La saga Georges Montenay : nouvelle génération et internationalisation

6e et dernier épisode de la Saga Georges Montenay, mon père et un entrepreneur exemplaire du 20e siècle, auquel je rends hommage.

Si vous avez manqué le début :

  1. Un entrepreneur exemplaire (1920-1940)
  2. Dans la tourmente de la guerre (1940-1945)
  3. L’essor de l’entreprise après guerre (1945-1960)
  4. Les pétroliers arrivent ? Devenons pétroliers ! (1960-1970)
  5. Georges Montenay & les Parisiens : un choc culturel  (1970-1974)

Les années 70 vont marquer l’histoire de l’entreprise avec deux événements concomitants : l’arrivée de la génération suivante de la famille Montenay et le développement international.

Vous me direz que j’ai sauté mai 68 ?
C’est pour une raison très simple : à part l’arrivée de l’ordinateur, il ne s’est rien passé en 1968 dans notre entreprise à Châtellerault, et pas davantage chez nos voisins des zones industrielles où nous étions basés et qui étaient en général des PME dirigées par leurs fondateurs, eux-mêmes d’anciens ouvriers.

L’agitation était circonscrite au Quartier latin et à quelques grandes entreprises du secteur public… mais était omniprésente dans les médias.

Témoignage et analyse des événements de Mai 1968

L’arrivée de la génération Montenay suivante

En 1974, le fondateur Georges Montenay a 66 ans et ses enfants et neveux de la génération suivante, autour de 35 ans.

Or vous vous souvenez que le démarrage de l’entreprise a eu lieu à la mort du père du fondateur, le café charbon de l’époque passant à sa veuve, puis aux neuf frères et sœurs.

Je vous passe les péripéties des mouvements d’actions qui suivirent, pour n’en retenir que la conclusion : le fondateur était minoritaire et tout dévoué à la famille.

Cela n’avait pas beaucoup d’importance pendant les 40 premières années, car chacun des frères et sœurs reconnaissait son rôle pour l’avoir vu bâtir et développer l’entreprise.

Ce n’était pas forcément le cas de la génération suivante, à une exception près, la mienne : ayant travaillé dans l’entreprise depuis 1965, je la connaissais bien.

Après moi, le deuxième membre de la famille issu de la nouvelle génération appelé à travailler dans l’entreprise fut mon cousin Philippe.

Philippe Montenay fut d’abord chargé d’un petit département de diversification (la distribution de gaz liquéfié) qu’il considéra comme n’ayant pas d’avenir.

On lui confia alors la gestion de « l’A3 », c’est-à-dire l’approvisionnement pétrolier par importation, à égalité juridique avec les grands pétroliers. Cela lui donna un rôle important.

Deux autres représentants la nouvelle génération vont arriver à l’occasion du bouleversement économique de 1974.

Le choc pétrolier de 1974

Vous vous souvenez que cette année fut celle du premier choc pétrolier.

À la surprise générale, les prix des produits pétroliers explosèrent, alors qu’ils diminuaient régulièrement depuis un siècle, du fait de la concurrence entre les producteurs et, surtout, du progrès technique en géologie et forage.

Cette explosion des prix fut délibérément organisée par le syndicat des pays producteurs de pétrole brut, l’OPEP, mené par l’Arabie Saoudite.

C’est dans mon domaine  la trésorerie et l’informatique, que nous en subirent instantanément le choc.

Quand le chiffre d’affaires est brusquement multiplié par 2 ou 4, chaque paiement est 2 à 4 fois plus importants que d’habitude alors que les capitaux permanents ne bougent pas.
Il faut trouver l’argent nécessaire pour chaque paiement, alors qu’il n’y en a pas plus qu’avant « en réserve ».

Certes les ventes ont augmenté en proportion, encore faut-il que leur argent arrive au bon moment. ce qui suppose une gestion très fine de la trésorerie pour ne pas trébucher.

Je finis par trouver l’outil informatique nécessaire en nous raccordant à un centre de calcul américain. J’appris plus tard que nous avions été la troisième entreprise à le faire, après deux mastodontes, un grand pétrolier et une des premières banques françaises.

Notre dynamique Noël Fournier, patron de la branche gestion d’énergie, avait percé en Belgique francophone, avant de se heurter au mur linguistique et identitaire flamand et au conservatisme des Suisses romands qui lui opposaient : « on a toujours confié ça au gérant de l’immeuble, et ça marche bien ».

Mais il ne pouvait aller plus loin, faute de compétences linguistiques dans les équipes.

Le Québec et l’Amérique

Une deuxième conséquence du choc pétrolier fut de déclencher ma réflexion : « les Américains ont toujours vécu avec une énergie très bon marché (en grande partie par ce qu’il y avait beaucoup moins de taxes qu’en Europe). Ils vont être confrontés à un problème nouveau, alors que nous sommes bien rodés à la gestion de l’énergie. C’est une opportunité pour nous implanter aux États-Unis avec notre savoir-faire ! ».

Certes, comme l’avait montré l’expérience de Noël Fournier, la langue a son importance.

C’est ainsi que nous avons commencé par nous implanter au Québec, où nous pouvions fournir des cadres pour former les Québécois.

Je savais alors que, vu des États-Unis, les Québécois étaient des Nord-Américains comme les autres et non « ces Français » dont l’Américain de base s’est toujours un peu méfié.

Je connaissais bien le Québec pour y avoir été mêlé à « la révolution tranquille » de 1963. Cette révolution vit simultanément la laïcisation du Québec, la fin de sa natalité exceptionnelle (en Occident). Et surtout le début de l’affirmation du français à Montréal, d’où il avait souvent disparu notamment dans le monde du travail.

1963 et la francophonie américaine – La traversée du siècle #6

J’y étais revenu plusieurs fois depuis et avait suivi son évolution. Je savais notamment que le droit local était très voisin du droit français, contrairement au droit américain, et qu’il y avait une coopération franco – québécoise dans ce domaine.

Notre action fut très prudente, en nous rapprochant d’un modeste chef d’entreprise local, et en envoyant un cadre dynamique que j’avais repéré dans l’équipe de Fournier.

Quelques années plus tard nous avions une bonne implantation, au Québec d’abord, puis grâce à la diaspora québécoise à New York puis à Miami.

Pour les amateurs d’histoire sociale, je rajoute que le Québec et New York sont dans le « Rust Belt », c’est-à-dire dans la partie de l’Amérique du Nord où l’industrie est vieillotte et les syndicats, souvent mafieux, tout-puissants. C’est ce qui explique le déplacement de l’industrie américaine vers la partie sud et ouest du continent.

C’est dans ce contexte mafieux qu’eu lieu un épisode insolite survenu à nos bureaux de Montréal : nous vîmes débarquer un individu, à la poche gauche du veston bien gonflée, escorté par deux gorilles. Il nous dit seulement « il nous faut ce bureau » et posa sur la table des piles de dollars. Je lui répondis « je transmets votre demande au patron ». Ils sortirent et ne revinrent plus. Je suppose qu’ils avaient trouvé un plus beau bureau.

À New York, nous étions en « closed shop », vieille tradition britannique où ce sont les syndicats, et non le patron, qui choisissent les gens à embaucher.

Vous vous souvenez que c’était une formule en usage en Angleterre, que l’on estime avoir été à l’origine du déclin rapide de ce pays.

C’est Margaret Thatcher qui, après des grèves très dures, a cassé ce système, permettant à l’industrie anglaise de repartir.

Le remède pour notre entreprise était de « copiner » avec le représentant syndical : « on va te passer X car on sait que c’est un bon, bien que ce soit le tour de Y, qui est un pourri ».

Ce type d’arrangement de terrain n’est possible que dans une PME, pas dans les grandes entreprises, qui ont besoin d’embaucher ou de licencier des centaines ou des milliers de personnes.

Le pari presque suicidaire du Moyen-Orient

Du fait de la hausse des prix du pétrole, l’Arabie et les pays du Golfe se trouvaient avoir entre les mains une grande masse d’argent, qu’ils avaient du mal à utiliser, faute de personnel qualifié et d’infrastructures.

La terre entière se ruait sur cette région pour vendre de tout, et notamment pour construire les grands immeubles… pour lesquels nous savions gérer l’énergie.

Mon frère Michel Montenay, qui pensait bien connaître le monde arabe, nous poussa dans cette direction, en se faisant fort de traiter rapidement au moins un gros contrat par pays.

Nous étions sceptiques car installer le chauffage et la climatisation de grands immeubles n’est pas le même métier que celui de gérer leur énergie. De plus, les sommes en jeu et les risques en cas de malfaçons sont beaucoup plus importants qu’en France.

Mais le hasard allait en décider autrement.

Nous fûmes contactés par une des premières banques françaises qui nous exposa son problème : « Nous sommes actionnaires et administrateurs d’une société d’installation de chauffage qui tourne mal. Il est probable que nos représentants se trouvent dans une situation gênante qui pourrait entraîner leur responsabilité, et donc celle de notre entreprise. Vous qui avez un métier voisin, nous vous la vendons pour le franc symbolique, vous gérez, vous la redressez et nous vous en serons très reconnaissants ».

Le cousin Bernard, qui avait des compétences en la matière, se trouva être disponible pour diriger cette entreprise.

Cette conjugaison de facteurs économiques et familiaux fit que nous acceptâmes l’offre de la banque, pensant renflouer l’entreprise d’installation par les contrats au Moyen-Orient que nous faisait miroiter Michel.

Du fait de ses démêlés précédents avec des banquiers, Georges Montenay, en homme d’affaires avisé, eut la présence d’esprit de demander de garanties à la banque en cas de pépin : il obtint ainsi de la banque qu’elle s’engage par écrit à nous rembourser tous les frais directs et indirects de cette opération, dans l’éventualité où elle tournerait mal. Exigence qui fut acceptée, tellement ce grand cadre de la banque craignait de se voir « mouillé »…

Cette aventure au Moyen-Orient fut rocambolesque.

Car, si Michel avait une certaine connaissance du monde arabe, elle concernait plus le sport national de la chasse au faucon que celle des affaires.

Il traita effectivement un gros contrat par pays, mais sans se soucier des aléas juridiques locaux et des habitudes d’affaires de chaque pays.

Pour une fois nous avions été victime de notre politique d’autonomie et de responsabilisation. L’aventure faillit se terminer de manière catastrophique, et Michel démissionna.

Mais le personnel de la société d’installation limita en partie les dégâts et l’on m’envoya en mission sur place pour négocier des sorties honorables de chaque chantier et de leurs suites juridiques.

J’en ai décrit les péripéties dans 2 articles publiés sur le blog :

Le Moyen-Orient autour de 1980 – La Traversée du Siècle #12

Parmi les péripéties de l’époque, vous y lirez notamment des détournements massifs de matériel, une menace « d’accident» mortel, des démêlés avec une entreprise allemande qui remontèrent jusqu’à un arbitrage international à Bâle, une épreuve de force – gagnée – contre Bouygues, l’ambiance des affaires en Arabie et … la chance « d’avoir été protégé par Dieu », d’après un Palestinien.

Entreprendre au Moyen-Orient : la catastrophe évitée de justesse – La Traversée du siècle #13

Quand tout cela fut terminé, nous allâmes trouver le président de cette grande banque française pour faire jouer la garantie.

Mais nous le trouvâmes hésitant : « Bien sûr, nous tiendrons parole et vous rembourserons. Mais la somme est tellement énorme que je risque ma carrière si je vous la donne trop facilement. Il faut donc que nous organisions un arbitrage qui m’obligera à vous la donner ».

Ce qui fut fait et gagné, fort heureusement !

Le gâchis politique

Nous parvenons enfin à la fin de cette saga familiale, avec le décès du fondateur Georges Montenay, qui mourut peu après cette négociation, en 1982.

Je me souviens encore du défilé des vieux fidèles à son lit d’hôpital et la cérémonie, avec la participation de tous dans la petite église villageoise.

Le choc pétrolier a également eu des conséquences politiques en France avec l’arrivée de la gauche au pouvoir.

En 1981, François Mitterrand est élu et il prend des mesures fiscales vigoureuses, appliquées dès 1982, qui vont se cumuler et tourner au désastre pour l’entreprise familiale  :

– un impôt sur le revenu très progressif – avec une tranche confiscatoire à 71,5 % !
– un impôt sur les sociétés élevé (50% des bénéfices)

Le tout empêchait les actionnaires des sociétés non cotées de payer leur impôt sur les grandes fortunes (IGF, ancêtre de l’ISF), qui s’ajouta aux droits de succession.

L’entreprise explosa alors, chaque actionnaire suivant séparément son destin.

Quant au personnel, si les plus valeureux ont sans doute traversé sans trop de mal cet éclatement de l’entreprise, les vieux fidèles autodidactes ont probablement été éliminés par des technocrates, sans grand espoir de se recaser…

Je ne peux m’empêcher de penser à ce gâchis de l’œuvre de toute une vie, quand je vois nos parlementaires s’amuser aujourd’hui à multiplier les projets de taxes… sans penser aux conséquences sur le terrain des PME familiales, pourtant créatrices d’emploi en France et exportatrices du savoir faire français à l’étranger.

Yves Montenay

Laisser un commentaire