Renoncer au multilinguisme en Europe, généraliser l’anglais ou détriment des langues nationales alors que s’en va à la Grande-Bretagne ? Cette offensive intéressée, technocratique et irresponsable, doit être combattue !Dans un article publié dans les Échos du 6 mars 2019, Hubert Balaguy propose rien moins que de Tourner la page du « francophonisme« et d’adopter l’anglais comme langue commune européenne, malgré le départ des Anglais. Cela pour, je cite, « donner une impulsion formidable au projet européen« .
A mon avis, c’est une de ces idées technocratiques et contre-productives qui illustrent un mépris pour les peuples. C’est par ailleurs un sabordage de l’Union. En effet loin de donner « une impulsion formidable », ce genre de tentative risque de dégoûter encore plus les Européens de l’Europe.
Ce serait catastrophique pour plusieurs raisons, tant pratiques qu’intellectuelles ou psychologiques. Et bien sûr, de principe !
Mais commençons par le rappel de la situation à Bruxelles et de la cause la moins connue de ce tropisme monolingue.
L’Union Européenne voit déjà sa réputation plombée par l’usage, très intéressé, de l’anglais
Distinguons d’abord la ville de Bruxelles, francophone à 85 %, et les employés de base de l’Union, largement francophones également, des couches supérieures et de leurs satellites, c’est à dire tous ceux qui écrivent les textes européens, publient les sites Internet, communiquent avec les gouvernements nationaux et leurs administrations, sans oublier les nombreux bureaux de lobbying et autres parasites de cette grande bureaucratie.
Cette caste s’exprime dans un idiome technocratique difficilement compréhensible même par les Anglais, « l’anglais bruxellois ». Cette caste a ruiné l’image de l’Union, et cela largement pour défendre des intérêts corporatistes.
Je vais moi-même de loin en loin dans ces bureaux, tandis que l’Observatoire Européen du Plurilinguisme accumule les constatations catastrophiques. Tout cela est repris et analysé par François Grin et Robert Philipson.
Robert Philipson est un expert britannique ayant travaillé un peu partout en Europe : il est effaré par le nivellement dû à l’anglais et le recul des langues et cultures nationales.
Il a écrit en 2019 « La domination de l’anglais, un défi pour l’Europe », (version française en 2019 par l’éditeur Libre & Solidaire), où il dénonce notamment la contradiction entre les textes officiels de l’Union, parfaitement clairs en faveur du multilinguisme, et leur non-respect par les fonctionnaires européens.
François Grin de son côté a fait travailler 20 équipes dans 16 pays pour son rapport sur L’enseignement des langues étrangères comme politique publique » s’ajoutant à ses travaux antérieurs et menant aux mêmes conclusions.
Il y ajoute que ce système linguistique rapporte des milliards d’euros par an aux anglophones de Bruxelles, ce qui contribue à la motivation de ceux qui veulent garder l’anglais même sans la Grande-Bretagne.
Après le rappel de cet « intérêt très intéressé » par ce petit milieu, rajoutons qu’il s’agit également d’un mépris des peuples symptomatique d’un fonctionnement en vase clos.
Une thèse révélatrice du mépris des peuples
La frange mondialisée de la population européenne oublie que la quasi-totalité de la population, si elle a souvent appris l’anglais à l’école, ne le parle pas, ou très mal. C’est donc une manière de tenir à l’écart « le bas peuple » à un moment où il rappelle qu’il faut le respecter.
En France on trouve cette réaction chez les gilets jaunes, mais aussi dans de nombreux autres mouvements à l’intérieur de chaque parti politique.
À l’étranger, et pour commencer en Allemagne, non seulement les partis populistes, mais aussi des partis de gouvernement tel la CSU (Union chrétienne-sociale en Bavière) et une partie de la CDU (Union chrétienne-démocrate) ont des réactions nationales voire provinciales. Pour la première c’est « la Bavière d’abord », avec sa réussite économique et ses traditions culturelles, dont sa langue. Pour les deux, il s’agit de concurrencer les thèmes de la droite populiste qui mord sur leur électorat.
Et pire encore en Europe orientale, pourtant bénéficiaire de l’argent bruxellois, ou les populistes sont au pouvoir ou le partagent avec le centre droit.
Cette montée populiste complique encore le problème de l’immigration, pour lequel un débat serein est plus que jamais nécessaire !
Sur un plan très pratique, on a constaté que des dossiers destinés à l’Union Européenne, préparés en langue nationale, et donc traduits plus ou moins bien en anglais, étaient plus souvent rejetés par la technocratie anglophone que ceux concoctés dans les cercles privilégiés au détriment des besoins du terrain, un constat inquiétant partagé par François Grin.
Et puis, puisqu’il faudra de toute façon traduire pour « la base », autant que ce soit fait dès le départ, de Bruxelles, avec des gens qualifiés, plutôt que de supposer que ladite base saura le faire correctement !
Les raisons intellectuelles d’un nécessaire plurilinguisme
Souvenons-nous : « La langue de l’Europe, c’est la traduction » (Umberto Eco).
Toute personne pratiquant un métier international sait à quel point les idées se forment et s’expriment différemment dans chaque langue, et que l’on n’est certain de s’être bien exprimé et de pouvoir être compris que lorsque l’on a fait cet effort de traduction.
Et les linguistes ont validé cette expérience dans de multiples études universitaires, notamment rassemblées par l’Observatoire Européen du Plurilinguisme. Les colloques et travaux qu’il a initiés montre à quel point est atteinte la créativité scientifique et intellectuelle lorsqu’on ne travaille plus dans sa langue maternelle.
Les motivations sont nationales et même souvent locales
Par ailleurs les divers sondages montrent que les problèmes sont posés de façon nationale et de plus en plus souvent locale. C’est à ce niveau qu’est la motivation des citoyens. On peut défendre son village, voire mourir pour la patrie mais certainement pas pour Bruxelles !
L’exemple de la Grande-Bretagne est parlant : l’Union Européenne parle anglais, son environnement notamment de lobbyistes, aussi. Si vraiment c’était un point motivant pour le sentiment européen, la perfide Albion n’aurait pas chipoté pendant les décennies et elle ne serait pas partie.
Mais ce sont des questions nationales (l’immigration des Polonais, la préférence pour le grand large, un fort sentiment national) qui l’ont emporté, tandis que pour des raisons locales, Londres et l’Écosse avaient voté pour le maintien !
Dans le même élan, Hubert Balaguy propose d’abandonner la francophonie, qu’il tente de discréditer en la qualifiant de « francophonisme ».
La francophonie a un intérêt qui dépasse largement l’économie
Mais sait-il de quoi il s’agit ? Il est probablement là aussi prisonnier du Mainstream » (en français : « Le courant principal »), comme l’analyse le livre de Frédéric Martel, préconisant de se rallier aux idées et à la langue majoritaire.
Peut-être également a-t-il été séduit par l’analyse très discutable de la colonisation et de la situation linguistique de l’Afrique où certains voient dans le français un prolongement injustifiable d’une colonisation réduite à la cruauté. Cela du fait de programmes scolaires biaisés et de l’appui d’une partie de l’université française.
La réalité est pourtant très simple : le français devient la langue maternelle ou d’usage quotidien d’une partie croissante de la population africaine. Plus de 300 millions aujourd’hui, 500 millions bientôt, et non « moins de 80 millions » comme cela a été longtemps répété en se limitant au total la population française, wallonne, romande et québécoise, diminuée des immigrés qui y séjournent.
Sur le plan économique, ceux qui, comme moi, ont participé à la direction d’entreprises internationales savent à quel point les différences de langue avec le personnel, les fournisseurs, les clients et les autorités sont une complication coûteuse.
Au Maghreb et dans une grande partie d’Afrique subsaharienne, la francophonie donne aux Français un avantage comparatif, un des rares que nous ayons. Nous l’avons négligé pendant quelques dizaines d’années, du fait d’une certaine anglomanie et avons laissé notre place à la Chine. Nous nous en mordons les doigts actuellement. Le Maroc, lui profite à plein de sa francophonie tant dans ses relations avec la France qu’avec ses voisins africains du Sud.
Mais surtout la francophonie a un intérêt qui dépasse de loin l’économie. Hubert Balaguy s’interroge : « Quel est l’intérêt de la francophonie s’il n’est pas économique ? », oubliant que depuis des millénaires on constate que « l’homme ne vit pas seulement de pain ».
Les musulmans poussent-ils l’usage de l’arabe pour des raisons économiques ? Non ! Ils sont au contraire le cas extrême de la diffusion par la langue non seulement d’une religion, mais aussi de principes moraux, d’une organisation sociale etc. Et s’il faut combattre l’islamisme et les oppressions qu’il entraîne, c’est justement par la langue et la culture, c’est-à-dire par le français dans … la francophonie !
Pourquoi mépriser l’effort de centaines de milliers d’artisans du français, en majorité des instituteurs africains menacés par les islamistes ? Pourquoi mépriser ces centaines de millions de personnes qui utilisent quotidiennement notre langue en leur disant que nous y renonçons ?
En nous quittant, la Grande-Bretagne a d’ailleurs fait passer ses intérêts « sentimentaux » avant ses intérêts économiques.
Et surtout, le choix de l’anglais est contre-productif pour l’Europe
Symboliser l’appartenance à l’Europe par l’adoption d’une langue étrangère ne ferait qu’ajouter au rejet de l’Union ressentie comme une autorité brimante et éloignée des peuples. Quand on voit les ravages politiques de la notion d’identité nationale, c’est vraiment prendre des verges pour se faire fouetter.
Yves Montenay