L’anglicisation des entreprises françaises est ressentie comme impérative. Or le seul impératif de l’entreprise, la source de sa compétitivité, c’est la productivité.
Un facteur important en est le bon management des hommes, mais l’anglicisation le complique, voire le dégrade. Il faut garder le sens des priorités !
Les Français constatent la place croissante de l’anglais dans leur vie quotidienne. Certains sont indifférents, voire favorables, alors que d’autres s’en inquiètent fortement. Après bien de nombreux et brillants auteurs, j’ai publié un livre La langue française, arme d’équilibre de la mondialisation (Les Belles Lettres, 2015), faisant le point sur cette question. Son originalité est de donner une grande place aux entreprises.
L’incompréhension entre militants francophones et chefs d’entreprise
Face à la pression de l’anglais, particulièrement forte dans les entreprises, de nombreux militants du français qualifient les chefs d’entreprise de « traîtres ». Ce à quoi ils ripostent en les traitant de « ringards ». Je trouve ce différend désastreux et pense qu’il faut regarder en face des questions qui se posent aux entreprises, car ce sont elles qui imposent la langue de travail, voire la langue de tous les jours.
Il faut d’abord rappeler que les ouvrages en faveur de la langue française sont le fait d’intellectuels brillants, mais souvent fonctionnaires, enseignants par exemple. Il est donc assez naturel qu’ils ne connaissent pas le monde de l’entreprise et donc n’utilisent pas les meilleurs arguments pour le convaincre. Comme j’ai moi-même été cadre dirigeant puis chef d’entreprise dans une douzaine de pays dont les Etats-Unis, j’essaie de combler ce fossé.
De plus, par ignorance ou par conviction politique, beaucoup d’intellectuels français n’aiment ni le libéralisme, ni le capitalisme, ni les États-Unis, trois termes qui se recoupent largement dans leur esprit.
Cet état d’esprit, l’enseignement qui le reflète, et in fine une bonne partie des décisions économiques de nos gouvernants sont donc « anti-entreprise », et cela depuis très longtemps : on pourrait remonter à Colbert.
Il est donc assez naturel que beaucoup de chefs d’entreprise, de cadres, voire de Français de tous niveaux cherchant un emploi, aillent voir ailleurs. Et particulièrement dans les pays anglo-saxons où ils sont bien accueillis non seulement fiscalement, mais aussi et surtout avec la considération que l’on doit à ceux qui apportent l’emploi et le niveau de vie, en contrepartie d’un profit ou d’une carrière espérée.
Souvenez-vous que quelques mois après l’élection d’Hollande en 2012, le Premier ministre britannique a déclaré aux entreprises françaises « Venez chez nous, nous vous déroulerons un tapis rouge ». Or ces Français, une fois établis dans ces pays et après avoir vérifié les entrepreneurs et les entreprises, y sont effectivement mieux traités qu’en France, ont tendance à en adopter la langue et certaines de leurs idées, puis à les importer en France pour ceux qui ont un pied de chaque côté, comme la plupart de nos grandes entreprises.
Ce sont donc nos idées économiques qui sont en partie responsables de la diffusion de l’anglais et plus généralement du déclin relatif de la France.
Imposer l’anglais en pays francophone est contreproductif
Cela étant dit, les chefs d’entreprise vont trop loin et ne se rendent pas compte des inconvénients de l’anglicisation, y compris pour leurs propres entreprises.
Ils oublient que l’on travaille mieux et que l’on est plus créatif dans sa langue maternelle et qu’imposer l’usage de l’anglais en pays francophone stérilise leurs meilleurs ingénieurs et commerciaux. Combien de fois en ai-je vu ne pouvoir s’exprimer aussi bien que des anglophones, pourtant moins compétents qu’eux ?
Ils n’ont qu’à apprendre l’anglais, dira-t-on ! Certaines entreprises payent effectivement des formations linguistiques coûteuses et inefficaces, quitte à ce que leurs bénéficiaires aient du mal à se mettre en plus à jour dans leur spécialité. On finit par embaucher les anglophones natifs ou des Français bilingues au détriment de plus qualifiés, ce qui est un gâchis pour l’entreprise et une injustice pour les intéressés.
De plus, la langue étrangère qu’il faut VRAIMENT utiliser est celle du client. Il serait donc plus logique de valoriser des compétences de tel employé d’origine espagnole ou portugaise pour discuter avec des clients ibériques ou d’Amérique latine, plutôt que de passer par l’anglais. De même pour l’arabe, l’allemand… ou les maintenant très nombreux Français ou Chinois qui se sont donnés la peine d’apprendre la langue de l’autre.
La place de la langue française dans le monde est sous-estimée
Ainsi, ce 17 janvier 2018, Jean-Hubert Rodier citait dans Les Échos le chiffre de « 76 millions de personnes ayant le français pour langue maternelle », reprenant de nombreuses sources anglo-saxonnes ignorantes ou malveillantes.
Il est en effet totalement artificiel de citer un chiffre qui retranche des pays francophones du Nord, les immigrants d’une autre langue maternelle, et oublie les 200 millions d’Africains ou de personnes cultivées dans le monde entier qui en ont un usage quotidien et parfois familial.
Par ailleurs ce qui compte économiquement, c’est la population totale des pays où l’on travaille en français même si certains individus ne le parlent pas.
Bref, les chefs d’entreprise français ne savent en général pas que leur langue est d’une part assez répandue dans l’élite mondiale, pour des raisons culturelles indépendantes des affaires, et d’autre part de plus en plus parlée par des clients potentiels, notamment en Afrique francophone qui pèsera bientôt 500 à 700 millions de personnes.
Cette place du français dans le monde dépend d’ailleurs largement de l’attitude des entreprises. Elles ont pour l’instant un rôle positif extrêmement important en Afrique francophone et au Maghreb. C’est en effet principalement grâce à elles que le français y progresse, car c’est lui qui apporte l’emploi. Je dis « pour l’instant » parce que ce ne serait plus le cas si les entreprises françaises en Afrique s’anglicisaient comme en France, donnant un coup de poignard dans le dos aux élites et aux entreprises de ces pays.
En résumé, les patrons et cadres doivent prendre conscience qu’en faisant travailler les Français et tous les autres francophones en français, ils améliorent les performances de leur entreprise, et qu’à côté de cela les complications pratiques comme les coûts de traduction pèsent peu. Être attentif à ces questions est de la responsabilité de tout dirigeant d’entreprise.
Yves Montenay
Article également publié dans Who’s Who
Tout cela est très juste.
Mais dans une multinationale on ne peut pas non plus passer son temps à tout traduire. Dans bien des situations (messages internes à large diffusion, conference calls, etc), il faut trouver une langue commune. Et c’est en général l’anglais. J’ai vécu cela avec l’Asie où le français est à peu près inconnu. Quelle langue parler en Corée? Difficile de demander aux expatriés d’apprendre le coréen. Difficile de demander aux cadres coréens d’apprendre le Français. C’est ainsi que tout le monde finit par baragouiner en Anglais. C’est le plus opérationnel, pour employer un terme que tu aimes bien.
Je pense qu’il ne faut pas généraliser. Il faut garder en tête ce souci de meilleure utilisation des ressources humaines en faisant travailler le maximum de gens dans leur langue maternelle ou de formation.
Si on a ce souci il y a presque toujours des solutions. Par exemple pour notre implantation aux États-Unis nous avons commencé par faire une base au Québec, non seulement pour la langue mais aussi pour le droit en usage. Nous avons donc pu former les Québécois par des Français ne parlant pas anglais (ou mal), puis les Québécois ont fait le travail commercial aux États-Unis, où ils avaient en plus l’avantage psychologique d’être « américains ». Nous avons eu une réussite formidable États-Unis, alors que la Générale des Eaux échouait. Mais je connaissais bien le Québec et les rapports entre les langues.
Autre exemple : au Brésil je discutais (en 1976) en allemand avec des techniciens dont c’était la langue maternelle (le sud du Brésil est à moitié allemand), plutôt qu’en portugais.
Par ailleurs la traduction automatique a fait de grands progrès, et un bon interprète (en l’occurrence un Français d’origine portugaise de chez nous, donc au courant), est préférable au passage par une troisième langue, l’anglais, souvent mal connue d’un des interlocuteurs (j’ai écouté une communication de Renault-Nissan sur ce problème : moins de malentendus en passant par un japonais francophone que lorsqu’il y a un échange de courriels en anglais ; le japonais francophone ayant en plus avantage de savoir ce qui choque le français et le japonais).
Bref il n’y a pas de solution miracle mais une attention permet de trouver des solutions au moins partielles. L’alternative est une source de malentendus ou de sous-emploi des compétences.
La phrase qui résume assez bien la situation est la suivante : « Ce sont donc nos idées économiques qui sont en partie responsables de la diffusion de l’anglais et plus généralement du déclin relatif de la France ». Cela étant constater il faut bien aussi reconnaître que l’école n’a jamais joué son rôle pour enseigner correctement une langue. Les Hollandais et globalement tous les habitants de l’Europe du Nord, parlent très bien l’anglais, ça ne les empêche pas de bien connaître leur langue maternelle. Le fait de parler correctement une ou deux langues étrangères donne un avantage énorme au plan intellectuel, y compris pour mieux apprécier sa propre langue. J’en conclus donc modestement que le problème de l’usage de l’anglais en entreprise ne se poserait pas en France si l’Education Nationale avait intégré l’enseignement de langues étrangères, non pas comme options, mais comme matières principales.
Je lis ceci : De plus, la langue étrangère qu’il faut VRAIMENT utiliser est celle du client.
Sans doute vrai, pour l’instant. Mais si les clients francophones se mettent à avoir honte de parler français, alors ils participeront (eux aussi) à la disparition de la langue française. Pensons à ces ministres français parlant anglais à leurs collègues, à ces touristes francophones parlant anglais entre eux, à ces intellectuels français qui écrivent (et pensent donc) d’abord en anglais, etc. C’est un acte politique important pour toute la planète que les Francophones défendent leur langue afin que toutes les langues du monde soient protégées. Si les Francophones abandonnent, alors toutes les langues cèderont. Ceci fait, s’opposer à apprendre l’anglais (et aux Anglophones… !) serait une stupidité monstrueuse (la haine de Jeanne d’Arc à l’égard des Anglais a déjà privé la France d’une langue internationale… !) : l’anglais est proche du français, réjouissons-nous ! Si le chinois était la langue internationale, on souffrirait beaucoup plus… Et puis stoppons les caricatures : par exemple, celle du dessin en tête de l’article (le mot CHALLENGE est un mot français, adopté par l’élite anglaise. Comme le mot BARBE-CUL). Autre caricature: celle de l’impérialisme de l’anglais. Les échanges entre langues sont permanents et bénéfiques. Le français pénètre aussi la langue anglaise et…américaine ! Le monde n’est pas contre la langue française, mais il promeut l’anglais en raison de la honte des Français (plus que des Francophones) à l’égard de leur propre langue. Sachons parler anglais (quand c’est nécessaire, voire pour le plaisir…) et soyons AUSSI fiers de parler le français (et d’autres langues, pourquoi pas) avec le monde entier. Et pour finir : réformons aussi, un jour, notre orthographe, voire notre grammaire, pour les rendre moins difficiles et plus attractives aux Étrangers, et même aux Francophones !
Je me suis en gros d’accord. mais il y a tellement d’excès, notamment dans les entreprises en France où il n’y a pas ou rarement d’anglophones, qu’il faut réagir ! Et aussi pour ne pas être en position de se faire dire en Afrique «vous nous demandez quelque chose que vous ne faites pas »
Je suis d’accord sur tout, sauf la dernière phrase. Je ne visais pas l’insuffisance en anglais, qui est réelle, mais la baisse d’efficacité lorsque l’on utilise l’anglais quand ce n’est pas nécessaire : il y a déperdition d’exactitude et de créativité (sauf peut-être pour Christine Lagarde !), comme ce serait le cas à Bruxelles où l’anglais a dérivé en globishs puis en jargon local, le Bulgare lambda n’étant pas Christine Lagarde.
Et je pense aussi aux dégâts collatéraux de cet usage quand il n’est pas nécessaire : on donne le sentiment aux élèves le français est une langue de second rang qui n’est pas forcément indispensable de bien maîtriser, et surtout on sabote la francophonie qui est tellement utile à nos entreprises et à notre pays en général. J’ai dit la francophonie, pas l’OIF
Je suis Acadien d’origine et je vis au Québec. Je suis particulièrement étonné d’entendre les Français utiliser des mots anglais… qui n’existent pas en anglais. Par exemple, tous les Français utilisent couramment le mot «footing» pour la course à pied. Ce mot n’existe pas en anglais dans ce sens. En anglais, «footing» est l’assise d’une fondation en béton d’un édifice. Les Anglophones ne disent pas «footing» mais plutôt «jogging». Autre exemple, le mot «pressing» qui, en France concerne les boutique où on nettoie (à sec) les vêtements. Le mot «pressing» en France est sans doute inspiré du sens étroit de «repassage». Mais dans les pays anglophones, on n’emploie pas le mot «Pressing» pour désigner les entreprises de nettoyage à sec. Le mot «pressing» a d’abord le sens «d’urgence» ou de pressant en anglais…
Ghislain Savoie
Vous avez complètement raison. Aller sur mon site YvesMontenay.fr, et tapez sur le moteur de recherche Acadie, Québec, Montréal, francophonie etc.
Et allez tout simplement à https://www.yvesmontenay.fr/yves-montenay/