L’anglais est-il le nouveau latin

L’anglais est-il le nouveau latin ?

L’objet de cette analyse est l’évolution de l’anglais d’une langue nationale à une langue vernaculaire élitiste, comme le fut le latin au Moyen Âge.

Cette comparaison rapide, et forcément partielle, doit nous conduire à réfléchir à un meilleur ciblage de nos actions de militants du français et de la francophonie.

Un bref historique de l’usage du latin 

L’empire romain s’écroule, le latin en principe aussi. Les Européens, issus de l’ancien empire ou des régions voisines comme la Germanie, parlent de nombreux dialectes, les uns romans, dont l’un deviendra le français, et les autres germaniques, dont l’un deviendra l’allemand, et quelques autres langues.

Le rôle de l’église catholique

Mais une institution demeure : l’église catholique qui continue à fonctionner en latin.

Elle ne s’occupe pas seulement de la religion au sens étroit du terme, mais aussi d’une bonne partie de l’administration locale, comme l’État civil, et de l’éducation. Cette dernière est réservée aux privilégiés et notamment aux membres de l’église.

Par ailleurs l’église est une puissance politique, et l’on verra par exemple  l’empereur du Saint empire venir implorer le pardon du pape à Canossa en 1075.

Au fur et à mesure que les autorités princières ou royales vont s’affirmer, une élite intellectuelle non religieuse va se développer.

Par continuité avec le passé, pour les rapports avec cette puissance dominante qu’était l’église, mais aussi du fait de l’infini fractionnement des langues locales, cette élite adoptera le latin. Mais cela se fera sans abandon des langues maternelles.

Cela durera 1000 ans et davantage, mais, petit à petit, les dialectes vont laisser la place (ou cohabiter) avec ce qu’on appellera des langues nationales, le français, l’italien, le castillan, l’allemand… qui auront suffisamment de locuteurs pour que l’administration et les échanges courants n’aient plus besoin du latin.

Une étape remarquée dans ce processus est l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 : le français remplace le latin comme langue du droit et de l’administration, tout en laissant ouvert l’usage des autres langues maternelles.

Remarquons que pendant ce millénaire, le français va se développer et gagner en influence, notamment avec les textes de Chrétien de Troyes, qui a popularisé les contes des Chevaliers de la Table Ronde avec sa littérature arthurienne. 

Chrétien de Troyes : les Romans de la Table Ronde
Chrétien de Troyes : les Romans de la Table Ronde

 

Il est donc tentant de dire que l’anglais d’aujourd’hui est le latin du Moyen Âge et de penser que cette situation ne nuira pas forcément au français.

Intérêt et limites de comparaison de l’anglais d’aujourd’hui avec le latin d’hier

Nous voyons que les grandes lignes de cette situation ressemblent à une évolution en cours actuellement : le déclin d’un grand empire, et le fait que sa langue ne soit plus considérée seulement comme la sienne mais comme celle des élites mondiales qui doivent faire face à la diversité linguistique.

Par exemple, il est pratique pour un Chinois d’apprendre l’anglais pour exercer le commerce, la technique ou la science dans le monde entier, plutôt que d’apprendre simultanément l’hindi, le français et l’espagnol… et de toute façon l’anglais.

Bien sûr, les États-Unis sont toujours puissants et les membres du Commonwealth d’origine européenne ont l’anglais comme langue maternelle ou de communication locale.

Mais le glissement vers la situation du latin au Moyen Âge me paraît bien entamé.

En tant que militants de la francophonie, ce qui nous intéresse, c’est ce que va devenir le français dans ce contexte.

Au Moyen Âge, la scolarisation n’était pas générale, elle était même très restreinte. Elle se faisait en latin mais cela ne touchait pas les masses. Même l’église catholique était consciente des limites du latin et recommandait de « prêcher en langue vulgaire ».

Aujourd’hui l’école forme les masses et nous avons introduit l’anglais en primaire. Pour l’instant le résultat est très modeste, mais ça a l’inconvénient de souligner à tous les jeunes qu’il y a là une langue à apprendre qui est « plus importante que le français ».

Ces deux points de différence avec le Moyen Âge, l’influence des pays anglophones et la scolarisation de masse, étant rappelés, cette analogie partielle peut néanmoins nous amener à réfléchir à la façon dont des militants du français, dont je fais partie, doivent argumenter vis-à-vis de l’anglais.

Adapter notre argumentation à cet usage de l’anglais

Il faut donc cesser de qualifier de « traîtres » ou de « vendus » ceux qui utilisent l’anglais comme le latin autrefois, et non pas en soumission au monde anglo-saxon. Il faut trouver vis-à-vis de ces acteurs des arguments plus adaptés à leur situation.

En effet cette attitude méprisante est contre-productive en ce qu’elle renvoie les militants du français dans la « bulle de ceux qui sont coupés de la vie réelle ».

En matière de langue de travail et de communication

Sauf cas particuliers, la plupart du travail peut se faire en français dans une entreprise française, mais il faut expliquer pourquoi c’est l’intérêt d’entreprise.

J’ai écrit un livre et plusieurs articles sur ce sujet, et notamment sur le gâchis de compétences entraîné par l’anglicisation :

Ce n’est pas l’anglais qui donne de la compétitivité aux entreprises

Cette anglicisation vient souvent elle même d’une mauvaise analyse de la situation, combinée à un snobisme qui est descendu maintenant jusqu’aux niveaux hiérarchiques intermédiaires, créant un « argot de bureau » dénoncé par une série d’articles dans Le Monde et de nombreux humoristes. 

Une des causes de cette anglicisation vient de l’influence des entreprises de communication, comme nous pouvons tous le constater dans les publicités, le nom des produits et des enseignes du commerce etc. 

Là aussi, il faut analyser les causes de cette situation, plutôt que de vomir (j’exagère à peine) la communication elle-même, qui est une nécessité pour les entreprises.

Pour être bref, les entreprises de communication arguent par exemple de la nécessité d’une communication internationale, alors que ce n’est souvent pas nécessaire, et que l’on peut maintenant parfaitement segmenter informatiquement la communication par langue.

Il serait d’ailleurs intéressant de prendre le problème à sa source et de remonter jusqu’à la formation en communication dans les écoles commerciales…

En matière de politique culturelle

Nous devons nous employer à valoriser les acteurs francophones contemporains dans tous les médias. Pas seulement en littérature, comme le fit en son temps Chrétien de Troyes, littérature d’ailleurs souvent orale, mais aussi dans les réseaux sociaux, au cinéma et dans tout l’audiovisuel.

Cela implique de faire une place croissante à l’ensemble de la francophonie et en particulier à l’Afrique.

Que font les Russes et les Chinois pour promouvoir leur culture ?

La Russie et la Chine ont des politiques culturelles actives. Elles multiplient les bourses (notamment à certains militaires au pouvoir actuellement), inondent le continent de leurs interventions dans les réseaux sociaux (la Russie surtout), de films et autres contenus audiovisuels (la Chine surtout).

Notre politique culturelle devrait donc être de donner la priorité au français dans l’éducation nationale de tous les pays concernés, France comprise. Les enquêtes montrent actuellement que le français n’y est pas vraiment maîtrisé au collège, et donc en amont. Et, bien sûr, à fortiori  en Afrique.

Ce serait probablement beaucoup moins coûteux qu’une intervention armée… dont l’expérience montre qu’elle peut être très mal comprise sur place, même si elle a été demandée par les locaux au départ.

Une nécessaire prudence dans les jugements

Cet anglais qui devient une sorte de latin devrait nous amener à juger plus sereinement nos dirigeants politiques ou économiques.

Ils ont, si j’ose dire, deux casquettes : l’une tournée vers le public ou des notables étrangers francophones (il y en a encore beaucoup), et donc en français, mais aussi participer à la vie internationale, donc à utiliser « le latin » actuel c’est-à-dire l’anglais.

Une opposition frontale sans nuance, et a fortiori une accusation de « trahison », nous coupe d’une bonne partie de l’appareil d’État et des principaux acteurs économiques. C’est une donnée dont il faut tenir compte dans nos arguments.

Par contre, il faut continuer nos actions envers la Commission Européenne qui ne devrait pas oublier qu’elle a des traités à respecter concernant l’usage des langues, et notamment du français et de l’allemand.

La face cachée du rôle de l’anglais à Bruxelles

Mais là aussi il nous faut être extrêmement ferme sur la communication à destination de l’extérieur, c’est-à-dire pour le grand public, les appels d’offres, les responsables nationaux de chaque pays…

Par contre, qu’un Tchèque et un Estonien échangent de manière informelle en anglais plutôt qu’en français ou en allemand nous ramène à la situation du Moyen Âge, donc ne pose pas de problème particulier. Là aussi il faudra veiller à notre formulation.

Peut-être faudrait-il bousculer le puissant et coûteux groupe des interprètes à Bruxelles, d’ailleurs sous employé du fait de l’usage de l’anglais, et pratiquer davantage la traduction automatique.

La situation est analogue dans les entreprises : il ne faut pas crier au scandale lorsque l’on discute avec un client en anglais s’il le demande, mais il faut par contre s’adresser en français à son personnel et à ses clients francophones pour les raisons évoquées plus haut

Bref il ne s’agit pas, pour les militants du français, d’un changement de fond mais d’une meilleure adaptation de leurs arguments à une réalité qui a évolué. L’enseignement en anglais se diffuse très rapidement dans le monde entier, surtout via l’enseignement privé, donc pour une large élite.

On remarquait récemment que les échanges sur les réseaux sociaux entre Arabes à Dubaï se font largement en anglais.

De même, si le hindi et les langues locales prédominent en Inde, maintenant le pays le plus peuplé du monde devant la Chine, c’est seulement dans l’enseignement public, l’enseignement privé est, lui, largement en anglais.

On pourrait multiplier les exemples, notamment africains, montrant que l’anglais est de moins en moins la langue des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Parler anglais à l’international n’empêche pas l’anti-américanisme des chinois, des iraniens…

Le même phénomène joue d’ailleurs en Afrique en faveur du français, ce qui est indispensable pour que notre langue reste celle d’une grande région du monde, comme elle l’était par rapport au latin dans le monde catholique pendant le Moyen Âge.

Yves Montenay

25 commentaires sur “L’anglais est-il le nouveau latin ?”

  1. Vous avez raison:  » l’anglais est de moins en moins la langue des États-Unis et de la Grande-Bretagne. »
    Il faut tout simplement que les petits Français (et les Francophones, en général) apprennent à devenir bilingues (voire trilingues). Comme cela est déjà le cas dans de très nombreux pays. Ce qui sera la meilleure des protections de langue française (en simplifiant, je dirais: être aussi anglophone pour promouvoir la langue française). Il faut rappeler aussi une chose qu’on ignore trop souvent: la langue anglaise est bourrée de mots français (encore +, il me semble, chez les Américains….), ce qui prouve la proximité des 2 langues: nous les Français, nous avons une chance inouïe d’avoir l’anglais (notre cousine) comme langue internationale ! Cette proximité nous permet de conserver la langue française sans effort et sans rupture, et donc de pouvoir continuer à parler français et de le valoriser.

    1. « Il faut tout simplement que les petits Français (et les Francophones, en général) apprennent à devenir bilingues (voire trilingues) »
      Si je suis votre raisonnement, il faudrait que tous les Français, et par extension probablement tous les Européens (?) soient bilingues en anglais, c’est du moins ce que vous semblez sous-entendre. Et de toutes façons, on sait très bien à quelle langue profitera surtout le bilinguisme si on laisse les parents choisir… Mais sommes-nous conscients des conséquences d’un tel bilinguisme? Déjà , les enfants bilingues le sont surtout par leur milieu familial. Demander à l’école de créer le bilinguisme est illusoire à moins de donner des cours en partie en anglais et encore. Cela va exiger beaucoup d’énergie, de temps, de formation et d’argent. Une autre solution complémentaire est de promouvoir un environnement majoritairement anglosaxon dans la société comme l’ont fait les Néerlandais : films en VO ( on peut supposer que la majorité sont anglosaxons), promotion de l’anglais à tout crin dans l’éducation,etc… En somme, recréer un environnement anglosaxon en France et dans toute l’Europe ! Bref, créer une colonie américaine sur notre sol ! On peut en voir une illustration en visitant la ville d’Amsterdam, où l’anglais domine largement et écrase, ou tout au moins, rend invisible la langue néerlandaise. À terme, les descendants pourraient s’interroger sur l’utilité de conserver une langue « mineure » comme le néerlandais.

      1. Il y a un malentendu. Je ne pense pas que les Français doivent être bilingues. Ce n’est nécessaire que pour une petite partie. Pour une autre partie, un globish sommaire suffit (pour le tourisme, dans les deux sens, ou professionnellement pour diriger un anglophone vers un vrai bilingue) Et pour tous les autres ce n’est pas nécessaire. Donc il ne faut pas envahir l’enseignement avec ça. D’ailleurs au Moyen Âge seule une toute petite partie de la société parlait latin

  2. Comme pour toutes les langues maternelles, (yen a quelques centaines voire milliers), il y a des mécanismes de survie, mais il n’y a plus de processus d’expansion relative. Le Français est un objet de luxe mais plus la langue des élites mondiales. Elle est trop complexe à apprendre. Mais l’anglais d’Oxford-Cambridge aussi. Les interactions des traducteurs automatiques disponibles sur Internet , genre Google ou Deepl font retomber tout texte internet de n’importe quel langue vers un certain anglais international simple . Idem pour la reconnaissance vocale. Chacun sa ou ses langues maternelles ET l’anglais international.
    Il n’y a pas actuellement de centre de civilisation avancée en français de Molière. Pour qu’une langue-écriture domine dans le futur qui ne soit pas l’anglais il faudrait qu’il y ait un langage facile à écrire sous la guidance du logiciel et facile et sure à transcrire par le logiciel dans la langue du destinataire. Au 18ème siècle ce logiciel était réalisé par les formateurs français respectant les règles codifiées et écrites de l’académie française et embauchés par les riches d’Europe , avec une population française égale à la totalité des autres populations européennes (« grace » aux génocides des allemands par la guerre de trente ans).
    Le monde a besoin d’une langue de communication entre des cultures très différentes … mais son émergence ne se fera pas selon les mécanismes de domination passés.

    1. Merci pour ces précisions. Je pense que les progrès rapides de la traduction automatique écrite, et bientôt orale, résoudront le problème de la complexité du français. Complexité qui ajoute par ailleurs à sa précision

  3. Je partage tout-à-fait l’analyse. L’anglais est la nouvelle « koinè » et subit, à ce titre, les mêmes types de déformation qui ont fait passer du latin de Cicéron au latin de cuisine moyenâgeux. En fait cette langue commune n’est déjà plis de l’anglais mais du globish. Le français et la culture qu’il véhicule ne sont assurément pas assez défendus. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que l’esprit de l’anglais, les formes de pensée qu’il véhicule, envahissent nos esprits; comme on le voit dans l’application du droit, où la prise en compte des faits recule au profit de celle de l’intention, ou bien dans la pratique de la langue, où l’on voit apparaître des adverbes comme « possiblement », des calques de structure et autres « barbarismes ».
    Il faut effectivement apprendre aux petits Français à devenir bilingues ou trilingues, en séparant bien la langue anglaise, effectivement notre cousine, de la langue française. Non à l’osmose !

  4. Tout à fait d’accord avec vous (Yves Montenay) sur la défense du français… les vrais traîtres étant les Français eux-mêmes qui utilisent sans raison du vocabulaire anglais, malgré les efforts de la commission de terminologie : digital remplace numérique, coach entraineur… Pourquoi beach-volley et non volley de plage ? Binh a raison : un Français bilingue traduira spontanément le mot anglais en français, comme ce directeur de British Airways, dans un colloque sur l’organisation aėroportuaire, disant « moyeux » plutôt que « hubs » !

  5. L’anglais ne peut pas être assimilé à un nouveau latin (d’aujourd’hui), puisque le mécanisme d’introduction (antiquité) du latin sur le territoire gaulois ne correspond pas strictement à celui de l’introduction de l’anglais en France et dans le monde (Moyen Âge, voire encore plus tard). Le latin a été la langue de l’occupant puis celle de ses descendants installés et croisés avec les Gaulois: cette domination s’est effectuée sur des populations non encore structurées par un État puissant et uni, capable d’imposer une langue stable et reconnue par tous. Les Gallo-Romains, finalement, ont vite parlé latin. Nous continuons d’ailleurs, de fait, à parler latin (mais transformé au fil du temps, et diversifié selon les différents territoires de la France). Par contre; l’anglais n’est pas la langue d’un occupant (ou si peu de temps, ou si localement, en Aquitaine donc), c’est clairement une langue étrangère (même si elle nous est très cousine, même si elle est très…française). Bref: on ne peut pas avoir, en tant que Français modernes (depuis le Moyen-Âge, par ex) un rapport à l’anglais comparable à notre rapport au Latin: nous parlons latin, pas anglais. Donc, l’anglais est dès le « départ », une langue étrangère aux Français: ce qui est, finalement, une bonne chose pour se motiver à cultiver la langue française (en prenant soin de pas la compliquer sans raison, car le français ne résistera pas au goût moderne pour l’efficacité, et la simplicité. On aime ou on n’aime pas cette évolution pour la simplicité et la compétition entre les langues, mais elle est factuelle, je crois). Et pour cultiver la langue française, il faudra aussi cultiver (ou retrouver…!) une puissance économique (française ou francophone) qui la porte et qui la mette en « valeur » (au sens propre du terme, presque). D’où l’intérêt de promouvoir la francophonie économique, comme on tente de le faire au Québec. Une puissance économique française ou francophone serait la meilleure alliée d’une francophonie efficace. A condition, en parallèle, de bannir la technique de l’Écriture Pointée Prétendue Inclusive (EPI) qui est illisible, qui est impossible à écrire plus de 2 lignes, qui n’a aucune règle, et qui (SURTOUT) va faire fuir les Étrangers et même les Francophones…!

    1. Bien d’accord, je ne parle d’ailleurs pas de introduction du latin en France, mais du fait que c’était une langue apatride au Moyen Âge, comme est en train de devenir l’anglais (et dans une moindre mesure le français en Afrique). Beaucoup d’anglophones d’aujourd’hui sont antiaméricains et beaucoup de francophones africains sont anti-français

      1. Je suis en désaccord total avec votre affirmation que l’anglais serait « apatride ». L’anglais est la langue privilégiée, vivante, quotidienne, du monde anglo-saxon (États-Unis et Grande-Bretagne essentiellement). Les autres pays n’utilisent l’anglais que sporadiquement (heureusement !), raison pour laquelle l’anglais ne permet pas d’avoir accès aux productions intellectuelles de ces pays (p.ex. près de 100% de la production intellectuelle du Brésil est en portugais). Connaître l’anglais vous permet tout au plus d’avoir accès aux productions des pays anglophones ; celui qui ne connaît que l’anglais, se prive donc d’accéder à toute culture autre qu’anglophone. Tous les chemins mènent à Rome ; tous les chemins de l’anglais mènent au monde anglo-saxon. En ce sens, l’anglais n’est pas international, mais strictement national, d’autant plus que les anglophones de naissance sont parmi les moins bilingues de la planète (si je voulais provoquer, je dirais que sous ce rapport le néerlandais, dont les locuteurs sont souvent polyglottes, est plus international que l’anglais). D’autre part, la comparaison avec le latin ne tient pas. Au Moyen Âge, le latin n’était la langue maternelle de personne, alors que l’anglais est la langue première de la population de quelques grands pays puissants, au premier rang desquels les États-Unis, pour qui l’anglais est un des piliers de sa puissance impériale, au même titre que leurs moyens militaires et que le « privilège exorbitant » qu’est le dollar.

        Certains ici rêvent d’instaurer en France un régime de diglossie : telle langue pour certaines sphères d’activité, telle autre pour le reste. Or, ces situations de diglossie (surtout quand une petite langue — danois, lituanien — cohabite avec l’anglais, ce dernier prenant à son compte toutes les activités nobles et reléguant l’autre aux arrière-cours et arrière-cuisines) ces situations de diglossie, dis-je, sont instables, et aboutissent finalement, par glissement progressif, au fur et à mesure que s’accroît la part laissée à la langue supposée prestigieuse, à la disparition totale de la langue de second rang. Il y a dans l’histoire universelle une foule d’exemples d’une telle évolution.

        Au risque d’être un peu long — qu’on veuille bien m’excuser —, je voudrais revenir sur le cas des Pays-Bas, évoqué ci-haut par un commentateur. J’ai lu il y quelques années que dans ce pays, 80% des enseignements dans le supérieur sont désormais dispensés en anglais. Je me souviens (le néerlandais est mon autre langue maternelle) qu’au milieu des années 1990, le ministre néerlandais de l’Éducation nationale avait préconisé que l’enseignement universitaire se donne entièrement en anglais. À cette époque, il y avait eu une levée de boucliers, mais surtout une réaction d’incrédulité ; personne n’imaginait une telle chose possible. Or, aujourd’hui, c’est donc un fait accompli ; la chose est passée comme une lettre à la poste, avec à peine quelques protestations de la part des étudiants. On ne peut qu’être très pessimiste, le néerlandais (23 millions de locuteurs, tout de même) pourrait fort bien disparaître à la génération suivante. Par conséquent, je suis d’accord avec l’éminent taulier du présent blog quand il déconseille le bilinguisme généralisé en France, dont les effets sont imprévisibles (ou par trop prévisibles). Au contraire, le souci des pouvoirs publics doit être de faire en sorte que l’immense majorité de la population française puisse se passer de l’anglais pour son information et son instruction, objectif qui ne doit pas être très compliqué à réaliser, si du moins la volonté, et le désir de survivre, existent.

        1. Lisez bien mon article : j’explique que nous sommes dans une période de transition où l’anglais est de plus en plus utilisé indépendamment des anglo-saxons, voire par des opposants à ces pays. Je suis d’accord sur le fait que les anglo-saxons sont les moins bilingues de la planète (c’est même publié sur la page de garde de mon livre), ce qui commence à leur faire du tort d’après The Economist : dans un recrutement international, ils passent après les bilingues.

  6. Adolescent début des années 60, j’ai eu la chance de passer un mois au Liban par des parents expatriés un temps dans le cadre de leur activité professionnelle. J’étais très impressionné d’entendre leurs amis, relations professionnelles libanaises commencer une discussion en français pour la poursuivre en arabe, passer à l’anglais sans que le sujet de la discussion ait semble t-il changer entre temps et passer sans fin d’une langue à l’autre. Où était « le latin  » où était la langue vernaculaire ?
    Bien plus tard dans la fin des années 1990, suite à une mission à Madagascar j’ai eu l’occasion de faire connaissance d’une famille malgache relativement modeste dont la jeune fille bien que francophone très moyenne a entamé une carrière d’enseignante de français. Grâce à Internet je correspond toujours avec elle alors qu’elle a de c maintenant 20 ans de carrière derrière elle et que son niveau de français s’est bien amélioré, mais ce qui m’étonne c’est que durant toute cette période elle n’ait eu aucun stage de formation sauf dernièrement où une réunion des profs au niveau de son académie avait pour thème « comment améliorer l’enseignement du français » mais dans le cadre et le style du pédagogisme qui fleurit chez nous et que personne n’y comprend rien. Dommage;

    1. Merci pour ces deux illustrations. Je connais bien le Liban et Madagascar. Malheureusement depuis les années 60, l’anglais a fait d’énormes progrès au Liban du fait de l’émigration chrétienne. Tout cela ne contredit pas mon article : le latin du Moyen Âge n’a pas empêché le progrès du français, et le fait que ce soit ce latin soit une langue apatride ressemble à ce qui est en train de devenir l’anglais.

  7. Petite réponse à Varlet.
     » sommes-nous conscients des conséquences d’un tel bilinguisme? »
    Dans votre question, il y a un « TEL », ce qui signifie que vous auriez identifié LE (en référence à TEL) bilinguisme auquel je pensais.Or, comme je ne l’ai pas précisé, ni expliqué, je ne vois pas comment vous avez fait….
    Votre question, en tout cas, est légitime : il y a bilinguisme et bilinguisme (en effet, je suis resté flou).
    Si on fait du bilinguisme qui marginalise le français, évidemment le français disparaîtra dans le contexte en cours (concurrence avec une langue internationale). Par exemple, faire du bilinguisme en maternelle, alors que les enfants ne maîtrisent pas encore le français, c’est suicidaire. Beaucoup de linguistes et de psychologues le disent.
    Il faut donc d’abord maîtriser sa première langue (en en tout cas, il faut qu’une langue soit identifiée comme prioritaire dans le contexte concurrentiel en cours) pour que cette première langue ne soit pas oubliée face à la langue internationale (ou 2ème langue). Grosso Modo: l’anglais (apprentissage) dans le Primaire, sans éliminer la priorité du français, me semble une bonne chose. Et surtout, promouvoir le bilinguisme au lycée..
    Mais, en fait, tout repose surtout (pour résumer) sur la façon dans les Français sont capables de défendre leur langue: même sans une éducation parfaite au bilinguisme (par exemple: monolinguisme français traditionnel , comme c’est encore le cas), les Français sont capables d’oublier leur langue (ils le font déjà dans certains milieux éduqués…au monolinguisme). Le problème n’est donc pas vraiment le bilinguisme: le problème, c’est les Français !
    Ériger une éducation française hostile à une langue internationale, ce serait suicidaire pour la langue française, dans le contexte en cours (je répète) où l’anglais est devenu international , non pas à cause de la méchanceté anglo-saxonne ou de l’impérialisme anglo-saxon, mais à cause des Français eux-mêmes (faiblesse économique, faiblesse politique). Se refermer sur soi, sur un pays tout petit et rabougri économiquement ou politiquement, ce serait pousser les Français à abandonner leur langue: vos exemples sont judicieux, les pays que vous citez sont de petits pays qui n’ont pas d’autre choix (pour sauver leur langue) que de s’ouvrir à une langue internationale pour exister eux-mêmes. Or la France est (devenu) un petit pays. Si on voulait que le français soit la seule langue parlée demain par les Français, il faudrait que la France devienne une puissance économique (et militaire, au passage) mondiale: or….c’est mal barré !
    Donc le bilinguisme est la bouée de sauvetage des Français et donc de la langue française.
    Et soyons clair: une langue internationale, c’est plutôt une bonne chose (même les anti-américains primaires, en Russie en Chine en Europe et ailleurs, utilisent l’anglais sans scrupule, dans la mesure où ils savent défendre leur langue, où est le problème ?), d’autant que l’anglais est plutôt une langue internationale facile pour les Français.
    Cordialement

    1. Kouchner, sors de ce corps ! Thèse absurde : faire campagne pour l’anglais, le présenter comme la seule langue véhiculaire possible, comme outil indispensable, serait œuvrer à sauvegarder la langue française ! Ce que vous voulez, c’est instaurer une diglossie, situation désastreuse à terme pour la langue de second rang ; voir mon autre commentaire. Quant aux Chinois et aux Russes, ils n’ont décidément toujours pas compris que l’anglais est un instrument de domination au service des États-Unis, un privilège exorbitant, au même titre que le dollar et la force militaire. Qu’attendent-ils pour adopter l’espagnol, beaucoup plus cohérent que l’anglais, dont tous les sons — consonnes et voyelles — sont familiers aux Russes, avec en outre une orthographe presque parfaitement logique et une culture littéraire qui n’a rien à envier à l’anglo-saxonne.

      Autre remarque : l’anglais n’est pas apparenté au français. L’anglais est une langue indéniablement germanique, dans sa structure syntaxique et son vocabulaire (dans la façon dont ce vocabulaire est construit), et s’apprend donc beaucoup plus facilement au départ du néerlandais ou d’une autre langue germanique qu’au départ du français. Les quelques mots français qu’on trouve en anglais ne sont qu’un élément superficiel, qui ne permet pas de le cataloguer, ainsi que qu’on le voit faire quelquefois, comme une langue romane. L’allemand est tout aussi truffé, ou presque, de mots français et latins, il suffit d’ouvrir au hasard le dictionnaire pour s’en convaincre.

      1. Où avez-vous vu que je fais compagne pour l’anglais ? Je passe mon temps à le faire pour le français (Lisez mes livre et mes articles), et je vois que certains arguments sont contre-productifs. C’est article expose ce que je pense être de bons arguments ou des bonnes attitudes. J’ai convaincu plusieurs commerçants de retirer l’anglais de leur vitrine, ça n’aurait pas marché si je leur avais dit au départ « vous êtes un traître », « vous êtes vendus aux Américains », « l’anglais n’est pas une langue internationale » etc.

        1. Mon commentaire était une réponse au commentaire précédent de Binh. Il ne concernait pas votre billet.

  8. Pour que la France puisse redevenir une grande puissance économique (et que sa langue puisse attirer le monde), il faudra qu’elle sache rompre, un jour, avec les blocages récurrents d’une minorité violente (cette semaine comme tant d’autres fois) qui la mine dans ses activités ou ses projets productifs (ex: aéroport de Nantes), et qui, d’ailleurs, l’empêche de produire des richesses à partager (sauf à emprunter sans fin).

  9. Un commentaire à ceux de notre collègue Schmerzende Schärfen.
    La détestation de l’anglais ou du monde anglo-saxon (justifiée ou pas), ne suffit pas à discréditer l’usage de cette langue comme langue internationale: ça ne se passe jamais comme ça dans l’histoire linguistique de l’humanité. Personne n’a jamais choisi sa langue en arrivant au monde, et l’histoire des langues sur n’importe quelle territoire humain est une histoire de domination (économique surtout, donc sociale, puis administrative. Militaire si jamais elle réussit à installer, et pérenniser, une domination économique).
    Les souhaits abstraits et idéologiques de notre collègue de promouvoir le portugais ou l’espagnol, voire le néerlandais, sont tout à fait respectables et justifiés, mais ce n’est pas un choix d’Intellectuels (je n’ai pas dit d’Intelligents), ou d’artistes et de poètes qui détermine l’utilisation d’une langue dans le travail et les échanges économiques ou sociaux internationaux: c’est bel et bien l’utilité communicative, ou l’efficacité commerciale d’une langue qui guide les acteurs économiques et sociaux (marchands, universitaires, scientifiques, etc).
    Personne n’est dupe de ça: ni les Russes, ni les Chinois ! Il faut arrêter d’infantiliser (et de mépriser) les nations indépendantes et culturellement riches que les considérer comme stupides parce qu’elles adopteraient l’anglais, en ce moment (rien n’est acquis et gravé dans le marbre, d’ailleurs, sur ce sujet…). Beaucoup de Chinois utilisent l’anglais sans avoir le sentiment d’être soumis à l’impérialisme américain.
    L’utilisation de l’anglais est bel bien lié à la domination anglaise puis américaine de l’économie mondiale, surtout au 20ème siècle. Tout le monde le sait ! Ce n’est pas une découverte. Et je dirais: et alors ? Où est le problème ? Si c’est un problème « esthétique » (je n’aime pas l’anglais, je préfère l’espagnol), il est résoluble immédiatement: apprenons aussi l’espagnol (dans les pays démocratiques, tout le monde peut le faire). Si c’est un problème de « langue internationale » officielle, rêver d’une langue imposée (par qui ?) relève de la démarche bureaucratique et autoritaire la plus naïve: ça ne marchera jamais, et ça n’a jamais marché, parce qu’une langue c’est d’abord un outil de communication (économique, sociale) très pratique portée par des Humains très pratiques, qui ne cherchent pas à savoir (tels des Psy de bazar) si telle ou telle langue est dominatrice, ou coloniale, ou méchante, ou belle, ou noire, ou blanche, ou sexiste, etc. (Je ne fais la liste du discours militant Woke ou néo-avant-gardiste-culturalo-maoïste).
    D’ailleurs, au passage, l’espagnol n’a t-elle pas été une langue de colonisateurs (particulièrement cruels) ? Demandons aux Indiens d’Amérique….Même question pour le portugais (en Afrique, et en Amérique, évidemment).
    Rentrer dans un raisonnement qui essentialiserait les langues (biologiquement ? nationalement ?) c’est entrer dans un débat réactionnaire dans lequel se sont vautrés tous les fascismes du monde.
    Au Vietnam, pays qui s’y connaît en anti-colonialisme (français ou chinois) et en anti-impérialisme (américain) , on a adopté l’anglais comme langue internationale, non le français ou le chinois (langues de colonialistes): Les Vietnamiens seraient-ils des idiots, comme les Russes ou les Chinois (qui « n’ont décidément toujours pas compris que l’anglais est un instrument de domination au service des États-Unis » comme c’est écrit) ?
    Qui va « éveiller » les Vietnamiens, les Russes ou les Chinois ?
    Qui va rééduquer ces peuples ?
    Attention aux projets de rééducation de la planète..
    (Au Vietnam, au passage, je signale que même les anciens combattants anti-américains adorent ce peuple…..)
    Sur le plan strictement esthétique (ou…. »intello », ou « bobo », etc), bien sûr, il est juste de rappeler et dire: vivent toutes les langues, et vive la diversité culturelle. Mais défendre cela passe forcément par la haine de l’anglais (et des Anglo-saxons) ? Au contraire, si on entre dans cette attitude politique quasi-raciste, on va engendrer la haine de beaucoup de langues et donc leur disparition. Si on veut que l’espagnol, ou le français ou le néerlandais (etc) soient des langues internationales, alors que les Espagnols, les Français ou les Néerlandais attirent (démocratiquement et non administrativement) le monde à eux, et donc à leurs langues ! Au travail donc……

  10. Juste 2 infos pour illustrer comment la langue française peut sombrer, en Afrique comme ailleurs:
    1) « Après avoir perdu sa place de premier partenaire commercial de la Tunisie – détrônée par l’Italie – la France perd son titre de premier investisseur au Maroc ».
    Article sur:
    https://www.tunisienumerique.com/maroc-la-france-detronee-par-les-usa-apres-la-grosse-tuile-en-tunisie/
    2) « Le décrochage de la France en matière d’innovation a largement contribué à sa perte de compétitivité »
    Tribune récente des économistes Aghion et Antonin dans La Tribune (je n’ai pas gardé le lien URL)

    1. C’est partiellement vrai, mais une langue n’est pas seulement un outil économique. Il y a deux autres facteurs de soutien du français au Maghreb : de nombreuses familles à cheval sur un pays francophone et le pays d’origine, qui communiquent largement en français et le fait que ce dernier soit la langue maternelle ou familiale d’une partie de la population.

  11. Oui, bien sûr, la nuance (optimiste…) est pertinente et fondée. Mais pour combien de générations ? Si l »économie et les considérations pratiques des populations francophones (aujourd’hui) ne sont plus véhiculées par la langue française, sur le plan de la communication, certes, mais surtout sur le plan symbolique et culturel du prestige et du respect pour une langue associée à une puissance économique, alors rien n’est acquis (d’autant que ces territoires sont habitués à vivre avec d’autres langues très « compétitives » : l’arabe évidemment, et l’anglais).

    1. Dans plusieurs générations, je ne sais pas ce que ce seront devenus non seulement le français mais également l’arabe et l’anglais. Juste pour le plaisir de la prospective, ce dernier sera peut-être devenu un descendant du globish, différent de la langue parlée en Angleterre et aux États-Unis

Répondre à Yves Montenay Annuler la réponse.