La Tunisie est un pays que je connais depuis 70 ans. J’avais un oncle qui s’y était installé au début des années 1930. J’y suis revenu souvent depuis, et chaque voyage a renforcé mon idée d’un pays ouvert, tolérant, largement francophone… du moins relativement à d’autres pays arabes, avec, dans ces domaines, une deuxième place pour le Liban et une troisième pour le Maroc.
Un hommage à mon oncle
Mon oncle Louis Montenay était le contraire des coloniaux que l’on décrit aujourd’hui comme d’horribles prédateurs méprisants.
C’est l’occasion de dire que les coloniaux que j’ai connus n’étaient pas du tout ainsi et se sont attachés aux pays et aux habitants parmi lesquels ils vivaient.
Ils y sont d’ailleurs restés le plus longtemps possible après les indépendances, comme chefs d’entreprise ou coopérants.
Il faut dire que, derrière son apparence un peu bourrue d’entrepreneur parti de zéro, mon oncle était la gentillesse même. Il avait des amis dans toutes les communautés qui composaient alors ce pays, et dont beaucoup ont disparu depuis, comme les Français, les Juifs, les Italiens…
Il avait même pensé prendre la nationalité tunisienne mais des raisons de sécurité l’en ont dissuadé.
Il était venu en Tunisie en 1924 faire son service militaire, puis il décida de rester pour vendre du matériel agricole, la Tunisie étant depuis toujours un pays de paysans, il fut même un temps le grenier à blé de l’Empire romain.
Mon oncle s’est installé à Medjez El Bab, à 60 km de Tunis, dont il deviendra le maire. En 1940, il crée les Établissements Louis Montenay, avenue de Carthage à Tunis, où l’entreprise se trouvait encore récemment.
Pendant l’occupation allemande de la Tunisie, il se rend en Algérie, où il dirige un domaine au Puits près d’Affreville (aujourd’hui Khémis Miliana).
Après la seconde guerre mondiale, il retourne en Tunisie où il représente les tracteurs Ferguson, étend son activité au matériel de travaux publics et à un département d’usinage de moteurs. Il y développe également des activités de stockage de produits agricoles et de maintenance des matériels vendus.
Je pense qu’à ce titre, il a beaucoup contribué au développement de la Tunisie, pas tellement sur le plan technique, qui aurait fini par arriver un jour ou l’autre sans lui, mais sur le plan de l’organisation, de la maintenance et plus généralement d’une gestion axée sur l’efficacité plutôt que sur la promotion personnelle.
Je suis prêt à ouvrir la discussion avec les Africains d’aujourd’hui qui découvrent seulement maintenant le rôle et les contraintes de l’entrepreneuriat dans le développement..
Malgré les aléas politiques que je vais vous décrire ci-après, il réussira à rester sur place et à maintenir l’entreprise. A son apogée, elle rassemblera 200 personnes.
La découverte du pays
Invité par mon oncle en 1953, j’ai écouté attentivement les grandes personnes et rencontré des enfants de mon âge, la plupart très adaptés, sauf quelques uns ayant un comportement méprisant envers les Arabes, pourtant l’écrasante majorité. Je me souviens que ça me surprenait beaucoup et me rendait perplexe : on ne peut pas vivre dans un pays et dire du mal de ses habitants.
Plus tard, le livre d’André Gide « Les nourritures terrestres », qui décrit avec poésie et tendresse la Tunisie des années 1930, renforça ma sympathie pour ce pays.
Parallèlement, j’ai croisé la Tunisie au cours de mes lectures et mes enseignements en histoire : la reine Didon, phénicienne (on dirait aujourd’hui libanaise) fonde Carthage vers le 8e siècle avant Jésus-Christ.
La ville sera ensuite à la tête d’un empire, puis sera plus tard vaincue par les Romains qui réussissent à mettre des Berbères dans leur camp et transforment peu à peu l’Afrique du Nord en protectorat, puis en une de leurs provinces les plus productives.
Ils y implantent plus tard le christianisme qui sera illustré par Saint-Augustin.
Mais les Vandales, peuple germanique, détruisent en 439 cette région prospère, donnant au passage la connotation négative d’aujourd’hui à ce mot.
L’Empire byzantin se considérant comme l’héritier de l’Empire romain reprend le pays en 533, mais les Arabes le chassent en 698 et soumettent les Berbères.
Le Maghreb est ensuite détruit de fond en comble par des invasions de nomades arabes, qui détruisent l’agriculture et donc vident les villes, faisant disparaître non seulement ce qui restait du christianisme mais également ce qui restait des civilisations romaine et byzantine.
Les corsaires « barbaresques » et les Turcs s’installent à Tunis en 1534 puis de nouveau en 1574, après un bref intermède espagnol. Ils signeront en 1881 le traité du Bardo instituant le protectorat français.
Enfin, Tunisie retrouve son indépendance en 1956, et je continue à y aller.
Toutes ces lectures m’ont d’autant plus imprégné que je connaissais les lieux et les traces de toutes ces époques.
La période «néo-coloniale »
J’ai mis des guillemets à ce terme, car il a aujourd’hui une connotation négative. Cette appréciation est une erreur historique pour la Tunisie comme pour plusieurs autres pays.
Aujourd’hui on reproche la continuité avec l’époque coloniale, mais à l’époque tout le monde en était heureux, sauf probablement quelques ambitieux, et le pays se développait normalement et surtout pacifiquement.
Rien à voir avec l’Algérie ou la Guinée qui ont voulu rompre brutalement avec la France, au prix de nombreuses victimes et drames dans toutes les communautés.
Mes voyages dans ce pays m’ont évité cette erreur d’appréciation aujourd’hui très répandue.
Je rappelle que la Tunisie était un protectorat et non une colonie, donc elle avait gardé une partie de son administration traditionnelle héritée de l’Empire ottoman.
Mais ce dernier n’avait pas laissé de personnalité légitime, contrairement au Roi Mohamed V au Maroc, et, à l’indépendance, le pouvoir revint au dirigeant nationaliste Habib Bourguiba, marié alors à une Française et déclarant que « le français n’est pas une langue étrangère ».
Le choc des “ego” entre Bourguiba et de Gaulle
Ces deux géants de la politique de l’époque s’appréciaient, mais cette entente a été détruite par la volonté de Bourguiba de se présenter comme maître des événements.
En 1961, il a voulu faire partir les Français de Bizerte avant la fin de la période convenue, mettre la main sur une partie du Sahara pétrolier algérien (ce qui, dans les deux cas, a amené sa défaite face aux troupes françaises) et a nationalisé en 1964 les exploitations agricoles étrangères, principalement françaises.
Il a dit ensuite avoir pensé à des transitions plus progressives, les agriculteurs français pouvant par exemple continuer à diriger les exploitations, mais, sur l’instant, la brutalité des proclamations, et peut-être celle de certains exécutants, firent partir les Français, les Italiens et une partie des Juifs, les autres s’exilant au fur et à mesure des péripéties des conflits israélo-arabes.
Le départ des Français des Italiens et des Juifs a fait reculer la Tunisie d’un grand nombre d’années et mes voyages de l’époque me laissent une impression de plongée dans le vide.
Mon oncle perdit ses clients et une bonne part de ses employés et fournisseurs. Il se révéla pourtant indispensable au redémarrage agricole.
1985, la disparition du témoin d’une époque
Au début des années 80, je constate à Tunis l’affaiblissement de mon oncle. il mourra en 1984. Il a été à ma connaissance le dernier industriel « pieds-noir » de Tunisie, après avoir traversé la colonisation, l’indépendance, deux crises avec la France, puis le début du développement actuel de ce pays.
Le fait qu’il soit néanmoins resté illustre sa profonde intégration au pays. A son enterrement une foule en quasi-totalité arabe remplissait l’église et débordait dans la rue.
Lors de mes voyages suivants, j’ai cherché et trouvé beaucoup de gens, des ouvriers aux grands bourgeois, qui le connaissaient et en gardaient un souvenir ému.
Par ailleurs, s’agissant alors de voyages professionnels dans le contexte de travaux à suivre au Moyen-Orient, j’ai pu apprécier la qualité de nos sous-traitants tunisiens, tant des hommes sur les chantiers d’Arabie que des femmes de l’agglomération de Tunis dans les bureaux d’études.
Le règne de Ben Ali et la suite
La présidence de Bourguiba devient de plus en plus autoritaire. Il est déposé en 1987 par le Premier ministre Ben Ali, qui libéralise avec succès l’économie mais exerce une présidence autoritaire, corrompue et policière, notamment à l’encontre des islamistes.
Il faut se souvenir que, dans l’Algérie voisine, avait lieu dans les années 1990 une guerre civile marquée par des massacres islamistes.
Ben Ali est chassé le 14 janvier 2011 par le premier des printemps arabes.
En réaction, le parti islamiste Ennadha, relativement modéré par rapport à ceux des autres pays musulmans, arrive au pouvoir avec comme argument de ne pas être corrompu (et pour cause : étant dans l’opposition et ses cadres réfugiés en Grande-Bretagne).
La déception arrive dans un deuxième temps, et le parti perd les élections suivantes, mais après avoir eu le temps de nommer des foules de partisans dans la fonction publique, ce qui compliquera beaucoup le redressement économique.
En effet l’économie passe de nouveau par un creux sévère, en partie du fait des nouveaux gouvernants, mais aussi de la pandémie, qui a arrêté le tourisme de masse, la principale activité économique du littoral, l’intérieur du pays étant toujours resté pauvre.
Pendant cette époque, mes voyages ont changé de nature puisque, devenu universitaire, j’ai pu les jumeler avec des colloques, ce qui permet de rencontrer une grande partie de la pyramide sociale, pendant et après ces événements.
J’ai pu aussi constater la permanence des contradictions entre conservateurs religieux et modernistes, qui restent néanmoins relativement feutrées par rapport aux autres pays arabes, la transformation du littoral par le tourisme, puis le vide de ces infrastructures… principalement utilisées par des Algériens en quête d’un peu d’oxygène politique.
Les dernières nouvelles font de 2023 l’année d’un vigoureux redémarrage de ce tourisme. Si les Français sont encore largement présents, ce sont les Algériens et les Libyens qui viennent en tête, pour échapper aux problèmes de leurs pays.
Sur le plan politique, le désenchantement envers une démocratie qui a échoué économiquement s’est traduit par l’élection à la présidence de la République d’un relatif inconnu, Kaïs Saïed, que l’on dit à la fois traditionaliste et anti-islamiste, et en proie à une dérive autoritaire.
J’ai donc hâte de retourner sur place pour bien comprendre. Bien entendu, ne connaissant que quelques phrases d’arabe (avec, paraît-il, un accent tunisien), je compte sur la large diffusion du français dans le pays pour recueillir le maximum de témoignages.
La francophonie tunisienne
J’entends aujourd’hui des propos opposés et tout aussi ignorants sur la situation linguistique.
Certains, plutôt à gauche, disent que le français a disparu parce qu’ils s’attachent à contacter non pas le haut de la pyramide sociale, mais d’autres catégories de la population.
Les autres, plutôt à droite, imaginent un pays où tout le monde parle français.
En fait, comme au Maroc et en Algérie, l’indépendance n’a pas supprimé le français, même si le pays se veut d’abord arabe et a arabisé son enseignement.
Le français a plutôt gagné du terrain depuis 60 ans, même s’il est attaqué d’une part par l’arabe des fondamentalistes musulmans, et d’autre part par l’anglais, comme partout ailleurs et notamment en France.
La persistance du français ne vient pas d’une proximité politique des deux Etats, mais des innombrables liens intellectuels, économiques et familiaux :
- beaucoup d’étudiants tunisiens font une partie de leurs études en France, en Belgique, au Québec…
- beaucoup d’entreprises françaises ou dirigées par des franco-tunisiens ont le français comme langue de travail,
- beaucoup de familles comprennent des couples mixtes entre Tunisiens et Français, Belges, Québécois…, dont les enfants se retrouvent souvent en Tunisie pendant les vacances
Le français bénéficie aussi de sa présence dans l’enseignement public : son apprentissage commence à la troisième année du primaire. 7 ans plus tard, il devient au lycée la langue d’enseignement des disciplines scientifiques, techniques, économiques et de gestion.
Son horaire est de 8 à 10 heures hebdomadaires dans le primaire, 4 à 5 heures dans le secondaire.
Dans le supérieur, sa présence est partielle dans les sciences humaines et sociales comme la sociologie, l’histoire, la philosophie et le droit (matières partiellement religieuses, donc en arabe) alors que les matières scientifiques et techniques restent majoritairement enseignées en français.
L’enseignement privé joue également un grand rôle et est réputé de meilleure qualité.
La région Nord, de Tunis à Bizerte, est celle où le français est le plus répandu. Les entreprises et les diplômés du supérieur s’y concentrent. Ces francophones transmettent la langue à leurs enfants, notamment en les envoyant dans des jardins d’enfants francophones. L’Institut français et les deux lycées français de la région recrutent également largement.
Le constat est contraire au Sud où le français est moins répandu, comme en témoigne la fermeture, faute d’élèves, de l’école française de Sfax, la seule présente dans le Sud.
Les chaînes de télévision francophones ont reculé devant celles du Qatar et de l’Arabie, qui participent au mouvement général de détestation de l’Occident et à la diffusion des idées islamistes.
Or ces derniers, à défaut d’arabe, préfèrent l’anglais, langue neutre d’après eux, au français réputé laïque et donc anti musulman.
Ils sont bizarrement aidés par des représentants de la France « qui s’expriment en anglais partout », d’après le témoignage de Faouzia Charfi, scientifique tunisienne et ancienne ministre de l’enseignement supérieur dont je suis les déclarations.
Finalement, la Tunisie est le pays le plus francophone du monde arabe, surtout depuis l’exil de nombreux chrétiens libanais.
Des chiffres circulent, qui n’ont pas grande valeur car il n’y a pas de recensement linguistique.
Leur synthèse me fait dire qu’environ la moitié des Tunisiens peuvent soutenir une conversation en français, contre un tiers des Libanais ou des Marocains.
Le sujet est tabou en Algérie, qui me semble être à peu près au niveau du Maroc.
Conclusion : une oasis dans le monde arabe
La Tunisie est le pays arabe qui a le plus conscience que son histoire ne commence pas à l’arrivée des Arabes mais était déjà très riche auparavant, ce qui lui évite une partie des excès et des dogmatismes d’autres pays.
Sa situation au centre de la Méditerranée et à proximité immédiate de toutes les routes commerciales l’a ouverte à de nombreuses influences notamment occidentales, encore renforcées par les 70 ans de protectorat français prolongé par la période « néocoloniale » évoquée ci-dessus.
Ce moindre dogmatisme s’est traduit de plusieurs façons :
– sur le plan démographique c’est le premier pays arabe qui ait eu une politique de réduction de la très forte fécondité traditionnelle, et qui l’a réussie
– sur le plan du statut des femmes, c’est le plus occidental des pays arabes, et de bien d’autres pays, musulmans ou pas. La polygamie est interdite, et les Tunisiennes peuvent se marier à un non musulman. Ailleurs le mariage est impossible ou le mari doit faire semblant d’adopter l’islam.
– sur le plan des libertés, malgré des phases d’autoritarisme, c’est néanmoins un des pays du Sud où l’on respire le plus librement, et surtout un de ceux où la violence est la plus rare,
– sur le plan religieux, je serai discret pour ne heurter personne, mais on peut noter la liberté de comportement d’une partie de la population et certains sondages parlent de 33 % de jeunes Tunisiens qui ne se considèrent plus comme musulmans. La Tunisie semble en pointe d’une évolution générale dans le monde arabe.
Bien sûr, des Tunisiens vous diront que tout cela reste très insuffisant par rapport à la situation européenne.
Yves Montenay
La Traversée du Siècle, L’histoire depuis les années 50 et suivantes, évoquée à partir des souvenirs personnels d’Yves Montenay, féru de politique depuis son plus jeune âge.
Si vous avez manqué les épisodes précédents :
#1 – De la Corée au Vietnam (1951-54) : la géopolitique vue par mes yeux d’enfant
#2 – Algérie, Hongrie et Canal de Suez : 1954-56, tout se complique !
#3 – L’école, les Allemands et les Anglais des années 1950
#4 – Des gouvernants calamiteux et l’affaire algérienne achèvent IVe République
#5 – URSS, 1964 : un voyage rocambolesque
#6 – 1963 et la francophonie américaine
#7 – Le Sahara
#8 – Une aventure au Laos (1974-1984)
#9 – Mon Chirac (1967-1995)
#10 – Le président Senghor, français et africain
#11 – La Roumanie, loin derrière le mur de Berlin
#12 – Le Moyen-Orient autour de 1980
#13 – Entreprendre au Moyen-Orient : la catastrophe évitée de justesse
#14 – La disparition des vieilles civilisations du Proche Orient
#15 – Ma Corée
#16 – L’administration contre le terrain
#17 – Quand l’ordinateur semait la terreur en entreprise
#18 – Philippe Rossillon, héros méconnu de la langue française
#19 – Mon Afrique du Sud
#20 – Mon Ile Maurice
Cher Yves
J ai été comme d habitude très intéressé par votre article sur la Tunisie , certainement à cause de mes origines pied noir d Algérie
J avais une fausse idée de ce pays que je croyais,de part certains témoignages , très anti français et pas du tout tolérant ! Merci d avoir rétabli l vérité par votre réelle connaissance de ce pays .
J en profite pour vous présenter mes meilleurs vœux pour 2024 pour vous et tous les votres .
Très amicalement
Marc
C’est effectivement mon impression. Cela dit, dans tous les pays arabes, les contacts directs sont souvent sympathiques par opposition aux contacts officiels destinés à montrer au bon peuple que l’on est intransigeant. C’est également vrai avec les Subsahariens, ce qui n’empêche pas une hostilité officielle. Il y a aussi comme biais possible que j’aborde les gens avec une curiosité sympathique, ce qui joue sur les réponses. Bref, je ne sais pas si mon impression est représentative ou pas.
Avec mes amitiés et tous mes voeux
Yves