L’échec des islamistes au pouvoir, au Maroc et ailleurs

L’échec des islamistes au pouvoir, au Maroc et ailleurs

Décidément le pouvoir ne réussit pas aux islamistes. Ils viennent de le perdre au Maroc après la Tunisie et surtout après l’Égypte où ils sont sévèrement réprimés.

Et en Afghanistan ? Au bout de seulement huit jours de pouvoir, les talibans se heurtent également aux réalités.

La déroute du pouvoir islamiste au Maroc

Je connais assez bien le Maroc pour y être allé très souvent soit en colloque, ce qui permet des contacts approfondis avec des gens compétents et avec les étudiants, soit en exploration personnelle en multipliant les contacts sur le terrain, « à la base ». Ce qui est rendu possible grâce à une francophonie partielle, voire honorable, de mes interlocuteurs, appuyée de mon côté par quelques mots d’arabe.

Mon impression générale est qu’il s’agit d’un pays qui est parti d’extrêmement bas et où la présence française a été courte : de 1918 à 1956, le début du protectorat en 1911 ayant été occulté par la première guerre mondiale.

Au Maroc, cette présence française a été assez respectueuse des structures locales, notamment grâce au maréchal Lyautey. Un mot pour ce dernier qui semble oublié des deux côtés, et dont le cercueil aux Invalides porte l’inscription en arabe : « je suis fier d’avoir servi le grand peuple marocain ».

Tombeau de Liautey aux Invalides

Bref un pays extrêmement pauvre, profondément féodal et religieux, mais qui a eu la sagesse de détruire beaucoup moins l’apport français, notamment économique, que la Tunisie et surtout l’Algérie. Ce qui lui permet un développement notable par rapport au niveau initial et de grandes inégalités… qui ne sont pas récentes dans ce pays.

Passons maintenant aux islamistes locaux. Dire qu’ils étaient au pouvoir au Maroc, c’est très exagéré. Le pouvoir suprême a toujours été entre les mains du roi, et comme le roi est commandeur des croyants, il était délicat pour les islamistes de s’y opposer.

Le mouvement islamiste s’est donc coupé en deux : un parti légaliste, le PJD, qui participe aux élections et un parti illégal, mais toléré. Le parti légaliste a gagné les législatives de 2011, et de 2016, mais avec une majorité relative seulement ce qui l’a obligé à un gouvernement de coalition diluant encore plus son pouvoir partiel.

Si le vote est libre, tout parti islamiste au pouvoir est battu

Les élections législatives du 8 septembre 2021 ont vu la chute brutale du parti islamiste légaliste, qui n’a plus que 12 sièges sur 395 et sera donc écarté du pouvoir.

Cela intervient après des mésaventures analogues des partis islamistes dans d’autres pays dont nous parlerons tout à l’heure.

Les islamistes semblent donc bien meilleurs dans l’opposition qu’au pouvoir, comme c’est le cas de nombreux partis dans le monde. Mais l’histoire nous montre que c’est particulièrement accentué pour les partis religieux (au sens propre ou au sens pratique, comme les partis communistes), c’est-à-dire pour ceux qui promettent des miracles et demandent d’agir par la violence pour les obtenir.

Donc si le vote est libre, le parti est battu. S’il n’y en a pas, il devient un parti unique et se maintient par la répression, comme c’est le cas en Iran.

Mais, dira-t-on, le Maroc est totalement et profondément musulman, et cela devrait déterminer tout le reste.

Je mets de côté la minuscule communauté juive, naguère importante mais aujourd’hui émigrée en Israël, les dizaines de milliers de Marocains convertis à l’évangélisme ainsi que les Subsahariens et Européens chrétiens, mais ces deux derniers groupes ne sont pas citoyens marocains.

Totalement musulman donc ? Apparemment oui, mais il ne faut pas oublier qu’il y a une forte pression sociale qui amène les sceptiques à être discrets, sauf quand ils sont entre eux, ou croient l’être comme en témoigne cette anecdote que je vais vous raconter.

Étant à Marrakech pour un colloque international, donc dans un brassage de nationalités qui n’obligeait pas à se montrer plus pieux que l’on n’était, j’ai recueilli plusieurs observations du « petit personnel » d’un niveau social moyen, donc suffisamment francophone pour saisir les propos échangés. Elles peuvent être résumées par : « je constate avec surprise qu’il y a beaucoup d’athées parmi les participants marocains, or je n’arrive pas à concevoir qu’on puisse être marocain sans être musulman. Vous êtes Français, expliquez-moi comment on peut être athée »…

D’autres indicateurs vont dans le même sens : une forte consommation de vin, les contraventions pour attitude « pas convenable » pour des gens non mariés, la consultation d’Internet en français, donc de tendances religieuses ou sociales très variées, et le développement de l’enseignement privé, général ou professionnel, massivement francophone et maintenant parfois anglophone, mais dont le cadre de pensée est séculier.

Tout cela se retrouve dans les études et travaux menés par Centre de recherche Pew et l’Arab Barometer.

En résumé, on constate la sécularisation d’une partie importante de la société et l’étonnement, voire le rejet, de cette sécularisation par une autre partie.

Cela explique dans un premier temps un vote islamiste important mais loin d’être unanime, et dans un deuxième temps une déception puisque les élus ne se sont pas montrés moins corrompus ou plus efficaces que leurs prédécesseurs.

À leur décharge rappelons que de nombreux Marocains n’ont pas une vue très précise des conditions du développement et notamment de la contribution ou du frein venant de l’éducation nationale.

Tout cela se retrouve également plus ou moins dans les autres pays arabes.

Les Arabes et l’islamisme

Partons du pire, pour un Occidental du moins, l’adhésion au djihadisme.

Les sondages réalisés dans le monde arabe dès 2011 montraient (et continuent de montrer) que seule une infime minorité de musulmans (1 pour 100.000) se reconnaissent dans le projet radical porté par Ben Laden et plus tard par l’État islamique.

Ce qui n’empêche pas un nombre important d’Arabes de se réjouir de tout ce qui peut humilier l’Amérique, sentiment qui n’est pas réservé aux Arabes.

Finalement, Ben Laden et l’État islamique ont plutôt affaibli le monde musulman radical en le rendant infréquentable, mais parallèlement augmenté la crainte des musulmans par les Occidentaux. Les seuls gagnants ont finalement été les dictateurs, comme le président Sissi en Égypte ou l’armée algérienne.

L’islamisme radical : la lutte séculaire entre le Palais et la Mosquée

En Tunisie, la chute du régime autoritaire de Ben Ali a permis aux islamistes relativement modérés du parti Enhada (la renaissance) d’arriver en tête des élections démocratiques qui ont suivi. Ce passage des islamistes au pouvoir a beaucoup déçu, ce qui a permis au président Kaïs Saïed de prendre le pouvoir. Ce tournant est trop récent pour savoir ce qu’il donnera.

Remarquons que les djihadistes, Al Qaïda ou autres, bénéficient d’un effet d’optique qui en exagère l’importance, car les médias, bien entendu, ne parlent pas des musulmans « tranquilles » qui ne font pas l’actualité. Il est beaucoup plus vendeur de parler des djihadistes, et ces derniers commettent suffisamment d’atrocités pour remplir les médias.

À l’autre extrémité du spectre religieux, 12 % des Arabes ne seraient pas croyants, dont 33 % des jeunes Tunisiens. Ces sceptiques peuvent se conforter mutuellement sur les réseaux sociaux francophones ou anglophones.

L’islam ébranlé dans les pays musulmans ?

L’Afghanistan et les autres islamistes au pouvoir

Au Moyen-Orient, hors du monde arabe, on pense inévitablement à l’Iran que nous avons évoqué et où la dictature islamiste a ruiné le pays. On peut penser aussi à la Turquie où le pouvoir autoritaire et islamiste du président Erdogan est menacé d’après les sondages… reste encore à savoir si la prochaine élection sera libre.

Un peu plus à l’est se trouve l’Afghanistan. Les talibans sont au pouvoir depuis quelques jours mais d’ores et déjà on remarque que gouverner sera plus difficile que conquérir. Du moins si on peut appeler « conquête » d’avoir vu l’armée officielle refuser de combattre, voire vendre ses armes pour avoir la vie sauve ou encore rallier directement les talibans.

Les déceptions s’annoncent fortes

D’abord tout simplement faute de nourriture, maintenant qu’il n’y a plus d’aide occidentale. Notre tropisme charitable nous mènera bientôt à nourrir les affamés, malgré les entorses de leurs dirigeants à nos principes, comme en Corée du Nord. 1,2 milliards de dollars viennent d’être affectés à cela.

Mais cela posera toutes sortes de problèmes pratiques : qui distribuera la nourriture, alors que pour l’instant seules les O.N.G. occidentales et leurs employées, probablement obligées de se voiler « intégralement », ont la logistique nécessaire ?

Les talibans proclament qu’ils ont changé alors que chacun constatera que ce « changement » ne s’applique pas sur le terrain où il n’est pas du tout certain qu’un commandant local obéisse au gouvernement central. Il n’est même pas certain que ledit gouvernement central ait « changé », alors qu’il est composé de Patchounes traditionalistes.

Il faudra aussi gouverner sans les personnes qualifiées qui ont fui et sans les femmes qui formaient une partie du corps professoral et de santé.

Il faudra aussi payer les fonctionnaires et entretenir les infrastructures vitales.

L’usage probable de la planche à billets ne fera qu’accélérer l’inflation et donc appauvrir le reste de la population.

La déception qui s’annonce se traduirait dans les urnes s’il y avait des élections libres. Les islamistes disent que ces élections seront remplacées par des « instances de consultation » (choura), et non de concertation.

Soit ces débats feront évoluer le régime en écartant les plus traditionalistes, soit ces derniers garderont le pouvoir par la force comme en Iran.

Au Sahel francophone (et au Nigéria anglophone), même remarque : il est facile pour les djihadistes de se comporter comme les talibans avant la prise du pouvoir en terrorisant les uns ou en apportant aux autres une autorité patriarcale qui leur convient.

Il leur sera tout aussi difficile de gouverner si les Français s’en vont, suivis d’une bonne part des cadres du pays vers les Etats côtiers, voire la France. Il faudra alors néanmoins, comme en Afghanistan, nourrir le peuple et développer le pays…

Reste à diffuser ces échecs des gouvernements islamistes

Cela nous ramène au Maroc et à la Tunisie, où les élections, certes imparfaites, ont néanmoins un sens. Partout où elles pourront avoir lieu, mon avis est que les islamistes ne tiendront pas longtemps.

Je sais que la démocratie n’a pas bonne presse en ce moment, mais elle sera la revendication ouverte ou cachée des populations soumises aux islamistes. Revendication démocratique qui sera souvent « prise en charge » par les militaires, comme en Égypte. Vous me direz qu’ils sont déjà en place en Afghanistan…

Le devoir des médias indépendants, notamment occidentaux, est de diffuser « le choc du réel » qui a suivi ou pourrait suivre les prises de pouvoir, notamment dans la partie de la population que les proclamations islamistes font rêver, du Sahel à certains recoins de l’Occident.

Après tout, l’ouverture sur l’extérieur du Maroc et de la Tunisie montre que c’est possible.

Yves Montenay, auteur des Echos du Monde Musulman

 

11 commentaires sur “L’échec des islamistes au pouvoir, au Maroc et ailleurs”

  1. très intéressant .. je tique toujours un peu quand j’entends qualifier d »arabes » les Tunisiens , marocains ou Algériens . même si je connais votre point de vue . De plus en plus de maghrébins réfutent cette appellation …

    1. Tout à fait d’accord, voir mes autres articles et surtout mes discussions sur les groupes Facebook nord-africains de modernistes, laïques, athées…
      il est amusant de voir que la connotation coloniale de AFN est oubliée

  2. « Donc si le vote est libre, le parti est battu » ? Il me semble qu’en Algérie le FIS avait gagné les élections…
    Ensuite, reste le problème du « SI »: une fois le pouvoir conquis par les dictatures (musulmanes ou autres), on peut toujours espérer que le vote soit libre, mais on risque d ‘attendre longtemps (en Iran le vote est-il libre ? entre autres exemples). La catastrophe gestionnaire des dictatures les empêchent rarement de sévir des décennies, la rationalité économique n’étant le critère essentiel du changement dans ce type de pouvoir (comme il l’est en Occident: mauvaise gestion = mauvaise élection).

  3. J’aime bien vos textes, ils sont clairs, articulés et faciles à comprendre ; très bon exemple d’un bon vulgarisateur.

  4. Vous avez bien fait de rappeler la mémoire du maréchal Hubert Lyautey.// Si le traité de Fes avait instauré le protectorat français sur le Maroc, le nord du pays, le Rif, restaient sous influence espagnole. C’est Lyautey qui a étendu ensuite l’influence française, en appliquant une politique militaire et diplomatique inspirée de ses valeurs personnelles, qui étaient profondément humanistes et réformistes. // Il était imprégné de la mission sociale de l’officier. Ainsi, il respectait les coutumes, la culture, la civilisation du pays, prônait le dialogue avec les chefs locaux. Il défendait le régime du protectorat plutôt que la politique d’assimilation coloniale. Il a initié et encouragé le développement culturel, économique et social du Maroc : rétablissement de l’autorité religieuse et politique du sultan, développement de l’agriculture et des infrastructures (ports, routes, aménagement territorial des villes et villages), création d’écoles, de lycées, d’hôpitaux et de dispensaires…Il était aussi soucieux de bien- être de ses hommes. // En somme Lyautey etait tout le contraire des djihadistes conquérants qui détruisent les statues de Bouddha en Afghanistan et font exploser Palmyre en Syrie. // Si la France conserve encore une influence au Maroc, si la francophonie y est toujours vivante, c’est sans nul doute grâce au maréchal Lyautey. // Pourquoi la mémoire de ce grand soldat, de ce fin diplomate et de cet habile administrateur, n’est plus célébrée, ni même évoquée, à l’heure où l’idéologie partisane du decolonialisme triomphe, où l’on deboulonne les statues nom d’une théorie vengeresse anachronique ? Quel philosophe, quel sociologue, quel historien, quel éditorialiste, osera citer en exemple ce hrand militaire libéral et humaniste ?

    1. Tout à fait ! J’ai lu il y a bien longtemps sa correspondance. Plus généralement je suis opposé à ce qu’il ne prenne dans l’histoire que ce qui les arrange, ou seulement ce qui est de la dernière mode.

  5. Merci pour ce tour d’horizon des gouvernements « verts » (la couleur de l’islam, pas celle des écologistes), presqu’à 360°, mais il manque ceux de l’Est lointain (Indonésie, Bruneï, …) A propos des « verts pastèque », on peut les mettre aussi dans la catégorie que vous citez : « les partis religieux (au sens propre ou au sens pratique, comme les partis communistes), c’est-à-dire pour ceux qui promettent des miracles et demandent d’agir par la violence pour les obtenir ». Peut-être ferez-vous un article prochainement à leur sujet.

    1. Merci. Je n’ai pas parlé de l’Indonésie et d’autres parce que leur gouvernement n’est pas islamiste. En Indonésie l’islam, bien que très majoritaire, n’est pas religion d’État. Dans ce pays, comme en Malaisie, les parties islamistes existent, font des pressions multiples, mais ne sont pas majoritaires.

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