L'Asie blanche La revanche de la Turquie

L’Asie blanche : revanche de la Turquie sur la Russie ?

Pendant des siècles nous avons assisté au déclin de l’empire ottoman et à la montée de la Russie puis de l’URSS. Mais aujourd’hui on assiste à une évolution contraire, dont tire profit la Turquie.

Le récent changement de régime en Syrie a en arrière-plan la guerre d’influence géopolitique entre la Russie et la Turquie, une opposition chargée d’histoire que les occidentaux ne connaissent pas forcément.

Nos pays, tournés vers l’Atlantique et la Méditerranée occidentale, n’ont pas suivi cette rivalité qui dure pourtant depuis des siècles !

Le champ de bataille est un ensemble comprenant le Moyen-Orient, la Russie et l’Asie centrale. En effet la Russie comme la Turquie y sont actifs et on redécouvre l’Asie centrale, où s’entrecroisent les influences russes et turques et, dans une moindre mesure, iraniennes et chinoises.

Ce grand ensemble peut être appelé « l’Asie blanche ».

Mais dans ce qui suit, nous nous intéressons surtout aux jeux de la Turquie et de la Russie, en écartant le sud du Moyen-Orient, d’Israël à l’Oman en passant par l’Arabie et les Emirats, régions où la Russie et la Turquie sont moins puissantes.

L’Asie blanche et ses principaux peuples

Si les Turcs étaient au début du Moyen Âge une branche des Mongols, leur séjour en Anatolie, autour de la mer Noire et dans les Balkans, les a « blanchis », avec les mariages mixtes, volontaires ou non, pendant plus de 600 ans. Le président turc Erdogan est ainsi un blond aux yeux bleus.

Les Turcs, ou plutôt les turcophones, d’Asie centrale (Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, Azéris, Turkmènes…) sont restés à mi-chemin de leurs origines mongoles et on les qualifie parfois « d’asiates ». Mais ils sont politiquement et culturellement à cheval sur la Turquie et la Russie, par leur langue nationale proche du Turc et leur langue seconde, le russe.

Ils sont également proches de la Turquie par leur islam sunnite, provisoirement atténué par l’athéisme soviétique, tout en gardant des liens familiaux et de travail avec le monde russe. D’une part, en tant qu’immigrés en Russie et d’autre part, en tant qu’encadrés (de moins en moins) par des Russes dans leur propre pays.

Nous laisserons ici de côté les persophones (ou de langue voisine) de l’Iran, du Tadjikistan et d’Afghanistan.

Les Turcs et les Russes face à l’Occident

Les Turcs commencent à jouer un rôle important au Proche Orient en battant les Byzantins à Manzikert en 1071, en conquérant le tour de la mer Noire, dont la Crimée et le sud de l’Ukraine et en s’établissant à Byzance en 1453.

Mais Europe occidentale leur échappera à la suite de l’échec du premier siège de Vienne en 1521 et de leur défaite navale à Lépante, sur les côtés grecques, en 1571.

Néanmoins, ils gardent le contrôle du monde orthodoxe et le coupent de l’Europe occidentale.

Ces pays, dont la Russie, ne se développeront pas à la Renaissance, contrairement à l’Occident. Et il faudra les efforts du tsar Pierre Le Grand, qui régna de 1682 à 1725, et de ses successeurs pour occidentaliser très superficiellement une Russie, qui reste encore très « orientale » aujourd’hui.

C’est justement à la Renaissance que les Européens contournent l’obstacle musulman qui les coupe de « l’Orient lointain », dont la Chine et l’Inde, en faisant le tour de l’Afrique par le sud. L’Asie blanche sera oubliée pendant longtemps. Du moins par des pays de l’Occident atlantique : Espagne, Portugal, Angleterre, France et Pays-Bas.

L’Europe du Nord restera davantage en contact avec la Russie, par la Ligue hanséatique du Moyen Âge, mais dont l’importance sera justement diminuée par le rôle de l’Atlantique à partir de la Renaissance.

Et de toute façon, pour les Allemands, les Polonais et les Suédois, les Russes resteront longtemps des barbares.

Ce moindre développement de l’Asie blanche – et des Balkans eux aussi occupés par les Turcs jusqu’en 1913 – pèse encore aujourd’hui sur l’unité du continent européen.

L’Union européenne a déjà du mal à « mettre à niveau » démocratiquement et économiquement la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie. Cela s’annonce encore plus difficile pour le reste des Balkans orthodoxes ou musulmans comme la Bosnie, le Kosovo et l’Albanie.

Décadence ottomane et montée tardive de la Russie

À partir du deuxième siège de Vienne en 1683, les Turcs reculent en Europe occidentale et balkanique. Mais les Arabes restent sous la dépendance des Turcs occidentaux, tandis que les Turcs orientaux d’Asie centrale passent sous la domination russe.

La Russie repousse les Turcs en conquérant la Crimée et le sud de l’Ukraine, l’ouest de ce futur pays étant polonais puis austro-hongrois. Elle s’attribue la majeure partie de la Pologne en 1795 après le nord des pays baltes, terres des futures Lettonie et Estonie.

Mais elle reste un pays très arriéré avec une abolition du servage en 1861 seulement, soit près d’un millénaire après l’Europe occidentale et un début d’industrialisation autour de 1900, soit plus d’un siècle après l’Angleterre.

Atatürk crée la Turquie…

Si l’empire ottoman était au XIXe siècle « l’homme malade de l’Europe », les militaires turcs étaient conscients des réformes indispensables et finirent par prendre le pouvoir à la fin de la première guerre mondiale. Ils fondent un État-nation, la Turquie, en abandonnant la notion d’empire qui rassemblait des peuples différents… sous la direction des Turcs.

Les pays arabes du Moyen-Orient créés par les Anglais et les Français  – Syrie, Irak, Liban, Palestine, qui comprend alors l’actuelle Jordanie – deviennent indépendants.

L’Empire ottoman est remplacé par la république turque nationaliste, qui va massacrer les Arméniens à partir de 1915, puis expulsera en 1923 vers la Grèce les Grecs présents en Anatolie depuis la plus haute antiquité.

Le premier président de la Turquie sera le général Mustapha Kemal, dit Atatürk, « père des Turcs », de 1923 à 1938. En 1924 le califat, dernier vestige de l’empire ottoman, est aboli.

Les Turcs des origines à Erdogan

Et Lénine crée l’URSS

Parallèlement, Lénine achète la paix à l’Allemagne en 1917 en lui cédant la Pologne et les pays baltes, qui se retrouveront donc indépendants du fait de la défaite de l’Allemagne en 1918.

Dans les années 1920, l’armée rouge conquiert l’Ukraine orientale et centrale, qui s’était séparée de la Russie pendant la guerre civile. La partie occidentale sera prise à la Pologne en 1945, et vidée de sa population polonaise.

L’URSS reprend également le contrôle des turcophones d’Asie centrale qui s’étaient révoltés en 1919. Leur autonomie politique sera très théorique, le parti communiste et son encadrement russe ayant la réalité du pouvoir jusqu’en 1990.

L’URSS a-t-elle « occidentalisé » la Russie, comme les tsars s’étaient évertués largement en vain à le faire ?

Oui d’une certaine façon, avec la généralisation de l’éducation et notamment celle des femmes, et une industrialisation à marche forcée.

Mais, à mon avis, plutôt non, car l’isolement du pays par le parti communiste lui a enlevé ce qui faisait le développement européen : la liberté des débats et l’échange des idées.

Le XXe siècle et aujourd’hui

Comme le rappellent les historiens, le XXe siècle commence en 1918 avec les conséquences de la première guerre mondiale qui bouleverse la carte de l’Europe et verra l’affirmation de la Turquie et de l’URSS.

Il verra aussi le retrait de la France et de l’Angleterre du Moyen-Orient. Ce repli a été accéléré par la deuxième guerre mondiale, qui a vu la montée en puissance de l’URSS et surtout des États-Unis.

Revenons au début du XXe siècle.

En Turquie, l’action de Mustapha Kemal ressemble à celle des colonisateurs de la même époque dans les pays musulmans, mais va beaucoup plus loin.

C’est une sorte d’auto-colonisation, avec une occidentalisation imposée à une population réticente : laïcisation, alphabet latin pour se couper du monde musulman qui utilise l’alphabet arabe, droit de vote aux femmes …avant la France !

La Turquie rejoint l’OTAN en 1952 pour se protéger de son ennemi héréditaire, la Russie devenue URSS, et demande à adhérer à l’Union Européenne en 1987.

La Turquie membre perturbateur de l’OTAN

Mais elle évolue ensuite différemment : la majorité musulmane qui était muselée par Atatürk et ses successeurs militaires, va reprendre le pouvoir, au fur et à mesure des progrès de la démocratie à la fin du siècle.

C’est en effet l’armée qui était laïque.

L’actuel président Erdogan et son parti l’AKP islamo-conservateur vont profiter de la pression européenne pour la démocratisation, condition nécessaire pour rejoindre l’Union européenne, pour se débarrasser de cette armée laïque et re–islamiser le pays.

Le régime devient de plus en plus autoritaire.

La situation politique interne s’est renversée : ce sont maintenant les démocrates et les laïcs, qui représentent environ un tiers de la population, qui sont opprimés par les islamistes.

Avec les Kurdes, on arrive à presque la moitié de la population, mais, si ces derniers sont opposés au président et à ses alliés ultranationalistes, ils sont néanmoins souvent des musulmans conservateurs, du moins dans leurs montagnes d’origine.

La division de la population s’est manifestée en 2023 avec la réélection du président Erdogan avec 52 % des voix, mais, aux municipales de 2024, avec la perte des grandes villes, peuplées de Turcs et de Kurdes laïcisés.

Le poids croissant des turcophones d’Asie centrale

L’Asie centrale est un peu l’équivalent russe du Maghreb pour la France : d’anciennes colonies musulmanes sunnites, un peuplement russe minoritaire (sauf au nord du Kazakhstan, mais c’est terminé) et un réservoir de main-d’œuvre.

Ces populations se révoltaient de loin en loin contre les tsars (voir Jules Verne dans Michel Strogoff, qui fut pour moi l’occasion de découvrir ces peuples) et ont tenté d’échapper aux communistes en 1919.

Leur pays, le Kazakhstan, l’Uzbekistan, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, sont devenus indépendants après la chute de l’URSS en 1990. Le Tadjikistan également, mais je n’en parlerai pas car il est persophone.

Il faut ajouter à ces pays l’Azerbaïdjan turcophone sur la rive occidentale de la Caspienne, et la population turcophone toute la partie nord-ouest de l’Iran.

La Turquie s’y est alors précipitée et plus récemment l’Occident et la Chine. Ils retrouvent ainsi leur rôle d’il y a quelques siècles à l’époque des « routes de la soie » que la Chine essaye de remettre d’actualité.

Les armes et moyens d’influence de la Chine à l’étranger

Mais la Chine souffre d’un handicap dans la région : la sinisation brutale de sa province du Sinkiang (Xinjiang dans la carte ci-dessus), originellement peuplée de Kazakhs et de Ouïghours.

Ces Etats turcophones rassemblent 81 millions d’habitants, s’ajoutant aux 85 millions de la Turquie, soit un total de 166 millions. Ce n’est certes pas un bloc et encore moins un empire, mais ce sont des peuples cousins, et il ne faut pas oublier que la Russie ne fait « que » 146 millions d’habitants, dont 110 de Russes « ethniques », une partie importante des autres étant des musulmans sunnites, dont de nombreux turcophones natifs ou immigrés.

La Turquie pousse ses « cousins » à abandonner l’alphabet cyrillique (russe) pour l’alphabet latin, ce qui facilitera une culture commune… et la propagande turque.

Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan le Turkménistan et l’Azerbaïdjan l’ont adopté, même si le cyrillique reste utilisé avec le russe. Le Kirghizstan en débat.

Les conséquences de la guerre en Ukraine

Si l’Ukraine n’est pas spécifiquement dans « l’Asie blanche », elle fait néanmoins parti du monde orthodoxe qui en est une des incarnations. Et surtout, les répercussions de la guerre se font sentir dans toutes l’Asie blanche.

D’abord chez les turcophones d’Asie centrale, qui voient brusquement leur économie se développer grâce au transit de marchandises à destination de la Russie. En effet cette dernière fait l’objet de sanctions, et se procure les marchandises sous embargo par l’intermédiaire de ses anciennes colonies.

Ensuite, la concentration des forces russes en Ukraine a obligé la Russie à abandonner le régime syrien de Bachar El Assad au bénéfice de la Turquie.

Le rêve discret de la Turquie de retrouver une influence dans les pays arabes appartenant jadis à l’empire ottoman vient un peu de se concrétiser.

Cet épisode syrien a également affaibli l’Iran, allié de la Russie et à qui il fournit des armes.

L’Iran n’a pas pu, lui non plus, soutenir son allié Bachar al-Assad. Cela diminue d’autant son prestige chez les turcophones d’Asie centrale, où l’Iran essaye, sans grand succès, de contrebalancer l’influence turque.

Et parallèlement, l’économie russe souffre terriblement, même si les statistiques du PIB restent relativement bonnes : une partie de la population qualifiée s’est exilée, ce qui reste de la population active va dans l’armée ou la production d’armes. Le PIB semble ignorer qu’on ne mange pas les armes et les munitions…

Heureusement pour le Russe de base que des intermédiaires se chargent de vendre le pétrole et le gaz de leur pays, permettant ainsi de financer l’importation des produits indispensables à la vie courante.

En conclusion, le succès turc

C’est donc la Turquie qui est bénéficiaire de ce bouleversement de l’Asie blanche. Elle a déjà aidé l’Azerbaïdjan turcophone à écraser l’Arménie. Encore un allié que la Russie n’a pas su défendre !

La Russie veut se venger en essayant de mettre la main sur la Géorgie voisine, qu’elle a déjà amputé de l’Abkhazie (les rives de la mer Noire) et de l’Ossétie du Sud (montagnes du Caucase). Elle a pour cela truqué les élections et il n’est pas certain que les manifestations des Géorgiens puissent rétablir la situation.

Bref pour l’instant, la Turquie qui a un pied dans l’Occident et à l’OTAN et l’autre dans cette « Asie blanche » est la grande gagnante des évolutions en cours.

Yves Montenay

5 commentaires sur “L’Asie blanche : revanche de la Turquie sur la Russie ?”

  1. intéressant 1er billet 2025 . «  »Leur pays, le Kazakhstan, le Pakistan, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, sont devenus indépendants après la chute de l’URSS en 1990. » » L’intrus Pakistan à remplacer par l’Ouzbékistan :  » Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan le Turkménistan et l’Azerbaïdjan l » ».

    Comme dans bcp de régions, l’affaiblissement de la laïcité en Turquie, provient des différences de natalité entre la partie occidentalisée et la partie campagnarde lors du passage de 20 millions en 1960 à 85 millions actuellement.

    Erdogan, 70 ans, lance ses derniers feux … notamment contre les Kurdes.
    La scission de la Turquie ?

    1. Merci, l’apparition le Pakistan, totalement injustifiée, est une fantaisie logicielle de dictée. Pour la fécondité, vous avez raison, mais c’est de plus en plus du passé. Dans les campagnes musulmanes la fécondité a tendance à rejoindre le niveau urbain qui est moyen, du moins du Maroc à la Turquie
      Bien sûr ce n’est pas vrai au Pakistan et encore moins en Afghanistan

  2. Cette analyse me parait un peu simplette… Une Russie « qui souffre terriblement » ? Il se trouve que j’étais à Moscou et St Petersbourg en octobre dernier et j’ai trouvé que le niveau de prospérité et d’abondance est supérieur à celui de la France. Le plein emploi règne sauf parmi les guides touristiques germanophones, francophones et tous les autres qui s’occupaient de piloter les touristes européens qui, à quelques exceptions près, brillent par leur absence désormais. La Russie a magnifiquement contourné les sanctions et Poutine fait de toute évidence durer cette guerre d’attrition qui a eu le mérite de rendre la Russie indépendante des approvisionnements industriels occidentaux. Les Russes peuvent maintenant se permettre de faire un gigantesque bras d’honneur aux occidentaux car ils sont désormais presque totalement souverains dans tous les secteurs industriels et agricoles.

    1. J’ai fréquenté longuement les pays de l’Est. Et j’ai l’habitude des effets de façade. Même si il ni n’a pas, Moscou et Saint-Pétersbourg sont des villes favorisées avec probablement une hiérarchie politique et militaire très bien payée. Enfin, une grande partie de la production est consacrée aux armes et munitions, et ce ne sont pas des biens de consommation courante pour le Russe de base

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