Article paru dans LES GRANDS DOSSIERS de DIPLOMATIE n°44 – « La géopolitique de la France » avril-mai 2018.
Par Yves Montenay, démographe, économiste et ancien dirigeant d’entreprises dans douze pays.
Alors que l’on redécouvre la francophonie médiatisée par Emmanuel Macron, il convient de prendre la mesure d’enjeux importants, pour notre langue et notre culture d’abord – qui sinon deviendra locale puis disparaîtra –, mais également pour notre économie et notre statut mondial.
Depuis 1945, les Français s’étaient habitués au recul de leur langue. Les uns sont scandalisés, d’autres indifférents. Certains se félicitent même d’entrer avec l’anglais dans la modernité et d’œuvrer à l’unité linguistique du monde. Mais commençons par l’histoire, qui nous éclaire sur les causes de ce recul.
Le gâchis d’un passé prestigieux
Les amoureux de la langue maudissent des erreurs politiques qui ont gâché ce monument national. À défaut d’être la langue d’usage sur tout le territoire national (les trois quarts de la population parlant encore une langue régionale à la veille de la Révolution), le français était la langue commune dans toutes les cours d’Europe, et même au-delà, avant de devenir langue diplomatique, faisant foi pour les traités à partir de 1713. Il a généré les œuvres restées classiques de la Renaissance, celles reflétant la politique de « grandeur » de Louis XIV, puis celles des Lumières. Le français a ensuite véhiculé les idées de la Révolution, relayées par les romantiques, et a continué à s’illustrer culturellement pendant une bonne part du XXe siècle.
En deux siècles, nous perdons nos possessions américaines qui couvraient les deux tiers des actuels États-Unis et Canada. Le remarquable redressement entamé par Louis XVI fut perdu par la Révolution, qui coalisa l’Europe contre elle et nous détourna du grand large. Napoléon dut vendre la Louisiane aux États-Unis, recette vite engloutie dans le financement de ses guerres, qui laissèrent la France humainement et économiquement très affaiblie.
Enfin, les révolutions communistes du XXe siècle firent disparaître la francophonie russe à partir de 1917, les francophonies d’Europe orientale et d’Indochine après 1945. En 1956, la révolution analogue de Nasser et l’ignorance surprenante du gouvernement Guy Mollet mirent fin à la francophonie égyptienne, pourtant alors bien placée pour faire de ce pays qui compte désormais 95 millions d’habitants un modèle de bilinguisme franco-arabe.
Derrière ces catastrophes, deux phénomènes de fond, longtemps invisibles, furent fondamentaux : le déclin démographique et le mépris de l’économie.
Dès Louis XV, la fécondité est plus faible en France que dans les autres pays. La Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne égalent ou dépassent largement sa population, tout en peuplant les Amériques… qui la dépassent elles aussi.
Notre tradition n’est pas l’économie, mais le politique, l’administratif et la vie intellectuelle : « France, mère des arts, des armes et des lois » (1). Le commerce et les affaires sont méprisables. L’Angleterre était un « pays de boutiquiers » pour Napoléon. Les Français étaient d’abord paysans, et les nobles plus souvent à la cour pour défendre leurs privilèges que sur leurs terres, contrairement aux gentlemen farmers anglais.
L’empire du français n’était donc que culturel. Il demeure, mais est ignoré, car notre époque est d’abord celle des entreprises et de la puissance économique. Le prestige américain de l’après-guerre et les nécessités économiques vont détourner l’attention des Français de cette francophonie culturelle. La décolonisation et les guerres d’Indochine et d’Algérie voient l’opinion passer de la fierté de la diffusion de notre culture à une certaine culpabilité.
Ce n’est donc pas la France, mais trois chefs d’État africains, Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba et Hamani Diori, qui lancent la francophonie institutionnelle, aujourd’hui l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), en abrégé « Francophonie » avec un « F » majuscule. Ne pas confondre cette modeste institution internationale avec la francophonie (sans majuscule) – c’est-à-dire l’ensemble des personnes sachant parler français sur la planète, soit environ 275 millions aujourd’hui –, qui est le sujet de cet article.
Ce chiffre est récent, car la place du français dans le monde était sous-évaluée par les études internationales, réduite à 78 millions de francophones natifs. Minoration peut-être destinée à accentuer le sentiment d’un déclin inéluctable et donc le renoncement (2).
Cette francophonie, en accroissement rapide (500 à 700 millions en 2050 ?), est surtout africaine. Elle est maintenant médiatisée par le président Macron, mais occultée par des reculs du français au Nord, particulièrement en Europe.
Le repli inquiétant du français au Nord
Le réveil du Québec, à partir de 1963, ne compense pas l’affaiblissement ou la disparition des minorités francophones de l’ensemble de l’Amérique du Nord, la minorisation des Wallons en Belgique et la quasi-disparition de notre langue des organes de l’Union européenne, qui avait pourtant fonctionné longtemps en français. Cette évolution très récente date de l’élargissement de l’Union ; elle laisse supposer une étonnante ignorance ou passivité lors des négociations.
Le grand public constate l’envahissement de notre décor urbain par une publicité largement anglophone. Les publicitaires interrogés ont admis qu’ils n’avaient aucune preuve que cette utilisation de l’anglais attirait davantage de clients. Ils agissent « au ressenti » et suivent une mode qu’ils contribuent à entretenir. En entreprise, d’excellents commerçants, ingénieurs ou ouvriers ne peuvent exprimer convenablement leurs idées, et se font clouer le bec par de meilleurs anglicisants. On dit : « tout en anglais, c’est plus simple », sans penser aux compétences perdues. La situation est telle que l’on voit fleurir les théories complotistes : « la finance apatride », « l’impérialisme américain » ou tel cercle occulte orchestrerait la disparition de la langue pour obtenir celle d’une identité française qui ferait obstacle à son emprise.
Tout cela a généré quelques réactions défensives, notamment par la voie parlementaire ou judiciaire. Des associations (3) ont par leur ténacité obtenu son inscription comme langue officielle dans la Constitution (1992) et le vote de la loi Toubon (1994) protégeant l’usage du français. À la suite d’une bataille d’amendements, ces associations ont également obtenu quelques atténuations à la loi Fioraso (2013). Cette loi devait régulariser l’enseignement en anglais dans l’enseignement supérieur, largement présent au niveau Master et parfois dans la scolarité des grandes écoles de gestion.
Ses opposants soutiennent que l’enseignement supérieur est d’abord destiné à la formation des Français et que le nombre d’étudiants francophones dans le monde est à lui seul très supérieur à la capacité d’absorption de notre enseignement. C’est donc la qualité de ce dernier, reconnue pour ses grandes écoles scientifiques et de management, qui attirera les non-francophones. Comme nous n’avons pas la capacité d’accueillir des millions d’étudiants, autant attirer les plus motivés, quitte à leur offrir des cours d’été pour leur apprendre le français. Je témoigne personnellement que c’est le cas pour l’École Centrale de Pékin. Les mêmes associations saisissent la justice pour les nombreux cas de non-application de la loi Toubon et du minimum de français prévu par la loi Fioraso, avec des succès très inégaux, traduisant une ignorance et un désintérêt de la justice pour ces questions.
Ce bilan peu enthousiasmant de la situation du français au Nord commence à être nuancé par la prise de conscience de ce qui se passe au Sud, essentiellement en Afrique.
La croissance rapide de la francophonie au Sud
La multiplication des francophones africains par l’effet combiné d’une scolarisation croissante et d’une démographie particulièrement dynamique suscite l’enthousiasme des uns et les critiques des autres.
Le français : une langue coloniale ?
Parmi ces critiques, celle qui a le plus d’impact est de qualifier le français de « langue coloniale ». En effet, des gouvernements du Sud et une partie des intellectuels français « recyclent » sans cesse les problèmes coloniaux par la littérature et les programmes scolaires, c’est-à-dire les exposent comme si c’étaient des réalités contemporaines permettant de comprendre les problèmes d’aujourd’hui. Avec comme facteur aggravant que ce passé colonial est déformé par des généralisations abusives. Certains gouvernements du Sud reportent ainsi la responsabilité de leurs échecs sur la France coloniale.
Mais, en Afrique, le français n’est pas colonial pour tout le monde puisqu’il s’enracine. Ce fait, longtemps nié mais enfin (un peu) reconnu, irrite la concurrence économique et géopolitique qui pousse à officialiser l’anglais ou l’arabe à la place du français. Directement, comme au Rwanda, ou en prônant dans un premier temps sa suppression au profit de l’officialisation d’une langue locale.
C’est le statut officiel ou non du français qui conduit à distinguer l’Afrique subsaharienne du Maghreb.
Au Maghreb : le français s’enracine grâce aux entreprises
D’un point de vue juridique, le français au Maghreb est une langue qui n’est ni officielle, ni nationale ni même reconnue (des documents en français ne sont pas censés avoir de valeur juridique en Algérie, et ils n’en ont pas au Maroc où un tribunal vient de le confirmer), contrairement à l’arabe standard et – théoriquement – aux langues berbères. Il n’y a pas de données chiffrées concernant le français, car toute allusion à son importance déclenche des réactions nationalistes et maintenant islamistes. On peut néanmoins constater que la majorité de la population en a une certaine connaissance, et que les francophones de bon niveau se trouvent en général dans la bourgeoisie intellectuelle ou les affaires. Ce rôle social encourage son apprentissage.
De plus, le français, nécessaire dans certains secteurs de l’administration et dans la majorité des entreprises, PME comprises (4), est donc la langue de nombreuses écoles professionnelles. Remarquons toutefois que si les entreprises, souvent françaises, se mettaient comme au Nord à fonctionner en anglais, ces écoles professionnelles suivraient. Plus encore qu’en France, les patrons ont entre les mains un enjeu qu’ils négligent.
Le décor urbain du Maghreb est enfin une autre illustration de la présence du français. La signalisation, la publicité et les enseignes sont en général bilingues, et maintenant trilingues avec l’apparition du tifinagh (5). Les enseignes en français dominent toutefois dans les quartiers bourgeois, et celles en arabe dans les quartiers les plus populaires.
Au Sud du Sahara : le français est une langue africaine
Il a été et est encore répété que le français est imposé à des Africains qui ont leurs propres langues. Tout voyageur attentif remarque que la réalité est plus complexe.
En effet, le français est maintenant une langue africaine, familiale dans toutes les classes sociales des grandes villes de la Côte d’Ivoire, du Cameroun et du Gabon, et de la bourgeoisie scolarisée depuis deux générations dans de nombreuses autres villes. Il est également langue de communication entre ethnies et celle de tout travail formel, à l’écrit et souvent à l’oral.
La plupart des langues locales n’ont pas le « corpus » nécessaire pour être enseignées et pratiquées professionnellement à l’écrit (vocabulaire, standardisation, disponibilité de textes en tous genres, y compris manuels scolaires, modes d’emplois, juridiques…). Bien sûr, il y a des exceptions partielles, dont la plus médiatisée est le wolof sénégalais. Mais ces exceptions posent elles-mêmes des problèmes : la standardisation écarte la langue locale ou « nationale » de la langue effectivement parlée, qui évolue vite, souvent en se rapprochant du français.
L’armée française est fortement implantée en Afrique avec quatre bases militaires, cinq points d’appui (6). Le fait que cette action militaire se passe en pays francophone donne à l’armée française un avantage considérable par rapport à l’armée américaine en Irak ou en Afghanistan, pays où il faut faire à tout moment appel à des interprètes, non seulement rares mais qui risquent leur vie et celle de leur famille.
La francophonie économique : une importance méconnue
Il ne s’agit plus ici de compter les francophones, mais les marchés : peu importe que l’on y soit francophone de langue maternelle, de langue seconde ou très peu, ce qui compte est que l’on puisse y faire des affaires en français, notamment recruter, vendre et passer devant un juge.
Les marchés du Nord totalisent un peu plus d’une centaine de millions de consommateurs, ceux du Sud plus de 400 millions (7), et ces marchés représentent, ensemble, environ 16 % du marché mondial (8), une proportion qui croît avec la population africaine et son accès aux réseaux (enfin meilleur).
Voilà un enjeu colossal pour les entreprises francophones, trop souvent absentes, au bénéfice notamment des Chinois [voir l’article de P. Jacquemot p. 71]. Voilà aussi qui explique des jalousies économiques et géopolitiques (9) que l’on retrouve derrière certains partisans des langues locales qui ouvrent de fait la porte à l’arabe ou à l’anglais, malgré leur passé esclavagiste ou colonial.
Or, malgré les progrès en anglais d’une partie des jeunes générations du Nord, et d’une bien plus faible partie de celles du Sud, il est quand même infiniment plus simple et donc plus efficace et moins coûteux de travailler dans sa langue avec ses employés locaux, ses sous-traitants, ses clients. Les entreprises marocaines l’ont bien compris, qui s’implantent au sud du Sahara ; les françaises commencent à ouvrir l’œil, notamment dans le domaine des médias.
Et voilà que notre président semble avoir pris conscience de l’enjeu.
Le président Macron et le réveil de la Francophonie
The Economist, le journal de l’élite anglophone mondiale, prend très au sérieux dans son numéro du 10 février 2018 le réveil de la francophonie par Emmanuel Macron. Il s’agit d’un tournant pour ce journal qui assimile anglophonie et modernité, et jusqu’à présent ignorait la francophonie. Le journal rappelle la formation philosophique et littéraire du nouveau président et son idée que la culture française est un trésor national : « Le français est la langue de la raison, (…) la langue de la lumière » (10). Le journal informe (enfin !) ses lecteurs qu’il y a davantage de francophones à Kinshasa qu’à Paris, et qu’Emmanuel Macron n’a pas une vision nationaliste de la langue, d’où sa déclaration mal comprise « Il n’y a pas une culture française » (11), qui signifie qu’il y a maintenant une culture francophone mondiale, de Marie NDiaye à Victor Hugo, ainsi qu’il s’en est ensuite justifié.
Les sceptiques rappellent que le nouveau président est un « mondialisé » et excellent anglophone. Est-ce contradictoire pour un adepte du « en même temps » ? Et ne serait-ce pas cette vue « mondiale » qui le porte à se soucier de l’Afrique ?
le 20 mars, journée internationale de la Francophonie, le président a présenté son « plan pour le français et francophonie » à l’Académie Française. Ce plan avait été précédé par une vaste collecte de suggestions. On y a notamment vu des jeunes étrangers de tous continents dénoncer une francophonie trop liée à la France, et l’abandon à l’anglais de trop d’élites françaises.
Ce plan présidentiel a été positif sur un point important : le français n’est pas la langue de la France, la France n’est qu’une partie de la sphère francophone. C’était politiquement nécessaire car une partie des opposants à la francophonie s’appuyaient sur l’image d’une sorte de néocolonialisme français. Dans cet esprit, il insiste sur le fait que le français n’est l’ennemi d’aucune langue, mais un acteur actif du plurilinguisme.
Il a insisté sur un meilleur enseignement du français, tout à fait nécessaire certes, en y ajoutant un argument puisant : « la seule réponse à l’obscurantisme c’est l’éducation (en français) », ce qui a probablement été apprécié par les intellectuels maghrébins très inquiets des dérives de l’enseignement public en arabe.
Bref la francophonie est enfin redécouverte. Elle est un atout pour nos entreprises et notre action militaire de protection de l’Europe, et surtout que c’est la seule chance de survie de notre langue et de notre culture. Et donc le moyen d’éviter d’être des citoyens de seconde zone dans un monde modelé par le « globish » (12), ce qui serait une régression pour tous.
Mais le monde actuel étant celui des entreprises et de l’économie, c’est dans ce domaine que le match se jouera, le poids culturel du français n’ayant qu’un rôle d’appoint. Or, le fonctionnement des entreprises dérive très souvent vers un usage excessif de l’anglais. Elles estiment que la défense de la langue n’est pas leur vocation, car elles doivent d’abord survivre ou se développer. Elles ne voient pas que l’anglicisation se fait au détriment de leur propre efficacité. C’est à « la société civile », aux responsables politiques et syndicaux de les aider à en prendre conscience. C’est possible : les responsables du Québec et de la Flandre l’ont fait, au bénéfice respectif du français et du flamand.
Yves Montenay
Article paru dans LES GRANDS DOSSIERS de DIPLOMATIE n°44 – « La géopolitique de la France » avril-mai 2018.
Notes
(1) Début du célèbre poème de Joachim du Bellay, illustrant les œuvres de la Renaissance… mais loin des questions économiques.
(2) Comment les chiffres tronqués minimisent la francophonie à l’étranger
(3) Dont Avenir de la Langue Française.
(4) Voir Le français dans le monde arabe, édité par l’université Hassan II de Casablanca, et les sources de son chapitre sur le Maroc.
(5) Alphabet touareg devenu celui de tous les Berbères, officiellement du moins, car non pratiqué par les populations et les enseignants, voir Synergies Monde Méditerranéen
(6) Voir « L’Afrique : une importance stratégique multidimensionnelle encore incomprise » par d’Ilyes Zouari dans Diplomatie no 85, mars-avril 2017, p. 58-61.
(7) Ces 400 millions représentent l’ensemble des marchés du Sud, c’est-à-dire le total des populations des pays dans lesquels on peut faire des affaires en français, et non le nombre de francophones. (voir tableau ci-dessus)
(8) Gouvernement > La Francophonie
(9) Voir Le poids de la francophonie africaine génère des réactions hostiles vue de l’extérieur sur ce site.
(10) Discours d’inauguration du Louvre d’Abu Dhabi.
(11) Dans un meeting électoral, le 4 février 2017, à Lyon.
(12) Version simplifiée de l’anglais n’utilisant que les mots et expressions les plus courants de la langue. Et des phrases réduites à « sujet, verbe, COD » ne permettant pas une argumentation fine.
Pour aller plus loin
- ICEG Association
- La Langue française : une arme d’équilibre de la mondialisation, par Yves Montenay et Damien Soupart (Les Belles Lettres, février 2015)