Erdogan fait face à l’hostilité d’au moins 50 % de la population turque, à la dégradation économique et à l’échec de l’idée impériale à l’extérieur. Il espère compenser cela par le resserrement de sa poigne et par l’islamisation de l’enseignement.
Le rêve d’Erdogan d’être le calife du retour à l’empire ottoman se heurte à la réalité. Comme en Chine, comme en Russie et ailleurs, la question est de savoir si la fermeture intellectuelle et la poigne résoudront les problèmes.
La nostalgie de l’empire
Nous, Occidentaux, apprenons au lycée que l’empire ottoman était « l’homme malade de l’Europe » et le massacreur des chrétiens d’Europe orientale et balkanique. Voyez Victor Hugo : « Le Turc est passé là. Tout n’est que ruine et deuil ».
Erdogan, lui, cultive le souvenir d’un empire plus puissant que nous, qui nous a fait trembler pendant des siècles jusqu’au deuxième siège de Vienne (1683) en Europe centrale, et le long des rivages italiens, français et espagnols jusqu’au début du XIXè siècle.
Ce fut longtemps un pays aussi développé que le nôtre et qui représentait la modernité pour les autres musulmans : le modèle pour eux n’était pas Paris mais Stamboul.
L’armée ottomane est restée puissante jusqu’au bout (1924, date de la fin du califat) avec notamment ses victoires sur les Franco-Britanniques aux Dardanelles et sur les Britanniques en Irak (1915 et 16) et aux campagnes qui lui permirent d’arracher le traité de Lausanne (1923) en remplacement de celui de Sèvres qui prévoyait son dépècement quasi-total.
Tout cela est bien vivant dans la tête d’Erdogan et de ses alliés nationalistes.
Le rejet du kémalisme
Mais voilà qu’un des acteurs de cette puissance militaire, Mustapha Kemal, s’en servit comme d’une force coloniale imposant au pays une révolution occidentale, laïque et coupant un maximum de liens avec l’islam, malgré l’opposition de la majorité de la population.
Pendant près de 80 ans, les traditionalistes musulmans semi clandestins s’organisèrent et finirent par s’imposer démocratiquement, mais masqués dans un premier temps.
Une fois au pouvoir, ils voulurent absolument effacer cet épisode quasi colonial, ce à quoi s’emploie Erdogan aujourd’hui, maintenant qu’un pouvoir total lui permet de ne plus faire semblant d’être démocrate. Même si ce pouvoir vient d’une victoire électorale à 51 % seulement à la suite d’une campagne peu démocratique.
Nous avons déjà traité de la mise en place de la dictature, ce qui est confirmé par Polity IV dont l’indice de démocratisation de la Turquie était de 8 de 2002 à 2010, puis de 9 entre 2011 et 2013 avec l’effacement des militaires, avant de décliner brusquement à 4 de 2014 à 2015, et 2017 devrait être bien pire !
La persécution des journalistes
Rappelons que le tiers des journalistes emprisonnés dans le monde le sont en Turquie, que douze députés kurdes ont été arrêtés pour liens avec l’organisation séparatiste PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et que le vice-président du parti nationaliste a été condamné à cinq mois de prison pour « dénigrement de la nation turque, de l’État et des institutions de la République de Turquie »
Après l’armée, qui revient relativement en grâce après une gigantesque épuration parce qu’on a besoin d’elle, la répression a frappé la justice, la police et maintenant l’enseignement : 15 200 fonctionnaires du ministère de l’Éducation dont la quasi-totalité des 1 577 recteurs et doyens des universités publiques et celles rattachées à des fondations privées, tandis que tous les universitaires du pays se sont vus interdire de se rendre à l’étranger jusqu’à nouvel ordre.
Tandis que l’enseignement public est frappé, on assiste à la multiplication des écoles imam hatip (religieuses) et des cours de Coran, soit par création soit par transformation des écoles publiques.
En 2014, 940 écoles primaires et 1477 lycées publics ont été transformés en imam hatip, souvent sans prévenir les parents. Une illustration de l’évolution intellectuelle générale est la suppression de la théorie de l’évolution des livres de biologie de l’enseignement secondaire à partir de 2019, la Turquie étant alors le seul pays à le faire avec l’Arabie.
La suppression progressive de la mixité accompagne ce mouvement… (Extraits résumés de « Les écoles imam hatip préparent la Turquie Nouvelle » sur Kedistan.net)
Mais tout cela ne convient pas à une large partie de la population turque, que le kémalisme a profondément transformée et qui est maintenant très divisée.
Les forces en présence aujourd’hui
En faisant une synthèse des résultats électoraux et de la géographie humaine de Turquie, je propose le tableau suivant :
Il y a une première ligne de fracture entre les centres des grandes villes, plutôt laïques et leurs banlieues, plutôt islamistes.
Il y a une deuxième fracture à l’intérieur de la communauté kurde (environ 15 % ) en principe opposée à Ankara, mais qui est par ailleurs composée de ruraux et de banlieusards traditionalistes et anti-laïques, fatigués des violences réciproques entre l’armée et le PKK (kurde, mais d’extrême-gauche) et surtout ses jeunes, dont le soulèvement a entraîné une répression extrêmement violente qui a détruit une large part des villes moyennes.
Le CHP (25 % des voix en 2015), parti laïque de centre gauche et anti répression, tant sur le plan général que pour les Kurdes en particulier, comprend notamment les Alévis, musulmans différents considérés comme modernistes et parfois comme chiites, ce qui leur vaut l’hostilité des traditionalistes.
L’inconnue de la répression
Les nationalistes du HDP (16% en 2015) sont pour certains sensibles au nationalisme du pouvoir, mais en craignent l’autoritarisme.
Donc l’opposition est très divisée. La répression actuelle va-t-elle la ressouder ?
En face, il y a un électorat d’environ 45 % favorable à Erdogan par traditionalisme et souhait d’un retour à une société musulmane, et par ailleurs satisfait de la croissance. Mais ce dernier point a changé : les partenaires économiques européens, entreprises comme touristes, s’abstiennent en réaction aux violences. Le patronat traditionaliste souffre, ses employés aussi.
Restent les touristes russes, très nombreux … ce qui a amené Erdogan à se rapprocher de leur pays malgré les divergences sur la Syrie. C’est un premier lien entre la situation intérieure et extérieure.
La tentation impériale en échec à l’extérieur
Dans un premier temps la diplomatie d’Ankara a été de reconstituer une sorte d’empire en devenant le « grand frère » des pays arabes et pour les pays musulmans. Cela a échoué, notamment du fait de la grande influence de l’Iran sur l’Irak à majorité chiite, de l’alliance irano-turque en Syrie et de la perte d’influence des Frères musulmans dont Erdogan est proche.
Les grandes manœuvres internationales rêvées se limitent aujourd’hui à l’implication de la Turquie dans une partie frontalière de la Syrie (actuellement à Idlib). Il s’agit d’aider les rebelles modérés à lutter contre les radicaux. Ce que Moscou et de Téhéran baptisent « appuyer les terroristes », terme appliqué à tous les ennemis de Bachar El Assad.
Par ailleurs, la Turquie est en froid avec les Américains qui aident les Kurdes de Syrie, très efficaces contre l’État islamique. Raison de plus pour se rapprocher de Moscou, quitte à manger son chapeau en oubliant son opposition à Bachar. Mais la place est prise par le grand rival, l’Iran.
Le mauvais exemple des Kurdes d’Irak
Et voilà que le référendum en faveur de l’indépendance au Kurdistan irakien met Erdogan dans le même camp que ce dernier, qui a aussi un vaste territoire kurde, et craint comme la Turquie ce « mauvais exemple ».
En conclusion, Erdogan fait face à l’hostilité d’au moins 50 % de la population turque, à la dégradation économique et à l’échec de l’idée impériale à l’extérieur. Il espère visiblement compenser cela à court terme par le resserrement de sa poigne et à moyen terme par l’islamisation de l’enseignement.
On peut craindre le pire en songeant au résultat de cette islamisation dans les pays arabes et au Pakistan. Il faut un certain degré de développement pour que la société ne se laisse pas endoctriner par un enseignement officiel. C’est le cas en Iran, cela peut l’être en Turquie. Mais un pays replié sur lui-même peut-il se développer ?
Yves Montenay
Merci à Contrepoints d’avoir publié cette tribune.