La Turquie a pris un poids important en géopolitique. Ce n’est qu’un retour à la situation d’il y a quelques siècles, où elle pesait du tout son poids sur l’Europe. D’où l’intérêt de revenir sur son histoire, qui obsède son président et est souvent mal connue en France.
L’histoire longue
Les origines
Les Turcs s’installent en Mongolie au cours du troisième millénaire avant Jésus-Christ. Vers -200, ils peuplent l’Asie centrale et y remplacent les Scythes.
Le premier empire du nom de « turc » fut fondé en 552. et donna les premiers textes de la littérature turque
Vers la fin du Xe siècle, les Turcs se convertissent à l’islam. C’est également le début de la dynastie seldjoukide. Cette dynastie conquiert une grande partie du Moyen-Orient
En 1071, Ils écrasent les Byzantins à Manzikert, ravagent la Cappadoce, dont la population orthodoxe se réfugie dans les souterrains qui sont aujourd’hui une attraction touristique. Ce qui restait de cette population a été envoyée en Grèce dans les années 1920.
Pris entre les Croisés et les Mongols, les Seldjoukides sont remplacés par les Ottomans en 1299.
L’empire ottoman
La grande date de cette époque est la prise de Byzance en 1453. Certes l’empire byzantin était alors réduit à presque rien, mais cette victoire aura des conséquences importantes.
Chez les Ottomans, c’est une consécration, et leur chef se proclamera bientôt « calife», c’est-à-dire successeur du prophète Mahomet, et devient donc en principe le patron de tous les sunnites.
Pour l’Europe occidentale, les réfugiés byzantins sont une des sources intellectuelle et artistique de la Renaissance, tandis que d’un point de vue géopolitique, l’Empire Ottoman bloque plus que jamais l’accès à l’Inde et la Chine.
Les Portugais vont contourner les musulmans par le sud, en faisant le tour de l’Afrique jusqu’aux Indes, tandis que les Espagnols, avec Christophe Colomb, vont chercher ces mêmes Indes en naviguant vers l’ouest. Ils croient y arriver : « Nous sommes en Inde et voici les Indiens ».
La Renaissance intellectuelle et artistique se double ainsi de l’extension de l’Occident aux Amériques, puis à une grande partie du monde asiatique.
Revenons aux Turcs.
En 1517, le sultan Sélim Ier met fin au Sultanat mamelouk et annexe une grande partie du Moyen-Orient. Son fils Soliman le Magnifique lui succède en 1520 et mène l’empire à son apogée militaire, économique et culturelle.
L’empire contrôle le Maghreb de Tripoli à Alger, ainsi que les Balkans et la Hongrie, mais il ne parvient pas à prendre Vienne lors du siège de 1529.
En Méditerranée, les ottomans prennent Chypre, puis Rhodes mais échouent devant Malte, tandis que leur puissance navale plafonne à la suite de la victoire chrétienne de Lépante en 1571.
Cette apogée prend fin en 1683, date de l’échec du second siège de Vienne.
L’empire devient alors « l’homme malade de l’Europe », dépecé pendant les 100 ans précédant la première guerre mondiale, qui voit l’indépendance puis l’agrandissement de la Grèce, de la Roumanie, de la Bulgarie…
Je rajoute une idée personnelle : ces pays sont restés à l’écart du développement occidental du fait de l’occupation turque, qui s’ajoute à la coupure entre les orthodoxies et le monde catholique, puis protestant.
Cet écart de développement (et de gouvernance) complique encore la politique européenne aujourd’hui, tant pour les membres de l’Union Européenne que pour les candidats.
En 1914, l’empire ottoman choisi le camp allemand. Une alternance de victoires, notamment aux Dardanelles, et de défaites montre que l’armée turque est moderne et puissante, et qu’elle est en avance sur l’état de l’empire.
Les militaires vont donc prendre le pouvoir pour moderniser le pays.
La création de la Turquie
L’Empire ottoman disparaît de fait au traité de Sèvres (1920).
Non seulement il perd les pays arabes, mais une part de l’Anatolie, de population grecque depuis des millénaires, est rattachée à Athènes, une autre va à l’Arménie. S’y ajoutent des « zones d’influence » française et britannique, tandis qu’Istanbul et les détroits deviennent une zone internationale démilitarisée.
Mustapha Kemal rejette ce traité et gagne la guerre d’indépendance.
En 1923,le traité de Lausanne et la création de la république turque fondent la Turquie actuelle, Ankara est choisie comme capitale, étant plus turque qu’Istamboul, alors cosmopolite…
L’armée élimine les Arméniens, puis les Grecs d’Anatolie en 1923, bref les chrétiens. Restent les Kurdes qui sont des musulmans sunnites.
Un siècle de bouleversements
Avant Erdogan, une Turquie occidentale et laïque
Les réformes de Mustapha Kamal sont bien connues. Elles sont fondées sur l’idée que l’islam est la cause de la décadence de l’Empire.
Pour se couper du monde musulman, Ankara adopte l’alphabet latin, pousse la scolarisation et donne aux femmes des droits meilleurs que ceux des femmes françaises de l’époque.
C’est une « auto–colonisation » opérée par l’armée, d’où la demi-plaisanterie : « Au village, l’instituteur militaire sera poignardé ou l’imam sera pendu ».
Après Mustapha Kémal, le régime militaire continue, toujours étatiste, ce qui freine le développement. Des associations musulmanes se développent dans une semi clandestinité.
Après la deuxième guerre mondiale, les Grecs d’Istanbul et du littoral de la Mer noire sont expulsés à leur tour, ainsi que les Grecs de la partie nord de Chypre, envahie par l’armée turque.
Erdogan et son évolution
Une démocratisation, suite à des élections gagnées par des militants musulmans, est matée par les militaires.
Erdogan, lui, va réussir avec un programme libéral qui lui donne l’appui des acteurs économiques. Le pays se développe et il devient populaire.
Il joue la carte démocrate à Bruxelles, qui le soutient pour limiter des pouvoirs de l’armée.
Erdogan s’allie avec le puissant réseau du musulman moderniste de Fetullah Gülen qui veut moderniser l’islam par une scolarisation de qualité.
Mais ils se brouillent et une tentative de coup d’Etat a lieu en 2016. La répression a été féroce, et le pouvoir devient autoritaire, contrôle les médias et pousse les « écoles d’imam » pour ré-islamiser le pays.
La situation géopolitique
Des ennemis religieux séculaires
L’empire ottoman et la sainte Russie sont des ennemis religieux séculaires.
Les six derniers siècles voient la Russie pousser vers la mer Noire.
Elle élimine d’abord les khanats musulmans d’Ukraine, et de Crimée. De 1945 à 1990, la majorité des rives de la mer Noire était sous domination soviétique.
La Russie a également annexé de fait l’Abkhazie, prise à la Géorgie.
Mais la Russie ne contrôle pas les détroits turcs. Staline fait pression sur la Turquie, qui du coup adhère à l’OTAN. Les Américains, alors en guerre froide, gagnent ainsi un allié sur le flanc sud de l’URSS.
Un allié perturbateur de l’OTAN
Cependant la Turquie est un allié perturbateur : un peuple impérial ne peut obéir aux Américains.
Erdogan le rappelle en s’attaquant aux Kurdes de Syrie discrètement soutenus par les Américains et les Français, et en achetant du matériel anti aérien à Moscou. Puis aujourd’hui en retardant l’adhésion à l’OTAN de la Finlande, et en bloquant celle de la Suède.
Et il s’oppose à la Grèce en remettant en jeu le traité de Lausanne qui la prive de son plateau continental (toutes les îles sont grecques, même au ras de la côte turque). Mais Erdogan oublie que ce traité lui donnait toute l’Anatolie…
Et l’image de la Turquie autocratique et islamiste ne facilite pas les relations dans dans l’OTAN, cette alliance de démocraties. Ce n’est d’ailleurs pas une simple image, car la diaspora turque est contrôlée par un réseau de mosquées dépendant du ministère des cultes à Ankara. Et Erdogan ne se prive pas de profiter de ses voyages officiels en Europe pour exhorter les Turcs du pays qui le reçoit à « rester Turcs » au grand agacement de son hôte local. Angela Merkel a été particulièrement choquée.
Législatives et présidentielle de 2023
Tout cela explique que l‘Occident avait joué la défaite d’Erdogan à la dernière présidentielle.
On peut certes noter que les anti-Erdogan ont pu rassembler 48 % des voix, malgré le monopole du pouvoir sur les médias.
Parmi les raisons de la défaite sans doute le mauvais choix du candidat d’opposition, âgé, moins connu que le maire d’Istanbul, et alévi, variante moderniste de l’islam, rassurante pour les laïques, mais mal vue des traditionalistes.
Et surtout il y a eu l’achat des votes, avec un déferlement d’augmentations et de promesses d’indemnisation du tremblement de terre là où on aurait « bien voté ».
Il n’en reste pas moins que c’est Erdogan qui a été réélu.
Les législatives ont donné également une majorité, certes réduite, à la coalition entre le parti d’Erdogan et les ultranationalistes.
Et demain ?
L’observation des dictatures aujourd’hui, et notamment celle de l’Iran, voisin islamiste de la Turquie, pousse au pessimisme.
Les dictatures sont extrêmement solides dans le monde entier, et il faut souvent attendre le renouvellement des générations pour les voir évoluer. L’exemple du Tchad et du Gabon montre que ce n’est même pas garanti !
Les Européens pensent que la laïcisation est un phénomène irrésistible, et qu’un jour ou l’autre, il se traduira dans les urnes.
On oublie toutefois que cette laïcisation est une évolution très lente (un à trois siècles en France suivant le choix des repères)… et que l’Iran est maintenant un pays où une large partie de la population n’est plus musulmane, en tout cas pas au sens voulu par le pouvoir. Mais ça ne change rien à l’oppression !
Yves Montenay
¿ Les différences de dynamiques démographiques entre les « occidentalisés » laics et les traditionalistes musulmans qui élisent Erdogan ?
Ca peux venir à l’esprit, car d’une part les musulmans sont réputés avoir une forte fécondité, et d’autre part parce que Erdogan a demandé aux femmes turques d’avoir trois enfants. Je suis néanmoins sceptique, car si on regarde les différents pays musulmans, on s’aperçoit que les fécondités sont très variables et dépendent plutôt degré de développement que de la religion. Concernant la Turquie je dirais plutôt qu’il y a probablement une fécondité rurale plus forte que la fécondité urbaine et que ce sont ces régions qui votent Erdogan.
Merci infiniment pour cet article très intéressant.