Si le Sahel est sorti de l’actualité française, l’extension des territoires contrôlés par les islamistes reste une menace pour l’Europe, comme le montre l’évolution de la situation depuis le retrait français de fin 2022 à fin 2023.
Le Sahel est sorti de l’actualité française, d’une part parce que l’Ukraine et la situation intérieure préoccupent davantage nos concitoyens, d’autre part parce que l’armée française et une bonne partie des Français ou des binationaux en sont partis.
Si la France n’est plus concernée directement, l’extension des territoires contrôlés par les islamistes et leurs trafics de drogue et de migrants à travers le Sahara restent une menace pour l’Europe.
N’oublions pas non plus que les pays du Sahel, notamment le Mali, ont des diasporas importantes en France. Le Carrefour des Acteurs Sociaux, qui est à leur écoute, est témoin de leur ébranlement.
Il temps de faire le point sur la situation du Sahel après le retrait français, que j’évoquais dans mon précédent article de juin 2021. Je vais m’appuyer sur des témoignages, tant des diasporas et de Français, que des éléments publiés par les revues de géopolitique, notamment Conflits et The Economist.
Pour cela, rappelons d’abord le contexte géographique et historique.
Un peu de géographie
« Sahel » est un mot arabe qui signifie « rivage », en l’occurrence la rive sud du désert du Sahara. Mais en géopolitique c’est aussi une série d’Etats. D’ouest en est : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad.
Ces Etats ont des frontières qui ne correspondent ni à des limites géographiques ni à des groupes de populations. Elles ont été établies par les Français qui avaient colonisé toute la région, et avaient largement favorisé l’Algérie en lui attribuant une grande partie du Sahara qui n’avait jusqu’alors rien d’algérien. Mais « pour éviter des guerres sans fin » les Etats africains se sont mutuellement engagés à ne pas remettre ces frontières en question
Au nord du Sahel, nous sommes au Sahara c’est-à-dire dans une zone très sèche où de rares éleveurs vont d’une prairie très provisoire à une autre, avec des haltes à quelques rares puits (« bir » en arabe, que l’on retrouve dans beaucoup de noms de lieux).
Ces éleveurs étaient également des commerçants qui échangeaient des produits maghrébins contre des produits subsahariens, notamment de l’or ou des esclaves. Ce dernier commerce a été arrêté par les Français, mais est remplacé aujourd’hui par le trafic de migrants.
Peut-être à cause du changement climatique, on admet aujourd’hui que le nord du Burkina Faso fait partie du Sahel.
Les populations du Sahara sont des tribus arabes ou des tribus berbères (les Touaregs parlant tamashek et utilisant parfois l’alphabet tifinagh). J’expose par ailleurs (voir la photo de cet article) l’usage que font de cet alphabet les gouvernements algérien et marocain.
Une exception à ce paysage désertique est le fleuve Niger qui, partant du « château-d’eau africain » qu’est le Massif du Fouta Djalon en Guinée orientale, entre profondément dans le Sahel où il forme une sorte de delta intérieur, avant de revenir en zone humide au Nigéria.
Il dessert notamment la ville de Tombouctou, qui a longtemps été considéré comme la capitale intellectuelle de la région du fait de ses nombreux manuscrits d’exégèse musulmane en arabe.
Et puis, en allant vers le sud, l’eau est de moins en moins rare et les agriculteurs deviennent très majoritaires, ce qui explique une partie des conflits d’aujourd’hui.
Les grandes villes se trouvent naturellement dans ces zones du Sud, pour avoir assez d’eau pour leur population
Un peu d’histoire
L’histoire locale est mal connue, faute d’écriture. L’alphabet arabe était plutôt d’usage religieux qu’administratif, littéraire ou scientifique, et n’était maîtrisé que par quelques « Iettrés ». Le tifinagh n’était utilisé que pour des indications topographiques, et les langues subsahariennes n’étaient pas écrites.
Il y a bien sûr la tradition orale qui parle d’empires locaux, notamment peuls (des éleveurs-commerçants), mais il ne s’agit pas d’empires au sens européen ou chinois du terme, le contrôle du territoire étant plus difficile, faute d’écriture justement, et probablement de nature féodale c’est-à-dire de fidélité clanique.
Mais aujourd’hui les souvenirs de ces empires sont utilisés par les hommes politiques au pouvoir ou dans l’opposition, pour magnifier le rôle de leur pays et souvent pour accuser la colonisation les avoirs détruits.
L’arrivée des Français colonisateurs se fit sans trop de difficultés du fait du très faible peuplement local. Cette expression « Français colonisateur » est mal comprise aujourd’hui parce qu’il s’agissait en fait d’un petit nombre d’officiers et d’administrateurs, soutenus par des militaires subsahariens d’une tribu différente pour éviter des conflits d’allégeance.
Il n’y eut en effet pratiquement pas de colons au sens maghrébin ou sud-africain du terme, c’est-à-dire de grands propriétaires terriens. Les quelques chefs d’entreprise qui vinrent petit à petit ne furent jamais nombreux, et furent encore plus rares que dans les pays côtiers humides et à plus forte proportion de population scolarisée, comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire.
De l’indépendance à la situation d’aujourd’hui
La colonisation ayant amené la paix civile, une meilleure circulation de la nourriture et un début de connaissances sanitaires, la mortalité diminua énormément. Or, contrairement à la situation en France ou en Afrique près de la côte (scolarisation depuis plusieurs générations, forte population urbaine…), la fécondité ne suivit pas la chute de la mortalité et resta élevée.
En effet, la chute de la mortalité vient de diffusion de comportements simples, comme la vaccination ou le fait de faire bouillir une eau suspecte, alors que celle de la fécondité suppose une sorte de transfert de civilisation, ce qui a lieu très lentement lorsque deux populations différentes ne sont pas en contact quotidien.
De plus, les techniques agricoles n’évoluant que lentement, les rendements augmentent moins vite que la population et la situation des paysans devient difficile. Mais celle des éleveurs encore plus, puisque les conflits avec les cultivateurs deviennent de plus en plus aigus.
Tous ces problèmes paraissent lointains dans les capitales, où l’on peut bercer la population de bonnes paroles, quitte à limiter la liberté d’information en interdisant les médias étrangers
La situation sur le terrain
En fait, sur le terrain, la situation s’aggrave sans arrêt.
Dernier exemple, le 24 août 2024, à Barsalogho au Burkina, le pouvoir donne l’ordre de creuser des tranchées autour des villages pour les protéger. La population rappelle au préfet que les islamistes ont pris l’habitude d’exécuter les civils le faisant. Le préfet insiste pour que ce soit fait. Résultat : tous les hommes du village ont été tués par les islamistes, qui ont diffusé des vidéos exposant les morts à titre d’avertissement.
Les djihadistes instaurent la charia dans les zones qu’ils contrôlent, imposant des lois strictes et des punitions sévères. La scolarisation s’arrête pour les filles et se limite à la récitation en arabe du Coran pour les garçons. Une partie de la population va se réfugier dans la ville la plus proche.
Dans un article des Nations Unies (La situation sécuritaire au Sahel reste très préoccupante, prévient l’ONU), on apprend notamment que :
- en 2024, plus de 35 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire dans la région.
Les déplacements forcés sont en hausse, avec 2 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et 132.000 réfugiés en 2021. - les conflits et l’insécurité alimentaire aggravent la vulnérabilité des populations locales.
Les troupes françaises ont certes tué de nombreux djihadistes, mais ils ne pouvaient résoudre le problème démographique, ni la sous-administration. On les tint néanmoins responsables de la situation pour demander leur départ.
La connexion avec la criminalité organisée et les rivalités ethniques
Ce qui suit concerne principalement les 3 pays où une junte militaire est au pouvoir, c’est-à-dire le Mali, le Burkina et le Niger. La Mauritanie et le Tchad, aux 2 extrémités du Sahel ex – français sont des cas particuliers que nous évoquerons ensuite rapidement.
Les groupes djihadistes collaborent souvent avec des réseaux criminels.
Cette alliance est mutuellement bénéfique : les djihadistes font payer leur soutien, tandis que les criminels bénéficient de la protection et du contrôle territorial fournis par les groupes armés.
Cette coopération se manifeste particulièrement dans :
- les trafics de drogue, où le Sahel est devenu une plaque tournante du trafic de cocaïne entre l’Amérique latine et l’Europe.
- Les trafics d’êtres humains, principalement de subsahariens voulant gagner le Maghreb pour rejoindre ensuite l’Europe
- Les trafics d’armes, cette fois à destination des djihadistes, payées avec les redevances reçues des trafiquants.
Les rivalités ethniques
Les rivalités ethniques sont exacerbées par les groupes djihadistes.
Par exemple, au Burkina, ils recrutent des Peuls, déjà mal vus par les agriculteurs, ce qui accroît encore l’hostilité de ces derniers. Au Mali, les djihadistes exploitent les tensions entre les Touaregs et les autres groupes ethniques, ainsi qu’avec le pouvoir central qui n’accepte pas leurs demandes d’autonomie.
Les civils sont souvent pris entre deux feux, subissant les exactions des groupes armés et la répression des forces gouvernementales. De plus, les conflits interethniques, exacerbés par les djihadistes, mènent à des cycles de violence et de représailles qui déstabilisent encore plus la région.
Qu’avaient donc fait les Français pour être maintenant rejetés, après avoir étaient considérés comme des sauveurs ?
Ils auraient « manifesté leur supériorité » et « donné des leçons de morale » relatives, je suppose, à la mauvaise gouvernance.
C’est d’autant plus désagréable pour les juntes au pouvoir… qu’ils avaient probablement raison sur le fond !
L’échec des gouvernants et des Russes
Pour remplacer les Français et sous prétexte de « diversifier les coopérations pour maintenir notre indépendance », on fit venir des mercenaires russes (le « groupe Wagner » bizarrement rebaptisé aujourd’hui « Africa Korps »), rémunérés par des concessions de mines d’or, là où les Français se faisaient tuer gratuitement.
Les Russes auraient mis en place plusieurs sociétés d’exploitation, avec des prête-noms africains au sommet, et seraient en train de préparer une refonte des codes miniers à leur profit.
Ces mercenaires russes sont en principe là pour aider l’armée nationale à chasser les islamistes, mais en pratique leur rôle principal est de protéger le pouvoir en place.
En fait, la raison historique de leur arrivée est la formation en Union soviétique et aujourd’hui en Russie d’une partie des militaires au pouvoir, par exemple le colonel Stadio Camara.
Plus généralement, les ouvrages d’Ernest Kakou Tigori décrivent la formation des élites africaines à ou par Moscou, même si certains, comme Houphouët-Boigny, se sont éloignés plus tard.
Vladimir Poutine a repris cette vieille tradition pour l’utiliser géopolitiquement, comme le faisait l’URSS, et rompre l’isolement relatif dont il est victime du fait de la guerre en Ukraine.
Certes, les mercenaires russes sont parfois sur le terrain avec l’armée nationale face aux djihadistes, mais ils sont alors accusés du massacre des populations locales, s’ajoutant à des défaites locales.
Ce fut le cas récemment au Mali (500 morts à Mouria d’après l’ONU) ou au Burkina (107 soldats tués, 7 prisonniers et des saisies d’armes et de matériel par les djihadistes).
Défaite également de l’armée malienne fin juillet 2024 à Tinzaouaten, près de la frontière avec l’Algérie, pays avec lequel le Mali s’est brouillé en ne respectant pas l’accord du gouvernement précédent conclu grâce à l’arbitrage de l’Algérie avec les rebelles à Touaregs du Nord.
Et les autorités ont l’aplomb d’expliquer ces échecs… en accusant la France de fournir des armes aux djihadistes !
Une répression croissante
Parallèlement, les gouvernants sont de moins en moins bien acceptés par la population pour des raisons qui s’accentuent : perte du contrôle du territoire, répression interne avec l’arrestation ou la disparition d’opposants et l’interdiction de certains médias.
Les médias réduits au silence
Le Mali vient de suspendre la diffusion de la chaîne française LCI pendant deux mois pour avoir prononcé « des propos de dénigrement, des affirmations gratuites et des fausses accusations d’exactions contre les forces armées maliennes et leurs partenaires russes » à l’occasion de la défaite de Tinzaouaten.
Cette suspension s’ajoute à celle des médias français France 24 et Radio France Internationale (RFI), très suivis. France 2 avait déjà été suspendue début 2024, tandis que que les correspondants étrangers doivent partir ou se taire.
Au Burkina Faso, LCI avait été suspendue en juin 2023 après les propos d’une journaliste sur la situation liée aux violences jihadistes, qualifiés de « fausses informations« .
L’inquiétude gagnerait une partie de l’armée, notamment au Burkina.
Au Mali, la société civile est de plus en plus sceptique : 4 ans après la prise de pouvoir du colonel Assimi GoÏta, la fin de la transition et les élections prévues s’éloignent sans cesse.
Un mot sur le Tchad, la Mauritanie et le Soudan
Le Tchad n’a pas rompu avec les Français, mais, à l’inverse du Mali, du Burkina et du Niger, ce sont des tribus du Nord, plutôt pastorales qui sont au pouvoir au détriment des agriculteurs du Sud.
La situation est un peu analogue en Mauritanie où le pouvoir est entre les mains des Arabes par opposition à leurs ex – esclaves ou aux cultivateurs-pécheurs de la rive nord du fleuve Sénégal. Dans les 2 cas, les autorités traditionnelles « tiennent » le pays et se font valider par des élections dont j’ignore le degré de liberté.
Côté anglophone, le Sahel se prolonge au Soudan qui est déchiré par une guerre civile à grande échelle entraînant une famine généralisée. L’armée régulière héritière du régime islamiste précédent se bat contre une fraction dissidente, « les forces de réaction rapide », les 2 camps méprisant également le sort des civils et bloquant l’assistance alimentaire.
En conclusion
Il est de plus en plus clair que les mercenaires russes sont d’abord là pour s’enrichir, ensuite pour défendre les régimes en place et en dernier seulement pour reconquérir la partie du pays aux mains des djihadistes. Et lorsqu’ils tentent de le faire, ils sont souvent battus et se vengent sur la population locale.
Le discours officiel des juntes au pouvoir au Mali, au Burkina et au Niger est : « nous dépendions trop de la France et voulons diversifier nos partenaires ». Par ailleurs, cette « diversification » a d’abord consisté à faire appel aux Russes et les régimes dépendent bien plus des Russes qu’ils ne dépendaient des Français.
Mais le départ des Français n’a rien résolu et, comme il était prévisible, la situation militaire se dégrade.
Plus au sud, les populations des grandes villes, encore à l’abri des islamistes, sont de plus en plus conscientes de la situation, et l’on est loin de l’enthousiasme des manifestations de soutien au pouvoir où l’on agitait des drapeaux russes.
Mais, si la société civile grogne de plus en plus, le nombre de régimes dans le monde qui se maintiennent au pouvoir contre leur propre population n’incite pas à l’optimisme.
Un cynique pourrait dire que les Français ont eu tort de se mettre du côté des démocrates, et que s’ils avaient été du côté des militaires, comme c’est un peu le cas au Tchad, ils seraient toujours là, et les islamistes ne gagneraient pas les batailles. Reste, comme nous l’avons vu, que ce ne sont pas les Français, ni les Russes, les Chinois ou tout autre qui pourront résoudre les problèmes démographiques et de gouvernance.
Cher Yves, ton article est Intéressant, comme d’habitude, et rend bien compte aussi des différences et oppositions qui existent dans ce vaste ensemble sahélien.
Quant aux Blancs et aux Jaunes, les États-Uniens ont tenté de s’installer et n’ont pas abandonné l’envie de tirer à eux un bout couverture. Que sais-tu de leurs tentatives et actions en cours ?
Quid des Algériens et des Marocains, hors Mauritanie ?
Et que réussissent encore à y faire les entreprises françaises ?
Albert Salon.
Comme développé verbalement depuis, à ma connaissance la situation des Américains au Sahel n’est pas bonne, la Chine suscite des sentiments ambivalents malgré les grandes conférences internationales : dettes, disparition des crédits accordés en payant des sociétés chinoises et des travailleurs chinois, déversement de produits en surplus en Chine plus ou moins bloqués par l’Europe et les États-Unis, mais, en sens inverse, les dirigeants africains sont « chouchoutés »
Sinon, le Maroc bloque l’Algérie sur tout le continent. S’y ajoute la brouille avec le Mali à propos de l’autonomie des tribus du Nord – Mali, arabes et touareguès