J’ai heurté de nombreux collègues en leur faisant part de ma méfiance envers la macro-économie, et je voudrais développer ici pourquoi.
Ma thèse est que la complexité de l’économie, qui est celle de la condition humaine en général, se prête mal à l’usage des mathématiques, voire même de la plupart des statistiques. Ancien enseignant et acteur de l’économie, je suis conscient d’aller à l’encontre de l’évolution générale des idées, mais je suis conforté dans les miennes par les échecs des explications macro-économiques contemporaines.
Pour cela, il faut d’abord dresser un bref rappel de l’histoire des idées économiques.
La réflexion économique est aussi vieille que l’humanité
Contrairement à ce que je lis souvent, la réflexion économique n’est pas une préoccupation récente et méprisable qui aurait fait perdre sa prééminence à la culture générale. Cette dernière est certes irremplaçable, mais il faut avouer que c’est souvent une préoccupation de ceux qui ont déjà de quoi manger.
On trouve de nombreux textes économiques chez les Grecs de l’époque classique (500 ans avant J.-C.) puis chez les religieux et philosophes du Moyen Âge qui ont abordé l’économie d’une manière morale, et soulevaient des questions éternelles comme « le juste prix », les taux d’intérêt etc. Et ont même formulé la théorie moderne de la valeur : « le prix des choses vient de leur utilité pour l’homme » disait Thomas d’Aquin vers 1270
Depuis Platon, on constate que la richesse est due principalement à la division du travail et à sa contrepartie, le commerce. Et pourtant Dieu sait que d’innombrables intellectuels, des plus conservateurs aux plus marxistes, ont taxé cette dernière activité d’immorale ou de stérile.
On constate également qu’en économie tout se tient et qu’on ne peut isoler un phénomène.
Au XVIe siècle l’école de Salamanque estime que l’économie est une activité humaine comme une autre et donc qu’on ne doit pas interdire la liberté de circulation des biens, des personnes et des idées, ce qui implique la propriété privée et le prêt à intérêt.
Au XVIIe siècle arrivent les mercantilistes avec Montchrestien, puis, dans la 2emoitié du XVIIIe siècle avec Cantillon, Quesnay et son tableau économique, Condillac, Turgot et … Adam Smith qui échangeait avec ce dernier ainsi qu’avec Jean-Baptiste Say et qui ne doit sa célébrité de « fondateur » qu’à la « force de vente » britannique.
D’Adam Smith au marxisme
Adam Smith, lointain ancêtre du marxisme ? Je ne plaisante qu’à moitié. Par rapport aux mouvements d’idées que je viens d’évoquer, notre cher Adam est un« déviationniste ».
En effet, son protestantisme lui fait développer la valeur travail, un des fondements du marxisme. Ou, plus généralement le fondement des théories pour lesquelles la valeur est considérée comme objective donc mesurable et sommable… idée qui mène à la macro-économie, dont le PIB et aux calculs d’optimisation.
Si, comme je le pense, la valeur vient de l’utilité, elle n’est ni mesurable ni comparable d’un individu à l’autre et encore moins sommable, et la macro-économie n’a pas de sens. C’est l’idée de beaucoup de libéraux dont Frédéric Bastiat, l’économiste le plus connu au monde… sauf en France.
Des marginalistes ambivalents
Vers 1870 arrivent les marginalistes. Leur rôle est important puisqu’ils pensent définir le mécanisme des prix en le reliant mathématiquement à la valeur : « le prix se fixe quand l’utilité marginale est égale pour l’acheteur et le vendeur ».
Je trouve leur rôle ambivalent.
- D’un côté, les raisonnements « à la marge » sont d’usage courant dans certaines professions très capitalistiques : il vaut mieux faire rouler un camion que le laisser au garage, même si le prix touché ne couvre que le carburant et une partie des coûts fixes, comme le salaire et l’amortissement. Ce qui n’empêche pas de faire faillite si on vend trop longtemps en dessous du coût moyen….
- D’un autre côté, cela ne se vérifie que dans certaines conditions, fréquentes, mais pas universelles puisqu’elles supposent la rationalité des acteurs et leur bonne information réciproque ainsi qu’une définition et une mesure précise des données. Bref, un outil puissant mais qu’on ne peut pas utiliser pour tout.
Les marginalistes ont également le mérite de montrer que la valeur d’un bien est différente dans chaque situation. Ils ont par contre l’inconvénient de faire croire que les mathématiques jouent un rôle important en économie… et donc que l’économie est une science de même nature que la physique.
Les marginalistes entretiennent également le malentendu sur «l’homo economicus» qui pour moi n’est qu’un modèle simplifié valable dans certains cas, et pas du tout un modèle général sur lequel fonder l’ensemble de l’économie. Un peu comme la physique de Newton, tout à fait valable dans de nombreux domaines, mais à laquelle il faut rajouter par exemple les frottements ou la relativité.
Bref, si les mathématiques sont utiles en micro-économie, je vois mal leur utilisation pertinente en macro-économie.
Le culte des mathématiques
Étant maître de conférences en économie à Sciences-po, j’ai eu beaucoup de mal à faire «avaler» cela à mes élèves polytechniciens en «école d’application» dans ce noble institut. D’autant que la mode et les consignes de la direction poussaient à l’inverse à l’usage des mathématiques. J’étais heureusement protégé par ma formation scientifique qui les empêchait de me traiter d’ignorant. J’avais également noté que les grands mathématiciens comme Laplace puis Poincaré partageaient mon avis.
Il y a là un fossé profond entre deux sortes de visions.
Ceux qui utilisent les mathématiques, et donc les modèles, ont spontanément tendance à penser que tout écart entre le résultat et la réalité donne tort à cette réalité, voire qu’il faudrait la changer. Autrement dit, ils estiment que la rigueur mathématique rend le résultat valide, alors que leurs propres convictions d’une part et le flou des notions et des chiffres d’autre part font qu’un modèle très savant ne peut que reproduire les erreurs de son concepteur et celles grevant les données.
Ce genre d’économistes est extrêmement répandu et certains se sont illustrées au Gosplan soviétique. Les Russes racontaient que la production de casseroles étant déterminée par ce plan en poids pour rendre possible les calculs et non en réponse à la demande. Résultat : on voyait sortir des usines des ustensiles d’une tonne qui ne trouvaient pas preneur !
On est incapable de mesurer et même de définir
Ces économistes oublient qu’il est très rare que l’on puisse mesurer ce dont on parle.
Prenons les revenus. On se lance dans des calculs comme si on les connaissait. Or on ne connaît en fait que des déclarations fiscales, qui sont loin de toucher l’ensemble des populations : une minorité en France et une infime minorité dans les pays du Sud. On ne connaît pas les fortunes, sauf cas très particuliers, mais seulement des déclarations fiscales encore moins nombreuses.
Quant à ces acteurs fondamentaux que sont les entreprises, leurs déclarations dépendent de conventions (l’amortissement du matériel, la comptabilisation d’un savoir ou d’un logiciel et 1000 autres rubriques etc.).
L’indice des prix n’a pas de sens précis : on additionne les choux et les carottes, on butte sur « l’effet qualité » : comment suivre l’évolution du prix d’un ordinateur quand il est fréquemment remplacé par un nouveau modèle au même prix mais plus puissant ? Stabilité ? L’INSEE estime que c’est une baisse, mais de combien ? Si on divisait le prix par la puissance, il y aurait longtemps que l’indicateur serait tombé à zéro !
Et le chômage ? Dans les Échos du 16 août, les différentes évaluations diffèrent par centaines de milliers du fait de définitions divergentes reflétant la complexité du réel !
Idem pour la masse monétaire que l’on rêvait de piloter et qui a éclaté entre réalités diverses lorsqu’on a essayé de la définir…
Dans un autre domaine, que penser de l’évaluation de la production de l’administration à son prix de revient ? Cette rémanence de la valeur travail n’est pas cohérente avec les autres chiffres auxquels on l’ajoute ! De plus on subodore que la valeur de l’enseignement, même imparfait, est grossièrement sous-évaluée, et que celle d’autres services (chut !) est grossièrement surévaluée.
Bref plus l’économie est traitée de manière abstraite, plus elle s’éloigne de la réalité. Et cela est valable pour tous les courants de pensée des néoclassiques aux marxistes. D’où l’idée que les outils mathématiques seraient le vice fondamental qui mine les travaux et les prévisions de la plupart des économistes actuels.
À mon avis l’économie doit étudier les causes et les processus, en revenant sans cesse aux acteurs de base, le producteur et le consommateur. Cela est probablement impossible à mathématiser, mais mieux vaut de bonnes analyses que des savants calculs menant à des résultats et donc des politiques sans rapport avec la réalité concrète.
Yves Montenay
Excellente réflexion ! Et occasion de dire que relire Bastiat est toujours un moment précieux d’intelligence, de bon sens et, ce qui ne gâte rien… d’humour.
Le titre est un peu provocateur, puisqu’il est surtout question (dans cet article) de « méfiance envers la macro-économie ». Si on suit cette méfiance, peut-on en déduire alors qu’il serait plus prudent d’avoir confiance dans la micro-économie (gestion des entreprises ou des économies locales) ? Sinon, c’est inquiétant: plus de science économique ? Et plus de prévisions, par exemple, ni de projets économiques à grande échelle? Autre question: si on considère que la « pensée Macro » (ou « pensée Global »), avec des modèles formels un peu abstraits, est toujours en décalage avec la réalité humaine, n’enfonce t-on pas des portes ouvertes (un modèle est toujours à côté de la plaque, si on est rigoureux). Et si « penser macro » est un risque permanent de faire des erreurs avec l’Humain, ne pas penser macro nous assurerait-il de ne pas faire d’erreurs du tout avec ce même Humain ? Juste une petite réflexion personnelle audacieuse et risquée (dites moi si je me trompe) : il me semble que l’humanité, dans les temps anciens les plus reculés (au Néolithique, par ex) devait avoir une pensée peu « Macro » : était ce mieux (c’est dire source de moins d’erreurs avec l’Humain) ? MERCI.
Je suis pratique : plutôt que d’analyser des chiffres du chômage sans signification ( voir Les Échos de ces derniers jours) voyons pourquoi les entreprises embauchent ou non. C’est de la micro, mais on en a tiré la loi travail et le plafonnement aux prud’hommes
Et ça marche
Donc de l’analyse micro (pourquoi les entreprises embauchent ou non) ou finit par une solution macro (loi travail le plafonnement aux prud’hommes) : on fait en fait de « l’individualisme méthodologique » (cher au sociologue Max WEBER). La méthode marche, c’est sûr, dans le contexte de l’économie de marché compétitive. Mais il reste quand même l’épineux problème de la réduction des individus à de simples « acteurs de base, le producteur et le consommateur »: ce postulat (pas validé par tous les anthropologues et historiens) reflète quand même une macro-économie qui ne dit pas son nom, c’est à dire une conception globale et abstraite du fonctionnement des sociétés humaines qui, en retour, induit des comportements et des stratégies individuelles et microéconomiques d’adaptation à cette macro-économie modèle et standard fondatrice du monde actuel (qui n’était pas celle des mondes anciens, par exemple antique ou médiéval, avec leur esclavage ou leur servage). C’est un peu le dilemme de l’œuf et de la poule. Refuser de faire de la Macro-économie aujourd’hui, n’est ce pas aussi refuser de mettre en question notre modèle économique « macro » contemporain, fondateur du capitalisme moderne compétitif, pollueur, destructeur de solidarités collectives et d’identités locales ? L’entrée de la préoccupation environnementale et sanitaire dans nos façons de produire et d’échanger, montre bien qu’un peu de vison MACRO ne fera pas de mal au genre humain.
Je vais répéter ma réponse qui semble avoir disparu : mon article n’a aucun lien avec l’écologie, et je ne pense pas que la macroéconomie en ait un avec le capitalisme. Je veux simplement dire que les présupposés et les données conduisent à des opinions dont on ne peut assurer la validité, même si le mode de calcul ou le modèle est rigoureux. Il vaut mieux enseigner les processus qui sont très mal connus, y compris le plus simple de tous « on ne peut consommer que ce qui a été produit par soi-même ou d’autres ». En effet beaucoup de revendications portent sur les biens qui n’existent pas. Pour faire un lien avec l’article sur les retraites : même si on avait un large financement des pensions, cela ne créerait pas pour autant des infirmières et des aides-soignantes qui manquent. J’ai un proche qui connaît ce domaine, et qui dit que même si des salaires étaient plus élevés dans les maisons de retraite, il n’est pas certain du tout que l’on trouve suffisamment de volontaires pour y travailler.
Par ailleurs un autre de vos messages, celui où vous parlez du salaire minimum aux États-Unis, révèle un autre malentendu : je ne dis pas qu’il ne faut pas s’intéresser aux questions globales (au sens de nationales par exemple), mais qu’il faut se méfier des agrégats et des modèles mathématiques.
Le sujet étant passionnant, je me permets de rajouter un petit commentaire: l’intégration de préoccupations (voire de normes) environnementales dans les calculs économiques et dans les stratégies étatiques commerciales (traités d’échanges, OMC, etc) relève de la macro-économie. Les entreprises n’ont pas inventé cette préoccupation, elles s’y adaptent (contraintes et forcées) maintenant, dans le cadre de l’économie de marché. Doit-on regretter cette macro-économie-là, la rejeter ? Il en va de même de certaines préoccupations sociales macro-économiques: il y a même un salaire minimal aux USA (pas équivalent au français, certes), preuve que la vision macro de l’économie finit par atteindre les États les plus libéraux. Si on devait être pragmatique au point de ne faire que de la micro-économie, il suffirait alors de demander aux entreprises ce qui les arrangent (et les populations s’y adapteraient): on peut deviner dans quel monde on vivrait, alors…
Mon avis n’a rien à voir avec l’écologie, et je ne pense pas que la macroéconomie soit liée au capitalisme moderne. Je ne dis rien de plus ou de moins que ce qu’il y a dans l’article. Je dis simplement qu’il ne faut pas se fier à ce qui n’a pas de sens (définition floue etc.), et que si on connaissait les processus, ce ne serait déjà pas si mal. Le plus simple de tous n’est déjà pas compris par la majorité : « on ne peut consommer que ce qui a été produit par soi-même ou par d’autres ». En effet, beaucoup de « revendications » visent des choses qui ne sont pas produites.
Dans votre article, vous parlez de problemes de mesure et de definition, mais vu votre commentaire sur le chomage, vous vous attaquez donc a ces politiques de pilotage de l’economie sans reforme structurelle (controle du chomage par la baisse des taux grace au NAIRU tels que VGE l’ont essayes en 72 et Mitteramd en 81. Pouvez vous, en dehors du chomage, nous dire quels autre points vous paraissent important?
Je ne suis pas dogmatique, je suis favorable à tout progrès même si il est « macro », comme un SMIC d’insertion » plus bas que le SMIC actuel pour favoriser l’intégration des jeunes et de certains immigrés. Cela a été repoussé ou non d’une certaine conception de l’égalité, que l’on pourrait qualifier de « macro » tellement elle est abstraite et contre-productive.
Si vous voulez d’autres exemples de chiffres sans signification, je pourrais citer celui de tel « riche » ayant une fortune « supérieure à celle de centaines de millions d’individus ». Or plusieurs centaines de millions de personnes ont une fortune nulle ou négative (un paysan indien endetté par exemple), donc le Français moyen est justement dans ce cas.
Le PIB est régulièrement cité à juste titre, mais on parle plus rarement d’une de ses incohérences : ajouter à des valeurs du marché (grossièrement reflétées par la comptabilité des entreprises) et des « valeurs travail » de l’administration qui est prise à son prix de revient!
Je partage cette analyse.
Je pense même que la macro-économie a été pensée par les collectivistes/étatistes/dirigistes pour se donner des raisons d’intervenir dans l’économie (avec les meilleures intentions du monde bien sûr).