Notre niveau de vie est miraculeusement bon

Le pouvoir d’achat est la préoccupation principale des Français. Dans ce billet d’humeur, dire que notre niveau de vie est élevé va donc être ressenti comme une provocation. Et pourtant…

Partons du sentiment majoritaire : « je n’arrive pas à finir mon mois sans être à découvert quelque part. Bref je manque d’argent, ou j’ai peur d’en manquer« . Parmi les raisons de ce « manque » on cite en général le coût du logement, celui du transport et celui de l’alimentation.

L’analyse est périlleuse, car on risque à tout moment de se faire traiter de « bourgeois qui ne connaît pas le peuple ». En fait, on confond pouvoir d’achat et niveau de vie. Le pouvoir d’achat concerne ce que l’on achète soi-même, le niveau de vie, c’est ce dont on bénéficie et qui participe à notre « bien-être économique ».

Je vais analyser la différence entre les deux, en commençant par comparer la situation française avec celle des autres pays et avec sa situation passée.

Comparaison avec les autres pays

Les comparaisons internationales sont instructives, mais difficiles, ce qui m’oblige à expliquer tout d’abord ce que signifie la PPA, c’est à dire la Parité de Pouvoir d’Achat.

En effet pour comparer deux pays, il faut comparer tous les revenus et pas seulement les salaires : la majorité des agriculteurs du Sud n’en ont pas, et dans les pays riches il y a d’autres sortes de revenus. Il faut aussi comparer les dépenses, or un Indien de base ne consomme pas les mêmes produits qu’un Américain.

Bref les chiffres que je vais vous donner sont grossiers mais sont utilisés faute de mieux. Complication supplémentaire, ils comprennent le « niveau de vie invisible » dont je parlerai plus bas.

Les statistiques du FMI et de la Banque Mondiale nous donne pour 2023, en milliers de dollars par habitant et en PPA, pour les pays développés :

  • Suisse 84
  • États-Unis 76
  • Allemagne 63
  • France 55
  • Italie 51
  • Japon 46

Et pour les pays nettement moins développés :

On voit l’immense disparité de revenus, malgré la correction PPA.

Par ailleurs il s’agit de moyennes nationales, ce qui signifie que la partie pauvre de la population est bien en dessous. Or plus un pays est pauvre, plus il est inégalitaire. C’est une constatation, pas un jugement.

L’évolution dans le temps en France

Gardons la mesure en milliers de dollars par habitant et en PPA.

  • Autour de 1800, un chiffrage forcément grossier donne 1200 $ (dollars actuels ajustés PPA), avec une économie agricole.
  • Vers 1900, avec une industrialisation partielle, 2500 à 3000 $.
  • Vers 1950, 5 à 6000 $ (multiplication par 2 en 50 ans, malgré 2 guerres)
  • En l’an 2000, 27 à 30 000 $  (multiplication par 5 en 50 ans)
  • Et donc en 2023, 55 000 $ (multiplication par 2 en 23 ans)

Cela traduit donc une augmentation importante.

« C’est sûrement faux » direz-vous, puisque le salaire moyen et de 2 735 € nets (32 820 € par an) et le salaire médian de 2183€ (26 196€ par an) (Les Échos du 24 octobre 2024) indiquent des chiffres beaucoup plus faibles.

Attendez la suite !

Le niveau de vie invisible

Cette grande différence entre les salaires et ces 55 000 $ par personne, donc enfants compris, s’explique de plusieurs façons.

  • d’abord une partie de la population, un artisan par exemple, a des revenus autres qu’un salaire, sans parler des revenus du capital (dividendes, loyers…)
  • ensuite, comme dit, la conversion du PIB par personne en PIB PPA est extrêmement grossière et ne s’applique pas forcément aux salariés français moyens.

Mais, même contenu de ces deux remarques, la différence reste forte. Cela s’explique par les prestations financières et surtout en nature dont bénéficient les Français : allocations, gratuité de la santé, gratuité de l’enseignement, gratuité partielle des transports urbains largement subventionnés…

Bien entendu, comme on ne décaisse pas pour ce qui est gratuit, on a tendance à l’oublier, et il faut aller à l’étranger pour se rendre compte de l’importance de ce niveau de vie invisible.

Le sujet est bien connu des expatriés et je vais l’illustrer avec 2 exemples, dans le domaine de la santé :

  • Royaume Uni : il faut compter 150 £ pour une consultation généraliste, contre 25 € (22 £) en France ou encore 12 5000 £ pour un accouchement au Royaume-Uni contre 2 400 € (2 111 £) en France (source Santé Expat).
  • Etats-Unis : un examen de routine auprès d’un médecin généraliste peut coûter entre $100 et $200 selon les régions. Chez un spécialiste, la simple consultation peut coûter de $200 à $300, auxquels doivent s’ajouter ensuite le coût des actes médicaux en eux-mêmes. Radio, échographie, IRM, scanner sont des pratiques à plusieurs milliers de dollars. Sans parler de l’hospitalisation, et de la prise en charge à l’hôpital, qui coûte $4000 minimum par jour (source Santé Expat).

Je connais un couple d’Américains trop malades pour gagner leur vie et incapables de supporter le coût des traitements médicaux américains qui ont été obligés de vendre leur appartement new-yorkais pour vivre en France, en mangeant leur capital et en se faisant soigner gratuitement.

On peut aussi l’illustrer dans le domaine de l’éducation, pour une famille avec 1 enfant ;

  • en France, si l’enfant va à l’école publique, il bénéficie de 15 ans de scolarité gratuite (maternelle + primaire + collège + lycée).
  • dans certains pays européens, les frais de scolarité annuels peuvent varier de 3 000 € à 10 000 € pour le primaire, et de 5 000 € à 15 000 € pour le secondaire. Dans des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, les frais peuvent être encore plus élevés, atteignant parfois 20 000 € à 30 000 € par an pour le secondaire. Ainsi, sur une période de 15 ans, la scolarisation d’un enfant dans un établissement à l’étranger pourrait coûter entre 100 000 € et 300 000 €, selon le pays et l’établissement choisis.

J’ai noté des remarques de même nature de touristes américains « ce Français avec lequel j’ai discuté gagne 2 fois moins que moi, et pourtant il semble avoir un niveau de vie comparable : il est bien habillé et nous sommes dans le même restaurant… »

Dans les grandes villes, où habitent une majorité de Français, le développement de transports en commun, largement subventionnés par l’Etat ou les collectivités locales, permet de se dispenser d’avoir un véhicule avec tous les coûts associés (crédit, assurance, entretien, stationnement…). 

Et je ne parle pas des paysans africains loin de l’école et de l’administration, qui ne bénéficient pas des mêmes prestations.

Par ailleurs on oublie que la diminution du temps de travail a été importante depuis 100 ans, et a continué à décroître ces dernières décennies : la cinquième semaine de congés payés, les 35 heures, le départ à la retraite passé de 65 à 60 ans avant sa remontée à 62, et, partiellement, à 64. N’oublions pas que nos voisins visent les 67 ans et que certains y sont déjà.

Donc nous avons des loisirs que n’avaient pas nos parents et encore moins nos grands-parents, et que n’ont pas non plus la plupart des habitants de la planète. C’est pourtant une partie appréciable de notre niveau de vie : nous ne sommes pas seulement payés par des salaires ou autres revenus et par les prestations en nature mais aussi par l’augmentation des loisirs.

Les chefs d’entreprise le ressentent dans leurs coûts, mais une partie des salariés ne le compte pas !

Vue d’ensemble

À ce stade, les statistiques nous disent que nous avons un niveau de vie visible et invisible qui nous place dans le peloton des pays développés, qui est extrêmement supérieur à celui des moins développés – ce qui est bien sûr une des raisons de l’immigration – et surtout en croissance, ce qui contredit l’impression générale.

Et plus l’État-providence est développé, et plus le niveau de vie invisible augmente.

Comme l’économie forme un tout, le niveau de vie « visible » stagne ou diminue, alors que le niveau de vie total, nous l’avons vu, augmente en longue période.

En courte période il peut y avoir des fluctuations, par exemple du fait de l’inflation due à la pandémie du Covid et à la guerre en Ukraine.

La guerre en Ukraine a et aura certainement un effet négatif important dont on ne se rendra pas toujours compte : une grande partie des immenses destructions et consommations d’armes coûteuses finiront par manger une partie de notre niveau de vie, car l’économie mondiale forme un tout, les secteurs et les pays étant largement interconnectés.

Or c’est le niveau de vie visible, qu’on appelle le pouvoir d’achat, qui fait dire à une partie de la population : « je n’ai plus d’argent à la fin du mois » alors qu’elle continue à fréquenter les médecins et les transports en commun, tandis que les enfants continuent leur scolarité. Bref attention à la confusion entre les deux notions de pouvoir d’achat et de niveau de vie. On se plaint du premier et on oublie le second.

Et on oublie que si on termine difficilement la fin du mois, comme ça a toujours été le cas pour une partie de la population, on bénéficie de matériels et équipements de plus en plus performant, de l’électroménager au téléphone portable.

On peut ajouter également un accès facilité à la culture via les bibliothèques municipales, les associations culturelles subventionnées, les musées avec des jours de gratuité…

Finalement, nous vivons miraculeusement bien

Il devrait même sembler miraculeux que le niveau de vie total (visible et invisible) soit si élevé ! La comparaison avec le passé et avec le reste du monde devrait nous rendre heureux.

Et nous intriguer, car comment se fait-il que nous vivions, niveau de vie invisible compris, tellement mieux qu’il y a 50 ans, 100 ans et 200 ans ? Et beaucoup mieux que les Africains ou les Indiens ?

Dans ma jeunesse, on disait que c’était « grâce au progrès » : des citoyens de plus en plus qualifiés grâce à l’éducation nationale, donc des ingénieurs qui, par un travail de fourmis diminuaient sans cesse les prix de revient.

Cela avec l’aide de leurs employés justement de plus en plus qualifiés, et grâce à des organisations qui s’adaptaient sans cesse : les entreprises du modeste artisan à la grande industrie.

Bref toute une partie du pays s’échine à créer des gains de productivité qui bénéficient à tous (je résume ici très brièvement l’œuvre de Jean Fourastié)

Cela reste bien entendu tout à fait vrai, mais ce n’est plus à la mode, d’où les bêtises que l’on entend aujourd’hui, des bancs de l’école à ceux de l’Assemblée nationale !

Yves Montenay

10 commentaires sur “Notre niveau de vie est miraculeusement bon”

    1. À court terme, la dette est un moyen de financer le niveau de vie et ne le diminue pas. Par contre il est probable que son remboursement pèsera sur le niveau de vie futur, sauf guerre mondiale ou autre bouleversement économique… qui pèsera pour d’autres raisons sur le niveau de vie.

    1. Mon niveau de vie (et aussi en partie mon pouvoir d’achat) ne sont-ils pas aussi la conséquence du travail pour des salaires de misère des ouvriers chinois ou des enfants qui récoltent le cobalt a mains nues ?

      1. Ma réponse va être nuancée. J’écarte les enfants africains qui ne produisent – malheureusement pour eux – qu’une très faible part de ce qui contribue à notre niveau de vie. Ils sont effectivement terriblement exploités, cependant ça ne vient pas de nous mais de la déliquescence de leurs gouvernements.

        Par contre les Chinois produisent une grande partie des biens qui contribuent à notre niveau de vie. Nous en avons largement profité car c’est « grâce » à eux que l’inflation a été très faible depuis le début de ce siècle et juste qu’en 2020. Mais ils en ont profité aussi puisque la très grande pauvreté de la masse des Chinois a fait place à des situations moyennes à l’échelle mondiale. Et aujourd’hui les salaires chinois ont rejoint le niveau de ceux des pays occidentaux les moins prospères. La Chine est donc concurrencée, soit par des pays moins avancés comme Vietnam ou l’Indonésie, qui du coup se développent rapidement, soit par des pays pauvres parce que mal gérés comme le Mexique.

  1. Qu’on entende ces bêtises sur les bancs de l’école (attention au vocabulaire : j’ai dit : « sur les bancs »), ce n’est pas trop gênant. Mais il est inquiétant qu’on les entende aussi sur les estrades des mêmes écoles, et qu’elles aient infusé jusqu’au plus haut niveau de l’État… je n’arrive pas à comprendre comment il est possible d’arriver à de tels niveaux de responsabilité en ayant réussi à éviter toutes les tartes que le réel a envie de nous envoyer à la figure, et qui montrent largement à quel point c’est idiot…

  2. Bravo pour cet article synthétique et très éclairant. Le cout des soins, en particulier est très sous estimé en France, sur le système public et complémentaire. Une assurance santé (« la mutuelle’) en Suisse coutera environ 1300 € / mois pour une famille de 2 adultes et de deux enfants, contre en moyenne 80-100€ / mois en France pour un salarié, dont 50% pris en charge par l’employeur; chiffre donc à doubler pour un couple mais avec selon le cas, la prise en charge des enfants.

  3. Cet article est honnête et juste, mais néglige les évolutions en cours et prévisibles qui sont tout sauf brillantes. La rareté croissante de l’énergie et des matières premières touche progressivement le monde entier, mais surtout l’Europe. À l’intérieur de l’Europe la France est probablement le pays le plus malade avec des perspectives sombres pour différentes raisons. ????

    1. Il est très difficile de prévoir l’avenir. De plus la croissance n’est pas forcément physique, elle peut même demander moins de matières premières et d’énergie que la situation actuelle. C’est une alliance entre les scientifiques et les entreprises, sous la pression de leurs clients, qui pourront trouver la solution. Voir mes articles sur la transition énergétique, qui comprennent de nombreux exemples.

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