Que reste-t-il de l’influence française au Moyen-Orient ?

La réunion au sommet du 19 juillet 2022 entre les responsables russe, turc et iranien, largement relative à la Syrie, a illustré l’absence de l’Occident et notamment de la France au Moyen-Orient.

Or la France a été pendant 7 siècles environ un acteur majeur dans la région, c’est-à-dire dans les pays allant, d’ouest en est, de l’Égypte à l’Iran et, du nord au sud, de la Turquie au Yémen.

carte du Moyen Orient
Moyen Orient : d’ouest en est, de l’Égypte à l’Iran et, du nord au sud, de la Turquie au Yémen.

Ce sont donc des pays presque tous musulmans, à l’exception de moins en moins nette du Liban, et surtout d’Israël.

La France, puis l’Angleterre, y ont longtemps été très présentes, avant de céder la place aux États-Unis, qui eux-mêmes n’ont gardé une influence, d’ailleurs réduite, que dans certains pays.

Commençons par interroger l’histoire.

Au début, les croisades, encore évoquées aujourd’hui

Sans remonter à Charlemagne et à l’ambassade du calife Hâroun ar-Rachîd auprès de l’Empereur des Francs, c’est à l’époque des croisades que la France, ou plus exactement « les Francs » débarquent Moyen-Orient.

Les « Royaumes francs » sont dirigés par des nobles français : Baudouin de  Boulogne, Saint-Gilles de Toulouse , les Lusignan du Poitou et bien d’autres, sans oublier l’Ordre des Templiers fondé par Hugues de Payns et Godefroy de Saint-Omer.

les croisades vues par les arabes

Amin Maalouf, dans « Les croisades vues par les Arabes » évoque la sauvagerie attribuée, à tort ou à raison, aux Croisés par les textes arabes de l’époque.

Les islamistes ne manquent donc pas aujourd’hui de nous rappeler notre passé « croisé », même si le mot est étendu parfois à n’importe quel non musulman à abattre.

En face, le terme « croisade » est parfois employé côté américain sans se rendre compte de son impact négatif dans la région.

« Les Capitulations »

Au XVIe siècle, François Ier signe « Les Capitulations » avec Soliman le Magnifique.

Conçus d’abord comme une alliance de revers contre les Habsbourg, ces traités accordent également des privilèges commerciaux à la France, et lui attribuent le rôle de « protecteur des pèlerins latins et défenseur des Lieux Saints » dans l’Empire ottoman.

Les Capitulations sont régulièrement renouvelées par Istanboul et Paris, et, sous Louis XV, concernent dorénavant tous les pèlerins chrétiens, même sujets de l’empire turc – maronites, arméniens, coptes, etc. -, offrant à la France un poids important dans les affaires intérieures ottomanes.

Le XIXe siècle

C’est encore un français, Napoléon, qui va bouleverser la région par l’expédition d’Egypte. Cette aventure militaire laissera des traces profondes dans l’organisation de l’Égypte, et le français sera la deuxième langue du pays jusqu’en 1956.

De Napoléon à la première guerre mondiale, l’Empire ottoman devient, « l’homme malade de l’Europe », et perd petit à petit ses possessions européennes au bénéfice de l’Empire austro-hongrois et de la Russie, et subit les indépendances grecques, serbes, roumaines, bulgares… Au Maghreb, la France le remplace en Algérie puis en Tunisie.

Reste à l’empire ottoman le Moyen-Orient.

L’influence occidentale s’y renforce, surtout française, anglaise et allemande.

Istanboul, est encore une ville largement de population grecque. Le français y est la langue de culture, et Mustafa Kemal Atatürk est parfaitement francophone.

Les évadées du harem ou les derniers jours de l’empire ottoman

Dans l’Empire, le français est la deuxième langue des minorités chrétiennes, alors souvent majoritaires localement, et d’une partie de la bourgeoisie musulmane, qui envoie ses enfants dans des écoles chrétiennes, faute d’enseignement public, au sens occidental du terme.

Napoléon III va se tourner à son tour vers cette région. En s’appuyant sur les Capitulations, l’Empereur envoie 6000 hommes pour protéger les Chrétiens du Liban, en 1860.

Notons qu’Abd-el Kader, aujourd’hui choisi par l’Algérie comme symbole de la résistance à la France, alors en exil à Istanboul, leva une troupe « d’Algériens » et vint au secours des maronites, recevant par la suite le Grand-Croix de la Légion d’honneur de la part de l’Empereur français.

Abdelkader sera également présent à l’inauguration du canal de Suez en 1869, projet lancé par Ferdinand de Lesseps, autre grand moment de la présence française en Orient.

Le XIXe siècle voit aussi l’implantation des écoles congrégationnistes françaises, ainsi que l’Alliance française, qui ont longuement joué un rôle dans la formation des élites locales des pays du Proche et Moyen-Orient.

Les premières ont été soutenues par la IIIè république laïque. L’Alliance française, fondée par Paul Cambon avec le soutien de Ferdinand de Lesseps, Louis Pasteur, Ernest Renan, Jules Verne, Félix Charmetant et Armand Colin, est devenue une très importante organisation internationale, s’appuyant sur des acteurs locaux et donc indépendante des vicissitudes de la politique étrangère française.

Cette indépendance est mal vue du Quai d’Orsay qui essaie « de l’intégrer » au risque de la stériliser.

La première guerre mondiale et ses suites

L’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, disparaît. Une partie de ses débris est répartie entre la France et l’Angleterre.

Pour la France, le Grand Liban, pour Londres, la Palestine le futur Irak et son pétrole, et la confirmation de son influence sur la côte sud de du golfe persique (Koweït, Qatar, Bahreïn, les Emirats).

La France recevra toutefois un petit quart du pétrole irakien, ce qui donnera plus tard naissance à Total.

Avec le mandat obtenu de la Société des Nations sur le Liban et la Syrie, ayant pour mission de conduire ces pays vers l’indépendance, nous arrivons au point culminant de la présence française dans la région.

Notons que, parallèlement, l’Angleterre a promis au mouvement sioniste un foyer national juif en Palestine.

La rivalité s’installe entre immigrants juifs et palestiniens, et c’est le début d’un long conflit qui nuira considérablement à l’influence française sur « les lieux saints ».

La montée américaine au détriment de la France

La deuxième guerre mondiale voit l’accentuation de la puissance américaine, alors que la France et l’Angleterre en sortent très affaiblis.

Les Anglais abandonnent la Palestine, ce qui déclenche la création d’Israël, et transforme une partie des Palestiniens en réfugiés.

Leur accueil dans des camps financés par l’ONU entraîne leur multiplication démographique, avec un sommet momentané à neuf enfants par femme. On est passé de quelques centaines de milliers à plusieurs millions, ce qui rend très théorique leur « droit au retour » défendu officiellement.

En 1953, en Iran, les États-Unis renversent le nationaliste francophone Mossadegh, qui s’était attaqué aux intérêts pétroliers anglais et s’installent dans le pays.

La bourgeoisie iranienne bénéficie d’une cascade de bourses américaines limitant peu à peu sa francophonie, néanmoins encore très vivace lors de mon premier voyage dans ce pays en 1978.

Le tournant de l’affaire de Suez en 1956

A mon avis le moment clé du déclin de la France au Moyen-Orient est l’affaire de Suez en 1956.

Algérie Hongrie et Canal de Suez 1954-56 : tout se complique ! – La traversée du siècle #2

C’est la ruine de l’influence française en Égypte tant en économie que dans le domaine intellectuel : le français y était la deuxième langue de fait et les liens étaient multiples depuis 150 ans.

Je n’ai jamais compris pourquoi nous sommes intervenus contre l’Égypte aux côtés de ses deux pires ennemis : l’Angleterre et Israël.

Les États-Unis et l’URSS vont combler ce vide.

En 1962 De Gaulle se débarrasse de l’Algérie, qui faisait taxer la France de colonialisme dans le monde arabe, espérant ainsi y rétablir notre influence.

En 1967, il rompt avec Israël, qui était jusque-là un allié.

Faut-il voir dans ces deux tournants stratégiques « la politique arabe de la France » souvent citée et dont on dit qu’elle est toujours la conviction profonde du Quai d’Orsay, bien que je n’en aie vu aucune conséquence concrète ?

Le déclin américain

En 1979, les islamistes prennent le pouvoir en Iran, d’abord avec les démocrates, qu’ils élimineront de manière sanglante dans un deuxième temps et dont une partie se réfugie en France.

Le personnel de l’ambassade américaine est pris en otage, l’expédition montée pour le délivrer est un fiasco et le prestige américain est durement atteint.

Le bras de fer continue avec ses hauts et ses bas. Récemment les États-Unis et Israël ont réussi un joli coup avec les accords d’Abraham regroupant Israël, Bahreïn, les Emirats et même le Maroc, contre l’Iran.

L’objet de cet article n’étant pas des États-Unis, je me borne à signaler rapidement les vicissitudes de leurs interventions en Irak et en Afghanistan, qui ont laissé ces pays dans un état aussi catastrophique qu’avant leur intervention.

Disons simplement que leur refoulement systématique de l’influence française ne les a aidés en rien, et s’est soldé par une perte sèche pour l’Occident.

Une influence française résiduelle

Si les communautés chrétiennes de la région restent attachées à la France, elles sont de plus en plus minoritaires, du fait de l’échec économique arabe et donc de leur émigration massive notamment France, sans parler des guerres civiles et des massacres de l’État islamique.

Le recul des chrétiens chez nos voisins musulmans

Aujourd’hui le Liban s’anglicise, et ses francophones émigrent.

En Syrie, le peu qu’il restait d’influence française a été balayé par la guerre civile.

La péninsule arabique n’a jamais été sous influence française, et, malgré des convergences d’intérêts et une présence culturelle et militaire accrue, la France n’y a qu’un rôle très secondaire, tandis que les autres pays occidentaux doivent y faire une place à la Chine et l’Inde.

Par ailleurs, le Qatar est la maison-mère des Frères musulmans avec maintenant l’appui de la Turquie. On voit la contradiction à gérer par la France, si l’on pense à ses problèmes intérieurs et au Sahel…

Le repli de la France au Sahel

Concernant la Turquie, la francophonie et la francophilie de l’empire ottoman puis de Mustapha Kemal, mort en 1938 est maintenant très lointaine, d’autant que la France a été ensuite absente du fait de la deuxième guerre mondiale et de ses suites.

Aujourd’hui sous direction islamiste, le pays est opposé à la « laïcité à la Française ».

Pour l’Iran, le refuge accordé à l’Ayatollah Khomeiny dans les années 70, une idée curieuse, n’a servi à rien. La francophonie iranienne est maintenant résiduelle et les relations économiques quasi complètement interrompues.

Avec Israël, il n’y a plus de relation particulière. L’importante minorité francophone, d’origine française et maghrébine, a longtemps été privée de tout support, la politique nationale étant à l’assimilation la plus rapide possible. Et la « politique arabe de la France » a suscité de l’aigreur.

Si l’Egypte, les Émirats arabes unis, le Liban ou le Qatar sont membres de l’Organisation Internationale de La Francophonie, la Syrie n’en fait pas partie et Israël n’est pas autorisé à y adhérer.

Cette organisation linguistique, non-française, a pour objet de diffuser certaines idées politiquement libérales parallèlement au français. Dans cette région, le résultat n’en est pas évident.

Bref, il n’y a presque plus d’influence française au Moyen-Orient.

Mais cette influence n’a pas été remplacée : celle des États-Unis également beaucoup baissé, celle de l’Iran est mal supportée ainsi que celle de la Turquie. Et la Russie ne tient en Syrie que par la force.

Aujourd’hui, les Etats de la région ne sont plus « sous l’influence » d’une autre grande puissance. Sauf la Syrie, mais qui a deux protecteurs bien distincts, la Russie et l’Iran, dont le premier joue un rôle strictement militaire et intéressé, puisque ça lui donne une base en Méditerranée.

Plusieurs Etats sont par ailleurs paralysés par de profondes divisions : Syrie, Irak, Bahreïn, Liban.

Les poids-lourds de la région – l’Iran, la Turquie et l’Arabie – gardent certes une certaine politique extérieure, mais elle est limitée par d’importants problèmes internes.

Finalement il n’y a, au Moyen-Orient, comme en Ukraine, que l’éternel retour de la violence, auquel l’Europe et la France ne sont pas préparée… Sauf pour être marchand d’armes, relative réussite française.

Ça réjouit les industriels concernés mais est-ce vraiment de l’influence ?

Bref, c’est le triomphe des autocrates « indépendants ». Leurs victimes votent avec leurs pieds pour l’Occident… mais pas spécialement pour la France qui est surtout chérie par des générations maintenant âgées, qui se désolent de l’état actuel de leur pays.

En effet, cette ère des « autocrates indépendants » est bien pire pour les peuples de la région que les situations plus ou moins coloniales antérieures. Ce qui est valable bien au-delà du Moyen-Orient !

Yves Montenay

4 commentaires sur “Que reste-t-il de l’influence française au Moyen-Orient ?”

  1. Article intéressant. Merci. Mais vous n’évoquez pas l’Organisation de la Conférence Islamique, qui a changé de nom, il me semble, qui est basée à Jeddah et qui a trois langues officielles, si je ne me trompe, l’arabe, l’anglais et le français.
    Bien cordialement
    lm

  2. Peut-être faudrait-il aussi ne pas confondre « francophonie » et « influence française ».
    Même si la francophonie est menacée, l’influence de la France passera demain sans doute aussi par l’UE, même…en anglais ! Et (pourquoi pas) en arabe ou en turc (etc).
    Encore faut-il que la France (quelle que soit la langue utilisée), et l’UE, aient une politique claire et rigoureuse dans cette région…L’affaire syrienne est emblématique de l’effacement de la France, tout comme la suite donnée à l’intervention en Libye. Et ne parlons pas de ce qui se passe au Mali et aux alentours…
    Quant à la francophonie, elle ne résistera que si la langue française est le support d’une économie francophone forte, et d’une politique internationale francophone forte, attirantes toutes les 2. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs.

    1. Beaucoup de questions ! D’abord, comme écrit ailleurs, francophonie n’implique pas francophilie. ensuite l’économie francophone africaine est relativement prospère (voir le site du CERMF) : on cite toujours le Kenya, le Rwanda et l’Afrique du Sud, mais ce dernier pays, grâce à Mandela, a gardé une économie largement blanche. Le reste du monde anglophone africain est en piteux état.

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