L’État indien du Kerala, un monde à part

J’ai profité d’un colloque sur la francophonie dans l’Océan Indien pour visiter l’État indien du Kerala, qui m’avait intrigué par son originalité religieuse et ses indicateurs de développement bien plus favorable que ceux du reste de l’Inde.

Les touristes non prévenus débarquant de leur avion à la recherche de « l’Inde éternelle » ont la surprise de découvrir un (relatif) « petit Occident ».

Commençons par situer le Kerala dans l’ensemble indien.

Qu’est-ce que « l’Inde » ?

Le terme est récent : pendant des siècles on parlait « des Indes ».

L’empire britannique regroupait sous ce nom non seulement l’actuelle république indienne mais aussi le Pakistan, le Bangladesh, la Birmanie, et le Sri Lanka (Ceylan).

« Les Indes » ont éclaté à l’indépendance, les pays ci-dessus s’en étant alors séparés. Mais ce n’est pas pour autant que l’Inde est un pays uniforme, très loin de là.

La diversité indienne est, comme ailleurs, due à l’histoire, mais aussi aux caractéristiques physiques de ce très grand pays (6 fois la France).

Il va des sommets de l’Himalaya au nord aux grandes vallées des principaux fleuves, et notamment du Gange au centre nord, tandis que la partie sud, le Deccan, se fractionne de plus en plus au fur et à mesure que l’on descend vers le sud.

Ce fractionnement a permis à des communautés très variées de se maintenir.

L’Inde est divisée en une trentaine d’États. Celui indiqué sur la carte est le Kerala, donc au sud du sud, qui est l’objet principal de cet article.

Un contraste Nord-Sud

À ce cadre géographique s’est ajouté de nombreuses péripéties historiques qui ont fait du Sud de l’Inde un monde différent du reste du pays. Et encore plus différent lorsque l’on examine le sud du Sud qu’est l’État du Kerala

Le sud de l’Inde a une population à la peau très noire, avec des traits européens contrairement aux Subsahariens, alors que celle de l’Inde du Nord va du type européen au Cachemire à des populations de plus en plus brunes lorsque l’on se dirige vers le sud.

Ces considérations « raciales » sont ressenties sur place et surtout correspondent à de profondes différences culturelles : par exemple les langues du Nord sont indo-européennes, donc lointainement cousines des nôtres, tandis que celles du Sud, les langues dravidiennes, sont totalement différentes.

Mon colloque se trouvant dans le sud, dans la ville de Madurai, dont le magnifique et gigantesque temple hindou illustre bien la culture de ce pays, il suffisait de prendre un taxi pour franchir les montagnes qui isolent le Kerala.

Les montagnes qui isolent le Kerala du reste de l’Inde, et les grandes plantations de thé sur leurs pentes crédit photo Mi Fugue – Mi raison

Cherchant à faire parler le chauffeur de taxi sur le développement du Sud de l’Inde et notamment du Kerala, il expliqua d’abord que « c’était grâce aux étrangers, arabes, portugais, français, anglais », puis se plaignit de l’arrivée « de ces blancs (du nord de l’Inde) moins instruits qui viennent casser les salaires », ce qui est amusant pour un Français plutôt habitué au stéréotype inverse.

Une fois les montagnes traversées, je notais la concrétisation de ce que j’avais lu : à côté des temples hindous, des mosquées, des églises, des écoles confessionnelles musulmanes et chrétiennes et des panneaux affichant la faucille et le marteau communiste. Donc, outre les hindous, plusieurs communautés : les musulmans, les chrétiens, les athées. Ces Communautés sont distinctes des mêmes communautés vivant dans d’autres parties de l’Inde.

Les musulmans

Au nord et au centre de l’Inde, les musulmans sont arrivés en envahisseurs, fondant de puissants royaumes et convertissant une partie de la population.

Les parties les plus islamisées, le Pakistan et le Bangladesh, ont quitté l’Inde en 1947.

Au sud, et notamment dans l’Etat du Kerala, l’arrivée de l’islam fut pacifique, comme d’ailleurs dans une grande partie de l’Asie du Sud-Est.

Il y avait depuis longtemps des échanges entre commerçants arabes et le sud de l’Inde, et lorsque les Arabes sont devenus musulmans au septième siècle, ils y ont diffusé leur religion pacifiquement.

Pour qui connaît la complication de la religion hindoue, les musulmans pouvaient jouer sur la grande simplicité de la leur.

Donc les Indiens du Sud ont eu des contacts pacifiques avec l’islam bien avant l’arrivée des conquérants mogols au nord. Au Kerala, les musulmans ont intégré des éléments culturels et linguistiques locaux pour former la communauté des Mappilas.

Bien sûr, je simplifie et il y a eu par exemple des incursions violentes de musulmans du Nord entre le 13e et le 17e siècle. Plusieurs royaumes musulmans indépendants ont émergé dans le Deccan qui ont laissé une marque architecturale dans la région.

Mais elles n’ont jamais touché le Kerala, protégé par sa chaîne de montagne le séparant du reste du Deccan.

Les chrétiens

Une autre particularité du Sud de l’Inde, et notamment du Kerala, est la présence notable de chrétiens, eux aussi arrivés très tôt.

Selon une tradition probablement légendaire, Saint Thomas, l’un des 12 apôtres de Jésus, serait arrivé dans les années 50, il y aura donc bientôt 2.000 ans.

Ensuite les commerçants syriens ont développé des communautés chrétiennes de leurs rites à partir du troisième siècle.

Enfin les Portugais au XVe siècle ont introduit le catholicisme romain, notamment par l’action des jésuites.

Néanmoins certains groupes de chrétiens ont maintenu leurs rites syriaques traditionnels, comme les syro – malabar.

Le parti communiste, autre particularité du Kerala

Dans les années 1930, le parti communiste de l’URSS met en œuvre la consigne de Lénine : « les pays capitalistes tiennent leur richesse de leurs colonies, c’est donc en poussant ces dernières à l’indépendance que nous précipitons leur chute ».

Le parti communiste de l’URSS a donc formé de nombreux futurs dirigeants africains et asiatiques dont Ho Chi Minh au Vietnam.

Ce fut aussi le cas en Inde.

Dans un premier temps les communistes créèrent un groupe à l’intérieur du Congrès national indien, le parti nationaliste, dont il se sépara en 1940 pour devenir le PCI (parti communiste d’Inde).

Le PCI est interdit par les autorités anglaises, puis devient légal lors de l’indépendance en 1947.

Il bénéficie de l’appui des syndicats du personnel des immenses plantations de thé que j’ai vues sur les pentes montagneuses du Kerala.

En 1957, il remporte les élections législatives du Kerala, lance une réforme agraire, pousse l’éducation, notamment des femmes (point positif, comme en URSS, des partis communistes) et s’attaque au système des castes.

Le gouvernement central met fin à l’expérience en 1959.

En 1964 le parti se scinde entre une aile russe et une aile chinoise, qui devient majoritaire.

De 1970 à 2001, il y a une alternance régulière entre le Congrès et le front démocratique de gauche comprenant les communistes. Ce front est revenu au pouvoir en 2021.

Bien que dans le reste du monde l’influence communiste soit négative d’un point de vue économique et des libertés, ce ne fut pas le cas au Kerala, probablement du fait que le pouvoir central était démocratique.

Conclusion

Finalement, les indicateurs du développement du Kerala : alphabétisation, espérance de vie … sont nettement supérieurs à la moyenne indienne (+50% pour le niveau de vie).

A mon avis, c’est parce que le parti communiste, notamment athée, l’islam et le christianisme, ont bousculé la société hindoue, et notamment ses castes, ce qui a été propice au développement économique.

Vous me répondrez que c’est un hindou, Narenda Modi, qui est l’artisan du développement actuel. Il a certes choisi le libéralisme économique mais pas le libéralisme politique, qui me parait indispensable à long terme…

En effet, c’est la diversité culturelle, intellectuelle et politique qui me semble être la principale cause du développement en Europe, aux Etats Unis (dont on oublie souvent la grande diversité ethnique, religieuse et intellectuelle) et dans le reste de l’Occident.

La baisse de la fécondité est l’illustration de ce développement : elle a baissé bien avant celle de l’Inde du Nord.

Partant du 8 enfants par femme au début du XXe siècle, elle était de 6 à 7 dans les années 1950, de 4 dans les années 70, de 2 dans les années 90 et de 1,7 aujourd’hui.

Yves Montenay

 

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5 commentaires sur “L’État indien du Kerala, un monde à part”

  1. J’ai découvert cette région d’un pays que je ne connais pas, c’est très intéressant mais je ne pense pas que : « la diversité culturelle, intellectuelle et politique » soit pour quoi que ce soit dans la réussite de ce petit pays, ce n’est pas non plus un handicap à partir du moment ou une assimilation à la culture ancestrale reste possible.

    1. Je pense que le malentendu vient du mot « diversité », qui s’est spécialisé en France au sens de « présence d’Africains».
      Une société monocolore (musulmane, catholique de l’époque de l’inquisition, « primitive» dans un groupe isolé etc.) tendance à se bloquer et à exclure les novateurs, donc à freiner le développement. En Europe, on pouvait publier dans le pays d’à côté, ce qui était interdit localement, les coutumes et les blocages n’étaient pas les mêmes d’un pays à l’autre etc. et l’EUROPE s’est développée
      On a souvent observé qu’en Inde, notamment dans les régions 100 % hindoues, les sociétés étaient bloquées, de mille façons et notamment par les castes. La diversité du Kerala, comme celle de l’Europe n’a rien de magique, mais évite une partie des blocages du reste du pays.

  2. Il y a 5 ans environ, je discutais avec des professeurs du Kerala (venus en France pour une formation) qui m’affirmaient que le système des castes était encore très puissant dans leur Etat, en même temps qu’un réel développement économique de leur pays. Apparemment les 2 phénomènes sociaux (Castes et Développement) étaient assez compatibles (dans une certaine mesure, à préciser…)

    1. Oui, mais par définition dans la partie hindoue de la population. Pas chez les communistes athées, les musulmans et les chrétiens. Peut-être a-t-il des rémanences discrètes dans ces trois groupes, mais ça met quand même une partie importante de la population en dehors de la question des castes. Par ailleurs les castes ne sont pas le seul facteur de développement ou du non développement : le socialisme de la deuxième partie du XXe siècle et le libéralisme ensuite ont été plus largement des facteurs respectivement de non développement puis de développement.

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