Bilinguisme en Afrique

L’offensive anti-française en Afrique y menace les systèmes scolaires

Mise à jour du 21 décembre 2019

Les réactions anti-françaises se multiplient au Maghreb et au Sahel, où pourtant des soldats français se font tuer. (*)

Rappelons que l’armée française a sauvé le Mali au tout dernier moment de l’offensive éclair des djihadistes sur Bamako le 13 janvier 2013. Cela suite à l’appel au secours du président malien le 10 janvier et avec la bénédiction de l’ONU le même jour.

Or on constate une attaque générale contre la langue française en Afrique, continent dont la francisation linguistique est le seul espoir pour le français de rester une langue internationale, et est également un facteur fondamental de développement pour les pays africains.

Cette attaque s’ajoute à la pression anglophone mondiale, mais est d’une autre nature. Sa violence depuis quelques mois laisse supposer une vigoureuse action étrangère ou islamiste sur les opinions publiques par les réseaux sociaux.

Cela justifie probablement l’invitation des présidents des pays du G5 Sahel (Mali, Burkina Faso, Mauritanie, Niger et Tchad) à Pau par le président Macron pour remettre à plat l’opération Barkhane au Sahel. Cette invitation avait été qualifié de « convocation » par des médias anti-français.

L’attaque des djihadistes au Niger a été l’occasion pour Emmanuel Macron de remplacer cette réunion par un voyage en Afrique pour réaffirmer son appui aux pays menacés. Il a rendu visite aux troupes françaises de Côte d’Ivoirede pour le repas de Noël, puis est allé au Niger ce 22 décembre.

Le texte qui va suivre concerne la situation du français en Afrique. Il est antérieur à la crise actuelle et découle de contacts plus techniques qui ont lieu depuis années au Département de français de l’université Legon au Ghana. Néanmoins cette crise éclaire certaines de mes affirmations.

C’est une mise en garde contre le bouleversement scolaire « exigé » par certains Africains, qui à mon avis serait un facteur de divisions supplémentaire pour l’unité et le développement de ces pays.

La question du bilinguisme scolaire en Afrique francophone

En Afrique « francophone », le français est en général langue d’enseignement, alors que l’élève est réputé ne pas le connaître encore.

D’où l’idée de faciliter sa scolarité en utilisant au début sa langue maternelle. En oubliant que cette langue maternelle est maintenant le français, notamment dans les principales villes du Gabon, du Cameroun et de Côte d’Ivoire.

Cette idée simple d’un enseignement initial en langue maternelle autre que le français fait l’unanimité. Du moins tant qu’on reste au niveau des principes.

Si l’on va plus loin, on s’aperçoit d’une part qu’elle cache des arrière-pensées très diverses et surtout qu’il faut s’attendre à d’immenses difficultés en cas de généralisation.

Un consensus pédagogique qui cache parfois des arrière-pensées politiques

Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il vaut mieux accueillir un enfant dans sa langue maternelle au début de sa scolarité que de s’adresser à lui donc dans une langue étrangère.

L’UNESCO  tient ce principe pour acquis depuis de nombreuses années et en fait un élément moteur de son action et de sa communication : « le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève ».

L’Organisation Internationale de la Francophonie le reprend également à son compte à travers le programme ELAN sur lequel nous reviendrons.

Dans ce contexte, des expérimentations ont été menées introduisant l’apprentissage du français en passant par la langue maternelle. Elles sont positives.

Mais des arrière-pensées politiques compliquent la discussion : cherche-t-on vraiment un meilleur apprentissage du français ou à donner un meilleur statut à la langue locale (remarquez le glissement de « maternelle » à « locale ») pour l’utiliser à l’écrit dans la vie courante, administrative ou médiatique ?

Première difficulté dès que l’on veut être concret : de quelle « langue locale » parle-t-on ?

Certains souhaitent favoriser une « grande » langue considérée comme « nationale » et ayant vocation à devenir dominante. Mais cette dernière n’est pas partout langue maternelle. C’est le cas du wolof au Sénégal et du bambara au Mali.

Il ne s’agit alors plus de faciliter l’apprentissage du français, mais de « bâtir une nation » éventuellement contre lui.

On retombe alors dans un accueil scolaire dans une langue non maternelle, objection levée plus ou moins sincèrement en disant que la compréhension de ladite langue « nationale » est générale dans le pays. Ce qui n’est souvent que très partiellement vrai, surtout s’agissant d’enfants de 6 ans.

Toutefois, l’objet de ce texte n’est pas d’évoquer la politique, mais la faisabilité pratique de cette idée.

Il faut distinguer le dispositif expérimental de sa généralisation nationale

Passons maintenant à la différence entre expérimentation et généralisation. Les expérimentations sont menées soigneusement, et notamment la langue locale choisie est effectivement maternelle.

Par ailleurs les moyens humains nécessaires sont rassemblés, tant sur le plan pédagogique que pour obtenir la coopération des parents, notamment vaincre leurs réticences (« pourquoi apprendre aux enfants une langue qu’ils savent déjà, alors que c’est le français qui est utile »).

Enfin les expérimentations bénéficient de conditions privilégiées, du fait de l’attention qu’on leur porte et des moyens mis en œuvre.

La situation serait totalement différente à l’échelle nationale, où apparaîtraient des difficultés aujourd’hui insurmontables.

Il faut en effet bien se souvenir de l’état concret de l’éducation nationale dans la plupart des écoles publiques : enseignants malformés, mal payés donc parfois sensibles aux tentations, et absentéistes, souvent des classes uniques et surchargées.

Dans ce contexte, imaginez la difficulté de mise en place de l’utilisation de dizaines de nouvelles langues : changer les méthodes, les programmes, les manuels… sans parler du manque de moyens humains pour convaincre les parents.

Pour ce dernier point, remarquons que les écoles « communautaires » du Mali (c’est-à-dire financées par une communauté locale) choisissent l’enseignement en français.

A tout cela s’ajoutera la variété des langues à un endroit donné. Même à la campagne, il y a souvent plusieurs ethnies dans un même village. En ville le cas est général.

Au  Burkina Faso, par exemple, où le multilinguisme est défini comme « modérément complexe » avec « seulement » 60 langues nationales, dont le mooré, parlé par la moitié environ de la population

De plus une partie des élèves y sont maintenant de langue maternelle ou familiale française et devront être accueillis en français.

Il faudrait donc spécialiser les écoles par langue. Dans le meilleur des cas serait une réforme longue et difficile, et dans le pire une nouvelle source de chaos.

Pensez par exemple à la gestion des instituteurs qu’il faudrait aussi trier par langue locale, puis former autrement. Préparer un accueil de trois mois en langue locale est une chose, prolonger la scolarité dans cette langue est un défi tout autre !

L’exemple burkinabé

J’ai eu l’occasion de faire le point de cette question du bilinguisme du primaire au Burkina, où le principe en est adopté. Mais le département universitaire concerné en est seulement au recensement des langues à retenir. Il y en a une soixantaine, voire davantage si on tient compte de certaines variantes.

Faudra-t-il respecter ces dernières, ou choisir un « standard », qui ne serait donc plus vraiment maternel ?

Rajoutons que, dans les villes, les langues locales se francisent en se chargeant de mots ou d’expressions françaises ou de tournures adaptées du français. Du coup, là où la langue « nationale » est codifiée, comme le wolof « standard », elle s’écarte de la langue effectivement parlée.

Bref, pour en revenir au Burkina, on est encore très loin d’une généralisation du bilinguisme. D’ailleurs une universitaire de l’équipe chargée du recensement des langues pour un futur enseignement bilingue, me disait qu’elle avait fondé une école primaire privée où l’enseignement était exclusivement en français.

Le cas du Rwanda, passé à l’anglais

On me parle souvent du Rwanda devenu anglophone et où, selon mes interlocuteurs : « le pays se développe bien ».

Il faut rappeler que Paul Kagamé, président depuis 2000, et le groupe dirigeant sont anglophones, ont été élevés en Ouganda. Après sa prise de pouvoir au Rwanda, il a remplacé le français par l’anglais, et le développement économique de son pays sert d’argument anti français pour montrer que le passage à l’anglais est positif.

La réalité est beaucoup plus nuancée : les enseignants ont dû passer à l’anglais, alors qu’ils ne connaissaient pratiquement pas cette langue et les nouvelles générations sont mal formées.

Mais cela ne concerne pour l’instant que les jeunes et on n’en ressent pas encore tous les effets.

Les adultes qualifiés ont été élevés en français et sont toujours francophones. L’impact mesurable est donc à venir.

Par ailleurs, le Rwanda a une langue nationale que parle effectivement l’ensemble population, le kirwanda, ce qui rend cette question des rapports entre anglais et français beaucoup moins importante que dans les pays multilingues.

Il est probable que cela a atténué le choc pour les enseignants qui ont pu parler dans cette langue avec les élèves.

Enfin les statistiques témoignant du développement rapide du Rwanda sont discutées et ce développement dépend vient non du changement de langue à l’école (qui ne touche pas encore les cadres)  mais de bien d’autres facteurs, en particulier du retour à un ordre public, sévère certes, mais efficace et très utile pour la sécurité physique économique et juridique, et donc pour le développement.

Enfin, après les massacres, le pays était tombé très bas, et le rattrapage économique est normal comme en Chine et ailleurs.

Méfions-nous des vues trop générales

En conclusion, il faut se méfier des vues trop générales : il faut d’abord aller sur le terrain pour le choix de la langue locale, donc de l’instituteur.

Il ne faut pas oublier que cette langue locale sera de plus en plus souvent le français, surtout dans les grandes villes, et qu’il a souvent la préférence des parents.

Et enfin se méfier des arrière-pensées politiques : s’il s’agit de faciliter l’apprentissage du français, c’est bien, mais il s’agit d’en faire une langue seconde derrière une langue « nationale », on verra vite poindre derrière l’anglais ou l’arabe.

D’où, dans le meilleur des cas, une nouvelle transition linguistique qui déclassera les générations en place, et générera un retard corrélatif du développement.

Et en cas d’échec, une régression profonde pire que celle généré au Maghreb par l’arabisation.

C’est en effet un exemple intéressant : on a proclamé langue officielle l’arabe standard qui n’était parlé par personne, au détriment non seulement du français, mais aussi des langues maternelles dialectales ou berbères.

Le développement n’a pas touché la masse de la population qui glisse vers le fondamentalisme. Voyez ce qui se passe au Sahel avec l’élimination de l’école laïque en français et son remplacement par des écoles coraniques pour les garçons, dans un arabe qui n’est parlé ou compris par personne. Et bien sûr les filles restent à la maison.

En conclusion, utiliser la langue locale pour faciliter l’accueil des élèves et leur alphabétisation, oui.  Pas d’ostracisme comme il y en a eu en France contre par exemple le breton. L’instituteur doit pouvoir donner des explications à tout moment en langue locale …  s’il la connaît. Et d’ailleurs beaucoup le font probablement déjà en pratique.

Mais nous avons vu qu’aller plus loin sera très difficile. Et il faudra vite passer au français, car la société s’est structurée autour de lui.

Sinon ce sera l’anglais avec trois générations déclassées, ou plus vraisemblablement l’arabe et la catastrophe amorcée au Sahel.

Communication d’Yves Montenay, présentée par Yvon Pantalacci le 3 octobre 2019 à la Biennale de la langue française à Chicago : « Bilinguisme, plurilinguisme : mythes et réalités. Quels atouts pour la francophonie ? » ).

 

(*) 13 militaires français de l’opération Barkhane au Mali sont décédés le 25 novembre 2019 « dans l’accident de leurs deux hélicoptères, lors d’une opération de combat contre des djihadistes ». Près de 500 soldats français ont perdu la vie dans des opérations extérieures depuis l’attentat du Drakkar à Beyrouth il y a 36 ans.

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