sur la voie du « progrès ». Les hamburgers arrosés de Coca-Cola, les réseaux sociaux idiots poussent au crime, la morale presbytérienne et son pendant, la pornographie, Halloween et la « cancel culture », le wokisme et j’en passe, nous arrivent tout droit de l’Outre-Atlantique. Il est bien naturel que le charabia ne soit pas en reste. »
Merci à Michel Mourlet.
Yves Montenay
Au tour de notre ami Yves Montenay, qui est un fidèle de notre émission sur Radio Courtoisie.
Yves Montenay est écrivain, il est docteur en géographie humaine, président de l’Institut Culture, Économie et Géopolitique. Il tient un remarquable blog dont je signale les références : yvesmontenay.fr
Catherine Distinguin
Je suis heureuse de vous accueillir à l’occasion du 19e sommet qui va se dérouler en France, où la France va accueillir 88 ou 89 chefs d’État les 4 et 5 octobre, à Villers-Cotterêts et à Paris. Je voulais évoquer la francophonie avec vous parce que je la trouve actuellement (c’est mon avis personnel), très fragilisée en France, par l’abandon d’une véritable politique linguistique et dans le monde, par le délitement des liens avec certains pays d’Afrique.
Cher Yves, quel est votre sentiment sur la perception de la francophonie actuellement en France ?
La perception de la francophonie en France
Yves Montenay
Il me semble clair, malheureusement, que dans les pays du Nord, pas seulement en France, mais en Belgique, en Suisse, au Canada, l’anglais prend de plus en plus de place, pour des raisons qui ne sont pas des raisons complotistes.
C’est un mouvement général, qui touche d’autres pays et d’autres langues et qui correspond au fait que plus il y a de gens parlant une langue, plus on a intérêt à la parler.
Par exemple, si un auteur de romans en français à un tirage de 100, il aura un tirage de 1000 s’il publie en anglais (à mon avis, il devrait publier dans les deux langues). Donc il y a une pression, qui ne provient ni d’un complot du gouvernement américain, ni de multinationales, mais qui procède de l’évidence de la gestion quotidienne pour beaucoup de gens.
Au Nord, les gens travaillaient dans leur langue, mais voilà que de partout, maintenant, on leur dit : « attention, il vaut mieux utiliser l’anglais« , et ça leur est rappelé par la hiérarchie ou par la pression des clients.
Il y a aussi, comme vous disiez tout à l’heure, le fait que les journalistes n’ont pas une culture suffisante, et que le sens des mots français « normaux » leur échappe.
Par exemple « global » signifie en anglais « mondial », donc pourquoi ne pas utiliser le mot « mondial » ? D’autant que global a un autre sens en français : « dans l’ensemble » et non « mondial » comme en anglais. Mais la confusion est totale.
Je pense que dans les pays du Nord, il y a l’influence du fait que la vie est de plus en plus tournée vers l’économie plutôt que vers la culture. Dans l’économie mondiale, l’anglais est devenu nécessaire, donc il y a une pression formidable dans ce sens-là.
Un exemple que je connais bien est celui des femmes d’Amérique du Sud, mais c’est valable partout dans le monde. Il y a 50 ou 100 ans, le sommet de la pyramide sociale utilisait le français comme langue seconde. On disait même qu’il y avait un métissage entre le français et l’espagnol. Et puis, les hommes se sont trouvés pris dans d’autres métiers par exemple, au lieu d’être avocats ou à la tête d’une plantation, ils sont devenus cadres supérieurs dans une entreprise agronomique multinationale. Beaucoup de gens ont changé de statut économique et ces gens se sont mis à parler anglais.
Une deuxième phase que j’ai connue, les femmes parlaient français, suite de la tradition précédente, les hommes parlaient anglais. Mais voilà que les femmes travaillent aussi maintenant, donc elles sont soumises aux mêmes pressions vers l’utilisation de l’anglais.
Bref, je pense que c’est le fait que la société devienne de plus en plus économique, et je ne pense pas que ce soit un complot, c’est la pression normale de cette réalité économique.
Catherine Distinguin
Vous voulez dire qu’on n’y échappera pas ?
Yves Montenay
Ça veut dire que ceux qui aiment la langue française, qui sont quand même je pense la majorité des Québécois, des Français, des Romands, des Wallons, vont l’utiliser, mais pas dans tous les circuits. On est passé du français à l’anglais pour certaines tâches professionnelles, demain on passera peut-être de l’anglais à autre chose. A mon avis la première chose à faire, c’est de prendre conscience de ce mécanisme.
Là j’aime bien citer le général de Gaulle la France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre », qui n’a pas caché que la France avait subi une défaite.
Il faut d’abord être conscient de ce qui se passe et s’organiser en conséquence, en mettant l’accent d’abord sur l’école bien sûr.
Catherine Distinguin
Alors, oui, je pense qu’en France le point de départ pour faire aimer notre langue c’est forcément d’abord à l’école.
Je vois que ce 19e Sommet de la francophonie semble se diriger sous le signe de la création, de l’innovation et de l’entreprenariat en français.
Est-ce que vous y croyez à ça ? Est-ce que ce ne sont pas des mots ?
Yves Montenay
Il y a des mouvements très réels dans ce sens-là. et je participe quelquefois aux manifestations du MEDEF 93, qui comme son nom l’indique est un mouvement patronal, mais qui est peuplé d’entrepreneurs d’origine étrangère. Donc il y a un bouillonnement des petites entreprises comme partout dans le monde. Et ces gens-là cherchent à s’implanter dans leur pays d’origine, dans le pays de leurs parents. Donc il y a de ce point de vue là un mouvement important qui joue en faveur du français, mais pas n’importe où.
Il joue en faveur du français là où on peut travailler normalement, sans se faire piller par le voisin, voler par le neveu du président ou encore par un groupe islamiste.
Donc c’est vrai dans certains endroits, comme en Côte d’Ivoire par exemple, ou au Cameroun, peut-être pas dans tout le pays mais dans une bonne partie du Cameroun. C’est vrai également au Gabon, et dans certains endroits de la République démocratique du Congo.
Dans les grandes entreprises, il y a celles qui sont conscientes qu’il est commode d’avoir un comptable francophone au Maroc ou en Côte d’Ivoire, et puis il y a celles qui posent un oukase en disant « supprimons les traductions, on fera tout en anglais ».
Or à mon avis, elles se privent alors de beaucoup de compétences. Je pense que c’est une erreur managériale. Donc il faut plutôt se battre sur les questions d’efficacité managériale que d’ignorer la réalité.
Il ne faut pas nier la réalité, il faut l’utiliser. Il faut dire, vous êtes une grande entreprise internationale, vous vous implantez au Maroc, n’oubliez pas que la quasi-totalité des gens qualifiés au Maroc sont francophones et de très bons francophones. Je ne parle pas du domaine de la religion et du droit personnel, qui lui est en arabe, pour des raisons religieuses assez strictes.
L’impact des relations France – Afrique sur le français
Catherine Distinguin
Vous n’avez pas l’impression que depuis quelques années, il y a une forme de délitement des liens de la France avec certains pays d’Afrique, qui pourrait créer un problème ?
Yves Montenay
La France, ce n’est pas la langue française.
Dans un pays comme le Mali qui est violemment anti-français, qui a des problèmes aigus et qui, pour faire plaisir à ses alliés russes, dit que le français n’est plus langue officielle, elle est rétrogradée au rang de langue de travail, donc on continue à travailler en français. Pour changer de langue, il faudrait changer le système d’enseignement.
Les Russes n’en ont aucune envie, les gens de Wagner sont des brutes, qui sont là pour protéger le pouvoir en place. Ils ne se soucient absolument pas de la langue de travail dans les bureaux ni de la langue de l’enseignement.
Là où il y a vraiment un danger pour la langue française, un danger immédiat et massif, c’est dans les zones contrôlées par les djihadistes.
Là l’école à l’occidentale est maudite Donc, ils renvoient les filles à la maison, et les garçons se limitent à répéter le Coran, en arabe forcément, et donc ils n’apprennent ni le français, ni la langue nationale. Donc ça donne des analphabètes totaux. Mais les djihadistes disent que les enfants qui savent le Coran par cœur mènent leurs parents au paradis. Un argument de vente puissant…
Une partie de la population se réfugie au Sud. Comment elle est accueillie dans les écoles du Sud, qui ne sont déjà pas en très bon état, qui vont avoir une masse d’élèves supplémentaires ? C’est mieux que rien, mais je ne sais pas trop comment ça va se passer.
Au Mali, Il y a une langue dominante, le bambara, on a donc moins besoin du français.
Dans un autre pays qui a rompu avec la France, comme le Burkina Faso, qui est pourtant juste à côté, il y a plus de 60 langues. Donc, si on apprend même sommairement le français à l’école, il va devenir nécessaire pour se parler. Donc, la multiplicité des langues est un élément important qui joue en faveur du français.
Les cas les plus connus sont la Côte d’Ivoire et le Cameroun, où ‘il n’y a pas de langue dominante. La seule langue dominante c’est le français. Il y a de plus une scolarisation assez ancienne, publique, catholique ou protestante.
Plus généralement, les politiques s’intéressent peu à ces questions linguistiques, même si certains intellectuels font des déclarations s’opposant à « la langue coloniale ».
Catherine Distinguin
En France, on a en effet l’impression que nos politiques ne s’y intéressent pas. On va nous parler de francophonie pendant quelques semaines, parce qu’il y a un sommet, mais, aussi bien pour nos médias que nos politiques, c’est pas l’essentiel de leurs préoccupations. C’est ce qui est grave, et le ministère de la Culture a peut-être baissé les bras…
Marc Favre d’Echallens
C’est l’indifférence en fait.
Catherine Distinguin
Est-ce qu’effectivement ce n’est pas là qu’il faudrait que nos gouvernants se réveillent quand même ?
Yves Montenay
En France, par réflexe français jacobin et déformation historique, on pense toujours à l’État. Mais si on regarde l’évolution des langues, elle est due souvent au privé. Les universités américaines ont inondé l’Europe de l’Est (j’y étais à cette époque), de bourses en Amérique. Et c’était une initiative privée, ce n’est pas le gouvernement américain qui leur a donné l’ordre. Elles ont pu le faire parce qu’elles ont des frais de scolarité très élevés et disposent ainsi d’importants fonds pour assurer leur promotion à l’international.
En France, on a des universités quasi gratuites pour tout le monde, c’est une forme de redistribution qu’on oublie souvent. Mais du coup, on a des organismes d’enseignement qui n’ont pas d’argent et n’ont pas les moyens d’arroser les pays de bourses universitaires ou de fonder de filiales à l’étranger.
Les grandes écoles sont un peu plus libres et disposent de filiales un peu partout dans le monde.
J’ai encadré des élèves chinois de l’Ecole Centrale de Pékin, qui venaient se perfectionner en France. Ils parlent très bien anglais et très bien français. Ils sont sélectionnés sévèrement et ce sont des gens très intéressants. Mon rôle était de leur montrer ce qui n’était pas dans les cours de physique ou de mécanique de Centrale : Paris, son histoire, etc.
Les Chinois ne sont pas fous : ils forment ainsi des francophones où ils en ont besoin, par exemple pour travailler en Afrique. Mais là, on retombe dans les raisons économiques du privé.
Rappelons que le privé en matière linguistique, ce sont des écoles privées. Ces écoles privées sont très importantes et très nombreuses dans beaucoup de pays d’Afrique. Elles sont catholiques ou protestantes. Si elles sont musulmanes, c’est plutôt la langue arabe qu’on va privilégier. Mais il y a des pays où la population musulmane est très faible.
En République Démocratique du Congo, dont on ne parle pas beaucoup en France, il y a un très important réseau d’écoles catholiques ou protestantes. Et c’est par le privé que l’anglais ou le français se développent.
Le français une langue recherchée… et potentiellement dangereuse
Catherine Distinguin
Vous qui voyagez beaucoup, quand vous voyagez, est-ce que vous vous exprimez systématiquement en français ? Comment ça se passe ?
Yves Montenay
Bien sûr, je parle d’abord en français, ensuite en langue locale quand je la connais. Et à la fin, c’est l’interlocuteur qui me dit : « mais enfin vous ne parlez pas anglais ?« . Quand ça s’y prête, je lui réponds : « Et pourquoi n’avez-vous pas appris le français ? » Si je tombe sur un employé de base, il va ouvrir des yeux ronds et me répondre « mais ça ne sert à rien ! » Comme il l’aurait dit pour le grec, pour l’italien et peut-être même pour sa langue nationale.
Mais si je tombe sur quelqu’un de plus civilisé, il va me répondre autrement car c’est quand même un élément de standing de bien parler le français.
Catherine Distinguin
Le français est peut-être une langue trop recherchée dans ce siècle où l’on veut aller vite…
Yves Montenay
Mais être une langue recherchée, être une langue de culture, être la deuxième langue qu’on a plaisir à parler, parce qu’on a plaisir à lire des textes français, c’est dangereux politiquement. Et dès que le régime change, ce sont ceux qui cultivent ainsi leur français qui sont virés les premiers.
Je connais relativement bien le Vietnam. Ho Chi Minh était complètement francophone de formation, la bibliothèque de sa maison-musée est uniquement faite de livres français. La première chose qu’il a faite à son arrivée au pouvoir, c’est d’interdire le français parce que ça pouvait amener des idées dangereuses. C’est un communiste pur et dur : il ne s’agit pas de lire, ne serait-ce qu’un roman qui pourrait donner d’autres idées. Quelques filières dont la médecine sont restées francophones, mais c’est très secondaire.
Puis ils se sont endormis dans une sorte d’autarcie misérable, et enfin, en 1989 ils ont suivi l’exemple de la Chine et se sont ouverts. Qu’est-ce qu’ils ont trouvé autour d’eux ? Des Thaïs, des Chinois, des Indonésiens, des Malais, qui avaient comme deuxième langue… l’anglais.
Influence de la langue française en 2024
Catherine Distinguin
Yves Montenay, en 2015 vous avez écrit un très bel ouvrage intitulé : « La langue française, arme d’équilibre de la mondialisation ». En 2022, 7 ans après, vous avez consacré une de vos chroniques à un état des lieux actualisé de la francophonie.
En 2024, quel état des lieux faites-vous de cette francophonie ?
Yves Montenay
Je pense que le français a fait des progrès là où la scolarisation en a fait, c’est-à-dire dans les pays africains stables.
La Côte d’Ivoire, le Gabon, le Cameroun sont des pays où il y a une stabilité politique et donc une assez bonne scolarisation. S’y ajoute le fait qu’il y a des langues multiples, alors qu’au Sénégal qui a une langue majoritaire qui est le Wolof.
Dans ces trois cas, le français, à mon avis, devient la langue maternelle et sera suffisamment bien implantée dans le cerveau des gens. Et plus le temps passe et moins il y a de chance que ce soit une langue que l’on balaie.
Marc Favre d’Echallens
C’est perçu comme une langue coloniale…
Yves Montenay
Ou elle est la langue familiale d’une grande partie de la population, comme dans les pays citées plus haut, alors ce n’est plus une langue coloniale, ou elle est seulement celle des bourgeois. Or les bourgeois, on les met à la porte quand on change de régime.
C’est arrivé en Guinée à l’indépendance, les cadres ont été renvoyés par Sékou Touré. Ils ont été mis en prison, et ceux qui ont pu s’échapper sont partis. Or ce sont les cadres qui étaient francophones.
Qui est francophone en Afrique ? Celui qui est allé à l’école. Qui parle français en famille ? Ceux qui sont allé à l’école depuis trois générations. parce la langue locale a disparu avec les arrières grands-parents. C’est arrivé au détriment du français en Louisiane.
Et donc, là où la scolarisation continue, là où il n’y a pas de bouleversements, là où on ne met pas à la porte, ou à la guillotine comme sous la Révolution Française : « la République n’a pas besoin de savants« , ça m’a frappé quand j’étais jeune. Bon, là où l’ordre public est normal, la scolarisation se fait et c’est le principal vecteur d’influence du français.
Situation du français au Maghreb
Catherine Distinguin
Et qu’est-ce qui se passe dans les pays comme l’Algérie, le Maroc, la Tunisie ? Où en est le français chez eux actuellement ?
Yves Montenay
Le français est beaucoup plus implanté là bas qu’on ne croit. Certes il y a toujours des journalistes qui disent « j’ai parlé dans la rue, j’entends que de l’arabe, donc ça veut dire que le français n’existe pas, c’est une langue coloniale en déclin » ou bien qui suivent ce qui se publie souvent comme de dire que « il faut passer à l’anglais, parce que la recherche scientifique est en anglais ».
Je leur réponds à chaque fois : la recherche scientifique, ça touche 0,0% de la population marocaine ou algérienne. Par contre, ce qui est beaucoup plus fréquent, c’est de parler avec les cousins quand ils reviennent de France, du Québec, c’est de faire des études en France et de faire des affaires avec la France.
Je vais prendre un exemple que je connais un peu, celui de l’agriculture du sud du Maroc : ce sont des gens tout à fait dynamiques, dans un pays désertique et pauvre, mais ils ont appris très vite les règles de l’Union Européenne et ils exportent en France.
Donc dans ces trois pays, le français est très implanté familialement, en partie grâce aux échanges nord-sud, aux échanges de population, les vacances, le travail…
Marc Favre d’Echallens
Les échanges privés, en fait.
Yves Montenay
Ça, c’est un peu ma leçon générale. Les évolutions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, dépendent du privé et pas tellement de l’État.
Heureusement, d’ailleurs, car l’État est violemment anti-français en Algérie.
Catherine Distinguin
Oui, ça, on l’a perçu.
Yves Montenay
En 2005, il y a eu une loi en Algérie interdisant aux écoles privées, qui sont partout dans le monde les vecteurs du français, d’avoir un programme différent de programme officiel en arabe.
Les écoles privées ont réagi en faisant, le soir, un deuxième programme en français. Il vient de sortir, il y a quelques jours, une nouvelle loi disant que ce deuxième programme est interdit.
Je ne sais plus quel président français a obtenu qu’on ouvre un ou deux lycées français de plus, c’est bien mais ça ne représente rien d’un point de vue linguistique de masse.
L’université scientifique reste en français et, au Maroc, on a tiré la conséquence en disant qu’il fallait que, dans le secondaire, des sciences soient enseignées de nouveau en français. Ça se fait péniblement, faute de profs, mais ça se fait petit à petit.
Catherine Distinguin
Faute de professeurs ?
Yves Montenay
Au Maroc, y a-t-il suffisamment de Marocains, experts en physique et francophones ? Ils iront préférence dans une boîte d’informatique, comme en France. En France, on manque aussi de profs de sciences.
En Tunisie, c’est un peu comme au Maroc, beaucoup d’écoles privées sont en français, dans le secondaire, la part du français est forte dans les matières scientifiques. Et surtout, il n’y a pas d’ambiance anti française.
C’est un pays plurilingue, on parle arabe, on parle surtout de Darja, c’est-à-dire l’arabe populaire, qui n’est pas très différent de l’arabe classique en Tunisie, mais qui est très différent en Maroc, à tel point qu’il y a des Marocains qui voudraient que ça devienne la langue officielle. Hurlement des puristes, car c’est un argot arabo-français, maintenant avec des mots anglais. C’est la langue des chansons, c’est une langue populaire.
Catherine Distinguin
Mais est-ce que vous percevez – parce que vous allez régulièrement dans ces pays-là – est-ce que vous percevez qu’on l’aime cette langue française et qu’il y a une fierté de la parler ou pas ?
Yves Montenay
Dans la bourgeoisie maghrébine, oui, ça me paraît évident. Je crois que les journalistes négligent ça. En famille, ils parlent français. J’ai eu connaissance d’une jolie caricature disant : sur une plage algérienne arrivent 3 voyous d’une banlieue française, qui se trouvent côte à côte avec des Algériens chics et ils s’engueulent en français.
Catherine Distinguin
Je pense qu’une langue, c’est aussi une question d’amour. C’est ça qu’il faudrait essayer de faire perdurer dans ces pays-là, indépendamment du contexte politique qui a vicié beaucoup de choses.
Marc Favre d’Echallens
L’amour et l’utilité quand même.
Catherine Distinguin
Oui, bien sûr. Et les jeunes qui créent des entreprises, qui sont venus faire leurs études en France, qui vont créer des entreprises dans ces pays-là, le font-ils en anglais ou en français ?
Yves Montenay
Si c’est en Côte d’Ivoire, ils le feront en français. Sauf s’ils sont attirés par un mouvement panafricain ou américain, qui leur donne des financements, qui leur donne des formations. Mais encore une fois, c’est du privé ça. On méconnaît l’impact du privé.
Catherine Distinguin
Une dernière question : qu’attendez-vous de ce sommet, de ce 19e sommet de la francophonie en France ? Qu’est-ce que vous en attendez ?
Yves Montenay
Si j’étais tout à fait franc, je dirais que comme ils réunissent des chefs d’État, ce n’est pas là que ça se passe. Bon, je peux être agréablement surpris, on ne sait jamais, il peut y avoir des décisions de coopération, d’implantation d’universités, mais je n’attends pas trop de choses des chefs d’État en matière linguistique,
Marc Favre d’Echallens
Beaucoup de bonnes paroles et beaucoup de grandes déclarations, alors.
Catherine Distinguin
Et vous y serez peut-être, en tant qu’observateur ?
Yves Montenay
Je suis un modeste membre d’Avenir de la langue française (ALF) et je ferai ce que me dira la présidente d’ALF…
Catherine Distinguin
On va terminer là-dessus effectivement.
La presse n’en parle que très peu mais à l’occasion du Sommet, il y aura à l’espace Cent Quatre, dans le 19e arrondissement de Paris, le village de la francophonie. Tous les Etats seront représentés et ça sera ouvert au public.
Nous, ALF et plusieurs de nos associations de défense de la langue française, avions tenté d’y avoir un stand. C’est géré par le ministère des affaires européennes, qui nous a dit non, mais qui nous a dit qu’il nous recevrait en visite officielle…
Chers auditeurs, c’est la fin de cette émission.
Rendez-vous le 5 octobre à Paris à l’espace Cent Quatre, 5 rue Curial, pour visiter le Village francophone.
